« Levant d’un bras flétri sa baguette magique,
« La sorcière, dont l’œil semblait armé d’éclairs,
« Se mit à procéder à son charme mystique. »
MICKLE.
– C’est là que doit être l’escalier, dit l’Udaller en heurtant dans l’obscurité contre quelques marches de hauteur et de forme inégales ; oui, ce doit être là, à moins que la mémoire ne me manque. Et voici, ajouta-t-il en s’arrêtant à une porte entr’ouverte, voici où elle s’assied avec tout son attirail autour d’elle, et aussi affairée que le diable dans un ouragan.
Après avoir fait cette comparaison peu respectueuse, il entra suivi de ses filles dans l’appartement ténébreux où Norna était assise au milieu de maints objets que le vulgaire regarde comme des attributs des sciences maudites de Dieu, tels qu’un amas confus de livres écrits en différentes langues, des morceaux de parchemin, des fragmens de marbre et de pierres sur lesquels étaient gravés les caractères droits et angulaires de l’alphabet runique, etc., etc. On voyait dans un coin de la chambre une vieille cotte de mailles et un casque. Au-dessus d’une antique cheminée mal construite, étaient suspendues la hache et la lance qui avaient fait partie de la même armure ; sur une table étaient rangées en bon ordre quelques unes de ces haches de pierre en granit vert qu’on trouve assez souvent dans ces îles, où le peuple, qui les nomme trait de tonnerre, les garde comme un charme servant de préservatif contre la foudre. On y remarquait aussi un couteau à sacrifice en pierre, qui peut-être avait servi à immoler des victimes humaines, et un ou deux de ces instrumens de bronze nommés celts, dont la destination a troublé le repos de bien des antiquaires. Beaucoup d’autres objets auxquels on ne pourrait assigner un nom, et qu’il serait même impossible de décrire, étaient épars confusément dans l’appartement ; et sur un tas d’herbes marines sèches jetées dans un coin était un animal qu’on aurait d’abord pris pour un grand chien difforme, mais qui, dans le fait, était un jeune veau marin que Norna s’était amusée à apprivoiser.
En voyant entrer tant d’inconnus, ce charmant favori hérissa ses poils avec la même vivacité qu’aurait pu montrer un chien terrestre en semblable occasion ; mais Norna resta immobile. Elle était assise devant une table de granit brut, soutenue par deux blocs de même pierre. Elle semblait occupée à lire un vieux livre, et près d’elle, sur la table, étaient une cruche d’eau et un de ces pains sans levain qui font la nourriture des pauvres habitans de Norwège.
Magnus Troil resta une minute en silence, les yeux fixés sur sa parente. La singularité de cette habitation frappait Brenda d’une nouvelle crainte ; et Minna, malgré son état habituel de mélancolie et de distraction rêveuse, ne put se défendre d’un sentiment d’intérêt mêlé de respect. L’Udaller fut le premier à rompre le silence. D’une part il ne voulait pas donner à sa parente sujet de s’offenser ; de l’autre, il désirait lui prouver qu’il n’était pas intimidé par l’accueil singulier qu’il en recevait : il ouvrit donc la conversation ainsi qu’il suit :
– Bonjour, cousine Norna. Mes filles et moi nous venons de bien loin pour vous voir.
Norna leva un instant les yeux sur lui et les laissa retomber sur le livre qui semblait fixer toute son attention.
– Ne vous gênez pas, cousine, dit Magnus, ce que nous avons à vous dire peut attendre votre loisir. – Venez ici, Minna ; quelle belle vue on a du cap à un quart de mille environ ! Voyez ces vagues qui viennent s’y briser à la hauteur d’un grand mat. Et le veau marin de notre parente donc, savez-vous qu’il est joli ! Ici, mon garçon ; ici ! hou ! hou ! hou !
Le veau marin ne répondit aux avances de l’Udaller qu’en grondant.
– Il n’est pas aussi bien élevé, continua l’Udaller en affectant un air d’aisance, que celui de Pierre Mac Raw, le vieux joueur de cornemuse de Stornoway. Celui-là remuait la queue quand il entendait l’air de Caberfae, et il ne faisait attention à aucun autre. – Eh bien, cousine, ajouta-t-il en voyant Norna fermer son livre, allez-vous enfin nous dire que nous sommes les bienvenus, ou faut-il que nous allions chercher un autre gîte que la demeure de notre parente, quand la soirée est déjà bien avancée ?
– Génération à cœur dur et froid, aussi sourde que l’aspic l’est à la voix de celle qui le charme, que me voulez-vous ? dit enfin Norna. Vous avez méprisé tous les avis que je vous avais donnés des maux qui vous menaçaient, et maintenant qu’ils sont arrivés, vous venez me demander mes conseils désormais inutiles.
