CHAPITRE XXVII.

« Trois fois du sombre souterrain

« Sa voix fit retentir l’enceinte ;

« Entre, ma fille, entre sans crainte,

« Et viens me conter ton chagrin. »

MICKLE.

Ce n’était pas sans quelque raison que Magnus avait comparé l’habitation de Norna à l’aire d’une orfraie, ou aigle de mer. Mais il n’y avait qu’un Shetlandais, familier depuis son enfance avec la vue des rochers de toute espèce, qui pouvait trouver quelque chose pour rire dans une pareille demeure. Elle était petite, et c’était un de ces édifices qu’on appelle dans les îles de Shetland burgh ou maison des Pictes, et duns en Écosse et dans les îles Hébrides. Il semble que ce soit le premier effort de l’architecture, le moyen terme entre le terrier creusé par un renard dans un cairn composé de pierres accumulées, et une demeure d’homme ; en un mot, une informe habitation, achevée, sans employer ni mortier ni ciment d’aucune espèce, sans le secours du bois de construction, sans voûte et sans escalier, comme on peut le voir d’après leurs restes. Quoi qu’il en soit, ces restes sont très nombreux, car on en trouve sur tous les promontoires, dans toutes les petites îles, sur tous les points qui pouvaient fournir aux habitans des moyens naturels de défense ; preuve que l’ancien peuple par qui ces burgh furent construits était une race nombreuse, et que ces îles avaient alors une population beaucoup plus considérable que d’autres circonstances ne pourraient nous porter à le croire.

Le burgh dont nous parlons avait été réparé et augmenté, à une époque moins reculée, probablement par quelque petit despote ou quelque écumeur de mer épris de la sécurité que lui offrait cette situation qui occupait la totalité d’une pointe avancée de rocher, séparé de la terre par un précipice de peu de largeur, mais assez profond. Quelques additions avaient été faites dans le style le plus grossier des fortifications gothiques : on avait garni l’intérieur de terre et de chaux, et percé quelques fenêtres pour y laisser entrer l’air et la lumière. Enfin, en y ajoutant un toit, et en le divisant en étages par le moyen de pièces de bois provenant de bâtimens naufragés, le dernier propriétaire en avait fait une tour, ressemblant à un pigeonnier en pyramide, formée par un double mur contenant encore dans son épaisseur ces galeries circulaires qui caractérisent tous les forts de cette construction primitive et qui semblent avoir été le seul abri de leurs premiers habitans.

Cette singulière habitation, construite avec les pierres détachées qu’on trouvait éparses de tous côtés, et exposée depuis des siècles aux vicissitudes des élémens, était de la même couleur que le roc sur lequel elle s’élevait, et dont il n’était pas facile de la distinguer, tant elle ressemblait, par l’irrégularité de sa forme, à un fragment de rocher.

L’indifférence avec laquelle Minna voyait depuis quelque temps tout ce qui se passait autour d’elle disparut un instant à la vue d’une demeure qui, à une époque plus heureuse de sa vie, aurait excité à la fois sa curiosité et son admiration. Même alors Minna, dont la crédulité s’accordait avec les prétentions de Norna, semblait contempler avec intérêt cette habitation singulière, et elle se souvint que celle à qui elle servait d’asile alliait le malheur et la folie au privilége de commander aux élémens, et à la fatalité d’avoir des communications avec le monde invisible.

– Notre parente, dit-elle à demi-voix, ne pouvait mieux choisir sa demeure. Il ne s’y trouve pas plus de terrain qu’il n’en faut à l’oiseau de mer pour s’y reposer. De toutes parts on ne voit que vagues écumantes et tempêtes. Le désespoir et le pouvoir magique ne sauraient avoir une retraite plus convenable.

D’une autre part, Brenda frémissait chaque fois qu’elle levait les yeux en s’avançant par un sentier difficile et dangereux, qui quelquefois, à sa grande terreur, s’approchait du bord du précipice. Toute Shetlandaise qu’elle était, et quoiqu’elle eût raison d’avoir toute confiance dans la sagacité de sa monture, à peine fut-elle maîtresse de sa frayeur, lorsque, marchant à la tête des autres, et tournant un angle du rocher, ses pieds appuyés sur un des côtés de son cheval se trouvèrent un instant au-delà du bord du précipice, de sorte qu’il n’existait qu’un vide effrayant entre sa chaussure et l’Océan agité dont les vagues mugissaient en écumant à cinq cents pieds au-dessous. Ce qui aurait occasioné un accès de délire à une jeune fille d’un autre pays, ne lui causa pourtant qu’une inquiétude momentanée, et cette inquiétude disparut à l’instant devant l’espérance de voir une semblable scène produire une impression favorable sur les organes de sa sœur.