– Je vous dirai, cousine, répondit l’Udaller avec le ton de franchise et de hardiesse qui lui était ordinaire, que votre politesse n’est pas de l’espèce la plus raffinée. Je ne puis dire que j’aie jamais vu un aspic, attendu qu’il n’y en a point dans ce pays, mais, autant que je puis en juger, voyez-vous, il me semble qu’il ne peut servir convenablement de terme de comparaison avec mes filles et moi. À cause de notre ancienne connaissance, et de certaines autres raisons, je ne sors pas à l’instant de votre maison ; mais comme je me suis présenté ici avec amitié et civilité, je demande à y être reçu de même, sinon nous partons en laissant la honte sur votre toit inhospitalier.
– Comment ! dit Norna, osez-vous tenir ce langage audacieux dans la maison d’une femme dont tout le monde sollicite les avis et la protection, – et que vous venez solliciter vous-même ? Ceux qui parlent à la Reim-Kennar doivent baisser la voix en s’adressant à celle devant qui se taisent les vents et les vagues.
– Les vents et les vagues peuvent se taire s’ils le veulent, répondit l’Udaller d’un ton décidé ; quant à moi, je ne me tairai point. Je parle dans la maison d’un ami comme si j’étais dans la mienne, et je ne baisse pavillon devant personne.
– Espérez-vous par ce ton grossier me forcer à répondre à vos questions ?
– Cousine, reprit Magnus avec fermeté, je ne connais pas aussi bien que vous les antiques sagas norses ; mais ce que je sais fort bien, c’est que nos ancêtres, quand ils allaient consulter les interprètes du sort, arrivaient la hache sur l’épaule, l’épée nue à la main, et forçaient la puissance qu’ils invoquaient à les écouter et à leur répondre : – oui, fût-ce Odin lui-même.
– Cousin Magnus, dit Norna en se levant et en avançant vers lui, tu as parlé à propos pour toi et pour ta fille, car si tu étais sorti de chez moi sans m’obliger à te faire une réponse, le soleil ne se serait pas levé demain sur vos têtes. Les esprits qui me servent sont jaloux. Ils ne veulent être employés à rien qui puisse être utile à l’humanité, à moins qu’ils n’y soient forcés par les importunités audacieuses de l’homme libre et brave. Parle maintenant, que veux-tu de moi ?
– La santé de ma fille que rien n’a pu lui rendre jusqu’ici.
– La santé de ta fille ! Et quelle est sa maladie ?
– C’est au médecin à la nommer. Tout ce que je puis dire, c’est que…
– Ne me dis rien. Je sais tout ce que tu peux me dire, et beaucoup plus encore. Asseyez-vous tous ; et toi, jeune fille, dit-elle à Minna en lui montrant la place qu’elle venait de quitter, assieds-toi sur ce siége ; c’était autrefois celui de Giervada, à la voix de qui les étoiles se dépouillaient de leurs rayons et la lune même pâlissait.
Minna s’avança d’un pas lent et tremblant vers le siége indiqué. C’était un fauteuil en pierre grossièrement taillée par la main de quelque ancien artiste goth.
Brenda, qui se tenait toujours le plus près possible de son père, s’assit, ainsi que lui, sur un banc de pierre placé à quelque distance de Minna, ayant toujours les yeux fixés sur elle, avec un mélange d’inquiétude, de crainte et de pitié. Il serait presque impossible de décrire les émotions qui agitaient en ce moment le cœur de cette fille aussi affectueuse qu’elle était aimée. N’ayant pas cette imagination exaltée qui était la qualité dominante de sa sœur, et par conséquent n’ajoutant que peu de foi au merveilleux, elle ne pouvait cependant s’empêcher de concevoir pour elle-même quelques craintes vagues et sans objet déterminé sur ce qui allait suivre. Mais ces appréhensions disparaissaient en grande partie devant celles qu’elle éprouvait pour sa sœur, si faible et si susceptible d’émotion. Minna était assise d’un air pensif, résignée à tout ce que voudrait lui prescrire une femme dont la magie prétendue pouvait produire un effet si pernicieux sur une jeune fille ainsi disposée. Sa belle taille et les contours délicats de tous ses membres fermaient un contraste frappant avec les angles irréguliers et la masse informe du siége où elle était assise. Ses joues et même ses lèvres étaient pâles comme de la craie, ses yeux levés vers le ciel exprimaient un mélange de résignation et d’enthousiasme, résultat de l’état où elle se trouvait et de son caractère. Norna, se parlant à elle-même à voix basse et d’un ton monotone, allait prendre en différens endroits divers objets qu’elle plaçait l’un après l’autre sur la table. Brenda, témoin de tous ces préparatifs, jeta les yeux sur son père pour tâcher d’apprendre, par l’expression de sa physionomie, s’il partageait ses craintes. Mais Magnus regardait d’un air calme et tranquille tous les préparatifs de Norna, et semblait attendre l’événement avec le sang-froid d’un homme qui, plein de confiance dans l’habileté d’un chirurgien prêt à faire une opération importante et douloureuse, le voit s’y préparer avec tout l’intérêt que peuvent inspirer les liens de la nature ou ceux de l’amitié.