Elle ne put s’empêcher de regarder en arrière pour voir, comment Minna passerait cet endroit périlleux, et elle ne put entendre la voix forte de l’Udaller, qui, quoique aussi tranquille lui-même que sur le terrain le plus assuré, s’écriait d’un ton qui annonçait quelque alarme : – Prenez garde, ma chère ! à l’instant où Minna, les yeux enflammés, et laissant échapper la bride qu’elle tenait en main, étendit les bras et avança même le corps au-dessus du précipice, dans l’attitude du cygne sauvage quand, se balançant et étalant ses larges ailes, il se prépare à s’élancer du haut d’un rocher dans le sein des airs. Brenda sentit en cet instant une angoisse de terreur inexprimable, et qui lui laissa une forte impression, même quand elle vit l’instant d’après sa sœur remise d’aplomb sur la selle. L’animal qui la portait avait franchi d’un pas agile et sûr l’endroit dangereux, mettant fin à la tentation, si Minna en avait éprouvé une, et faisant disparaître l’occasion d’y céder.

Ils arrivèrent alors à un espace du terrain plus uni et plus découvert ; c’était le plateau d’un isthme se rétrécissant jusqu’à l’extrémité, où il se terminait par l’étroit précipice qui séparait la portion de roc occupée par l’habitation de Norna, du corps principal du rocher. Ce fossé naturel, qui paraissait l’ouvrage de quelque convulsion de la nature, était sombre, profond et irrégulier. Il était plus étroit vers le fond et plus large dans la partie supérieure. On aurait dit que la partie du rocher sur lequel le burgh avait été construit avait été arrachée de l’isthme qu’elle terminait ; idée que favorisait l’angle qu’elle formait en s’écartant de la terre et en s’avançant vers la mer, sur laquelle elle était suspendue avec la maison qui s’y trouvait.

Cet angle de projection était si considérable, qu’il fallait une certaine force d’esprit pour écarter l’idée que cette partie de rocher, si loin de garder une ligne perpendiculaire, était sur le point de se précipiter dans la mer avec la vieille tour qui la couvrait. Des gens timides auraient hésité à y mettre le pied, de peur que l’addition du poids de leur corps, quelque peu considérable qu’il fût, ne hâtât une catastrophe qui semblait menacer à chaque instant.

Inaccessible à de pareilles craintes, l’Udaller s’avança bravement vers la tour, mit pied à terre ainsi que ses filles, et ordonna aux domestiques de décharger les provisions et de conduire les chevaux dans l’endroit le plus voisin qui pourrait leur fournir quelque pâturage. Ils avancèrent ensuite vers la porte, qui semblait avoir communiqué autrefois avec l’autre partie du rocher par un pont-levis grossier dont on voyait encore quelques restes, mais remplacé depuis long-temps par un pont stationnaire fort étroit et sans garde-fous, où l’on ne pouvait passer qu’à pied, et qui était formé de douves de tonneau couvertes de gazon, soutenues par une espèce d’arche construite avec la mâchoire d’une baleine. L’Udaller traversa ce pont redoutable du pas majestueux qui lui était habituel, et son poids menaça de causer la destruction de ce soutien fragile et la sienne ; ses filles le suivirent d’un pas plus léger, et se trouvèrent devant la porte basse et étroite de l’habitation de Norna.

– Si pourtant elle n’y était pas, dit Magnus en frappant à coups répétés à la porte de bois de chaîne noir. – Eh bien ! en ce cas, nous attendrons son retour pendant vingt-quatre heures, et nous ferons payer ce retard à Nids Strumpfer en bland et en eau-de-vie.

Comme il parlait ainsi, la porte s’ouvrit, et Minna ne fut pas moins surprise que Brenda ne fut alarmée en voyant paraître un nain d’une carrure remarquable, ayant environ quatre pieds cinq pouces, une tête d’une grosseur prodigieuse et des traits qui y répondaient, c’est-à-dire une bouche énorme, un nez monstrueux garni de larges narines noires fendues de haut en bas, des lèvres plus grosses que celles d’un nègre, et de gros yeux louches et vairons qui grimaçaient tandis qu’il regardait l’Udaller d’un air de connaissance, sans prononcer un seul mot. Les deux sœurs pouvaient à peine se persuader qu’elles n’avaient pas devant les yeux en propre personne le démon Trolld qui figurait d’une manière si remarquable dans le récit que leur avait fait Norna. Leur père, en adressant la parole à cet être extraordinaire, prit ce ton de condescendance familière qu’on emploie envers un inférieur quand on a quelque secret motif pour le ménager ou le mettre dans ses intérêts ; ton qui pourtant, par sa familiarité même, devrait offenser autant que si l’on faisait sentir toute sa supériorité.

– Ah ! Nick, honnête Nick, dit l’Udaller, vous voilà donc ! Toujours aussi vif et aussi aimable que saint Nicolas votre patron, tel qu’on le voit taillé à coups de hache pour orner la proue de quelque bâtiment hollandais. Comment vous portez-vous, Nick, ou Pacolet, si ce nom vous plaît davantage ? Voici mes deux filles, Nicolas ; presque aussi jolies que vous, comme vous le voyez.