Cependant Norna continuait ses apprêts. Elle plaça sur la table un petit réchaud plein de charbon de terre, un creuset et un morceau de plomb laminé. – Il est fort heureux, dit-elle ensuite à voix haute, que j’aie su que vous viendriez ici. Oui, je l’ai su long-temps avant vous-mêmes ; sans cela, comment aurais-je pu me préparer à ce qu’il s’agit de faire ? – Jeune fille, ajouta-t-elle en s’adressant à Minna, où est votre mal ?
Minna ne répondit qu’en posant la main sur son côté gauche.
– C’est cela, dit Norna ; c’est cela même. C’est le siége de tout bien et de tout mal. Et vous son père, et vous sa sœur, ne vous imaginez pas que ce soient la les vains propos d’une femme qui parle au hasard. Si je puis dire quel est le mal, peut-être serai-je en état de calmer les douleurs que tous les secours du monde ne peuvent guérir. Le cœur, oui, le cœur, blessez-le, et l’œil s’obscurcit, le pouls bat plus faiblement, le sang s’arrête dans les veines, et tous les membres se flétrissent comme l’herbe marine sous les rayons du soleil : le bonheur de l’existence est anéanti ; il ne reste que l’ombre de ce qu’on a perdu, et la crainte d’un mal inévitable. Mais la Reim-Kennar va se mettre à l’ouvrage ; il est fort heureux que je me sois procuré d’avance les moyens de réussir.
Se dépouillant de sa longue mante de couleur brune, elle ne garda que sa robe courte d’un bleu pâle bizarrement garnie en velours noir, et fixée à sa ceinture par une chaîne d’argent d’un travail singulier. Elle détacha le réseau qui retenait ses cheveux gris, et les laissa flotter sur ses épaules et sur sa figure, de manière qu’ils cachaient presque entièrement ses traits. Elle plaça alors un petit creuset sur le réchaud dont nous avons déjà parlé ; versa sur le charbon quelques gouttes d’une liqueur contenue dans une petite fiole, et, trempant l’index de sa main droite dans un autre liquide, elle en toucha le charbon, et dit d’une voix forte : – Feu, fais ton devoir. Elle n’eut pas plus tôt prononcé ces mots que, sans doute par l’effet d’une préparation chimique inconnue aux spectateurs, le charbon placé dans le réchaud s’alluma peu à peu, tandis que Norna, comme si ce délai l’eût impatientée, secoua la tête, et rejeta ses cheveux en arrière. La lueur rougeâtre du feu qui s’allumait se réfléchit sur ses traits, et ses yeux brillèrent comme ceux d’un animal sauvage dans son antre, pendant qu’elle soufflait pour donner plus d’activité à la flamme. Cessant un moment ce travail, elle murmura à voix basse que l’esprit de cet élément devait être remercié, et chanta les vers suivans sur un ton monotone et bizarre.
Esprit puissant, redouté, nécessaire,
Dont l’aile est pourpre, et dont la tête altière
Cherche toujours à s’élever aux cieux ;
Toi dont le souffle salutaire
Fond les frimas du Nord pour empêcher ces lieux
De devenir une vaste glacière ;
Toi qui réchauffes la chaumière,
Qui détruis l’orgueilleux palais,
Qui seul as droit d’appeler à la vie
Tout ce qui fut, est et sera jamais.
De tes secours Norna te remercie.
Elle coupa alors un morceau du plomb laminé qui était sur la table, le plaça dans le creuset, le soumit à l’action du feu, et pendant qu’il fondait elle prononça les vers ci après :
Des bienfaits qu’en ce jour tu daignes m’accorder,
Ô terre : il faut aussi que je te remercie,
Toi dont le sein profond nourrit et vivifie
Tout ce que la nature a voulu féconder.
D’une mine du Nord sort ce métal mystique
Qui, rentré dans tes flancs une seconde fois,
Couvrit un chevalier fameux par ses exploits,
Et se trouve en mes mains pour aider l’art magique.
Prenant ensuite la cruche sur la table, elle versa de l’eau dans un gobelet, et la remua avec le bout de sa baguette, en chantant ce qui suit :
Et toi, ceinture de nos îles,
Élément dont l’affreux pouvoir
Ruine les champs et les villes,
Contre nous quel est ton espoir
En vain, contre notre rivage
Tu t’élances avec courroux,
Nos rocs, en dépit de ta rage,
Le protègent contre tes coups.
Reconnais ta voix qui t’appelle ;
Quand Norna t’invoque aujourd’hui,
Garde-toi bien d’être rebelle,
Et viens lui prêter ton appui.
Prenant alors des pincettes, elle ôta le creuset de dessus le réchaud, et versa le plomb fondu dans le gobelet rempli d’eau en disant :
Élémens, en cette rencontre,
Je vous défends des combats superflus.
Il faut que chacun de vous montre
Et son pouvoir et ses vertus.
Le plomb fondu, tombant dans l’eau en frémissant, y prit, comme c’est l’ordinaire, cette variété de formes irrégulières que connaissent tous ceux qui ont fait cette expérience dans leur jeunesse, et où chacun trouve une ressemblance avec ce qu’il veut y voir. Norna avait l’air fort occupée à examiner la masse de plomb tombée au fond du vase ; elle en détacha quelques fragmens, parut les considérer avec beaucoup d’attention ; mais elle n’y trouva pas d’abord ce qu’elle cherchait.
Enfin, murmurant à voix basse, et s’adressant la parole à elle-même plutôt qu’à ceux qui étaient témoins de cette scène extraordinaire : – Celui qu’on ne peut voir, dit-elle, ne veut pas être oublié. Il réclame son tribut, même dans un ouvrage pour lequel il ne donne rien. Eh bien ! fier maître des nuages, tu entendras aussi la voix de la Reim-Kennar.
En parlant ainsi, Norna rejeta le plomb dans le creuset ; le métal mouillé, touchant le vase rougi par le feu, se mit de nouveau à frémir, et fut bientôt réduit une seconde fois en état de fusion. Cependant la sibylle, allant vers un coin de son appartement, ouvrit le volet d’une fenêtre donnant du côté du nord-ouest, et l’on y vit entrer tout-à-coup la lumière du soleil, alors presque de niveau avec l’horizon, et à demi couvert de gros nuages rouges qui semblaient l’annonce d’une tempête. Se tournant alors de ce côté d’où soufflait une brise assez forte dont on entendait le sourd mugissement, Norna s’adressa à l’esprit des vents, d’une voix parfaitement digne de répondre à ses accens.
Toi qui fais sans danger voguer sur l’Océan
L’audacieux pêcheur dans son humble nacelle,
Quand les flots mugissans que ton souffle amoncelle
Dévorent le vaisseau qui brave l’ouragan,
Te crois-tu négligé quand j’honore tes frères ?
Vois donc ces cheveux gris par ma main arrachés,
Et pour toi sans regret de mon front détachés :
Les vents, les cieux en vont être dépositaires.
Prends ce qui t’appartient, esprit trop exigeant ;
Écoute enfin ma voix, et deviens indulgent.
Norna accompagna ces paroles de l’action qu’elles décrivaient. Elle arracha avec violence une mèche de cheveux de sa tête, et les abandonna au gré des vents pendant qu’elle finissait de déclamer ses vers. Elle ferma ensuite le volet, et la chambre ne fut plus éclairée que par ce demi-jour qui convenait à son caractère et à l’occupation à laquelle elle se livrait. Le plomb fondu fut une seconde fois jeté dans l’eau, et les formes bizarres qu’il y prit furent de nouveau examinées avec une scrupuleuse attention. Enfin la voix et les gestes de la sibylle semblèrent annoncer que son charme avait réussi. Elle choisit, dans le métal mis en fusion et refroidi, un morceau qui avait quelque ressemblance avec un cœur humain, et dit à Minna en s’approchant d’elle :
Fille qui va s’asseoir près du puits enchanté
Doit s’attendre souvent à quelque maléfice ;
Celle qui va chercher un rivage écarté
Ne trouve pas toujours la sirène propice ;
Et celle qui s’endort dans la grotte du Nain,
À des maux bien cuisans expose son destin.
Mais ce n’est ni le puits, ni la grotte, ni l’onde.
Qui des maux de Minna fut la source féconde.