Nick fit une grimace en s’inclinant d’un air gauche par manière de politesse ; mais ses membres mal formés, placés sur seuil de la porte, continuèrent à en obstruer l’entrée.

– Mes enfans, dit l’Udaller qui semblait avoir ses raisons pour parler à ce cerbère de façon à gagner ses bonnes grâces, vous voyez Nick Strumpfer que sa maîtresse appelle Pacolet, et certainement, pour un nain, il n’est pas mal fait. Il est aussi léger que celui qui traversait les airs sur son cheval de bois, comme vous l’avez vu, Minna, dans l’histoire de Valentin et Orson que vous lisiez dans votre enfance. Je vous assure qu’il sait garder les secrets de sa maîtresse, et que jamais il n’en a dit un seul. Ha ! ha ! ha !

Le nain difforme fit une grimace encore plus hideuse ; et, comme s’il eût voulu donner l’explication de la plaisanterie de Magnus, il ouvrit son immense mâchoire, rejetant sa tête en arrière de manière à faire voir qu’il ne restait dans l’immense cavité de sa bouche qu’un tronçon ridé de langue qui pouvait peut-être l’aider à avaler sa nourriture, mais qui n’était pas capable de former des sons articulés. Était-ce la maladie ou la cruauté qui l’avait réduit en cet état, c’était ce qu’on ne pouvait savoir ; mais puisqu’il jouissait du sens de l’ouïe, il était évident qu’il n’était pas né muet. Après avoir donné cet horrible spectacle, il paya l’Udaller en sa propre monnaie par un éclat de rire épouvantable, et d’autant plus hideux qu’il semblait excité par sa situation déplorable. Les deux sœurs se regardèrent d’un air interdit, et Magnus lui-même parut un peu déconcerté.

– Mais, mon ami Nick, dit-il après un instant de silence, combien y a-t-il de temps que tu n’as rincé avec un verre de bonne eau-de-vie ce gosier aussi large que le frith de Pentland ? Ah ! ah ! j’en ai apporté de la bonne, mon garçon.

Le nain fronça ses sourcils touffus, secoua son énorme tête, et leva sa main droite au-dessus de son épaule, dirigeant le pouce du côté de la maison.

– Quoi ! dit l’Udaller qui comprit fort bien ce signe, ma cousine a de l’humeur ? Ne t’en inquiète pas, je te laisserai un flacon pour te régaler en son absence. Sans pouvoir parler, des lèvres et un gosier peuvent avaler.

Une nouvelle grimace du nain annonça qu’il reconnaissait la vérité de cette proposition.

– Maintenant, Pacolet, dit Magnus, fais-moi place, et laisse-moi conduire mes filles à leur parente. Par les os de saint Magnus ! tu ne t’en repentiras point. Ne secoue pas la tête, mon garçon, car si ta maîtresse est chez elle, il faut que nous la voyions.

Le nain lui fit entendre de nouveau qu’il était impossible qu’on entrât ; se servant en partie de signes, et en partie de sons discordans et inarticulés.

– Ta, ta, ta, dit l’Udaller dont le sang commençait à s’échauffer, ne m’ennuie pas davantage de ton baragouin, et fais-nous place, j’en prends le blâme sur moi.

Et en même temps il saisit d’une main vigoureuse le collet du gilet bleu du nain, et, sans avoir l’air d’user de violence, il le força d’abandonner son poste, le poussa doucement de côté, et entra suivi de ses filles qui se tenaient le plus qu’elles pouvaient rapprochées de leur père. Elles concevaient des craintes de tout ce qu’elles voyaient et entendaient. Un passage tortueux et obscur dans lequel Magnus les fit entrer, n’était que faiblement éclairé par une barbacane, probablement destinée autrefois à commander l’entrée par le moyen d’une couleuvrine. À mesure qu’ils avançaient car ils étaient obligés de marcher à pas lents et presque à tâtons, les ténèbres s’épaississaient, et la lumière finit par disparaître tout-à-coup presque entièrement. Brenda, levant les yeux pour en reconnaître la cause, tressaillit en apercevant la figure pâle de Norna. Il était assez naturel que la maîtresse de la maison voulût voir ceux qui avaient forcé la consigne pour se présenter devant elle avec si peu de cérémonie ; mais la pâleur de ses traits, que les ténèbres paraissaient encore augmenter, ses yeux fixes et immobiles, son air froid et sévère qui ne promettait pas un accueil gracieux, son morne silence, l’apparence étrange de tout ce qu’on pouvait apercevoir dans sa demeure, tout augmentait l’étonnement craintif de Brenda. Magnus Troil et Minna marchaient en avant, et n’avaient pas aperçu leur singulière hôtesse.

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