Minna, dont l’attention avait été un peu distraite par les réflexions qu’elle faisait sur ses chagrins secrets, la retrouva tout-à-coup, et ses yeux reprirent une partie de leur éclat tandis qu’elle les fixait sur Norna, dans l’attente d’en apprendre quelque chose de bien intéressant pour elle. Pendant ce temps, la sibylle perçait le morceau de plomb qui avait la forme d’un cœur, après quoi elle y passa un anneau d’or qui pouvait servir à le suspendre à une chaîne ou à un collier. Elle continua ensuite ses vers :
Un démon exerça sur toi son influence ;
Heims est bien moins rusé, Trolld a moins de puissance.
La sirène n’a point un chant si séducteur ;
Nul esprit, comme lui, ne torture le cœur ;
Il dessèche le sang qui coule dans les veines :
Il tarit dans les yeux des larmes qui sont vaines.
– Mais veux-tu que mon charme ait toute sa vertu ?
Jeune fille, avant tout, réponds-moi : m’entends-tu ?
Minna lui répondit en employant le même rhythme, qui ne lui était pas étranger :
Continuez vos chants, je les entends, ma mère ;
C’est à moi de tâcher d’en percer le mystère.
– Que le ciel et que tous les saints du ciel soient bénis ! s’écria Magnus Troil ; voilà les premières paroles qu’elle ait prononcées à propos depuis bien des jours.
– Et ce seront les dernières qu’elle prononcera d’ici à bien des mois, s’écria Norna courroucée de cette interruption, si vous arrêtez encore les progrès de mon charme. Tournez-vous tous deux du côté de la muraille, et ne regardez pas en arrière, sous peine de tout mon déplaisir. Vous, Magnus Troil, par votre audace présomptueuse, et vous, Brenda, par votre incrédulité pour tout ce qui surpasse votre intelligence, vous êtes indignes de voir cette œuvre mystérieuse, et vos regards affaiblissent mes conjurations, car les puissances que j’invoque ne pardonnent pas le doute.
Peu accoutumé à s’entendre parler d’un ton si impérieux, Magnus avait grande envie de répliquer vertement ; mais réfléchissant qu’il s’agissait de la santé de Minna, et que celle qui lui parlait ainsi était une femme qui avait eu de grands chagrins, il triompha de ce mouvement de colère, baissa la tête, non sans lever les épaules, et, obéissant aux ordres de la sibylle, tourna le dos à la table et le visage du côté du mur. Brenda en fit autant au premier signe de son père, et tous deux gardèrent un profond silence.
Alors Norna adressa de nouveau la parole à Minna.
Écoute-moi : ce que je vais te dire
Va de tes maux te présager la fin.
L’espoir à tes yeux peut reluire ;
Que la paix rentre dans ton sein.
Porte ce cœur, sois confiante,
Tes anciennes couleurs renaîtront sur ton teint,
Quand à Kirkwall, dans l’église d’un saint,
Le pied sanglant pourra trouver la main sanglante.
Minna rougit, tandis que Norna prononça les derniers vers ; car elle ne manqua pas d’en conclure, comme ils le donnaient à entendre, que Norna connaissait la cause secrète de son chagrin. La même conviction la porta à espérer qu’il arriverait des évènemens aussi favorables que la sibylle venait de le prédire ; et n’osant pas exprimer ses sentimens d’une manière plus intelligible, elle pressa la main flétrie de Norna, avec toute la chaleur de l’affection, d’abord contre son sein et ensuite contre ses lèvres, en l’arrosant en même temps de ses larmes.
Norna dégagea sa main de celle de la jeune fille dont les pleurs coulaient en abondance, et avec une espèce de sensibilité qui ne lui était pas ordinaire, et plus de tendresse qu’elle ne lui en avait marqué, elle attacha une chaîne d’or au cœur de plomb, et le suspendit au cou de Minna, en lui disant en même temps :
Songe à t’armer de patience,
Patience est un talisman ;
Contre tous tes dangers elle est notre défense,
Comme un manteau dans un jour d’ouragan.
La chaîne que tu vois d’une fée est l’ouvrage,
Et prouve que Norna t’a dit la vérité.
Que ce bijou soit donc par toi porté,
Mais que nul œil ne l’envisage
Jusqu’à ce que le temps, de son autorité,
Vienne confirmer mon présage.
Norna alors arrangea la chaîne autour du cou de Minna, et la cacha dans son sein de manière que personne ne pût l’apercevoir.
Ainsi finit la cérémonie magique, et cette cérémonie, au moment où j’en fais la description, est encore pratiquée dans les îles Shetland quand quelque personne des classes inférieures voit sa santé se détériorer sans cause apparente, ce qu’elle ne manque pas d’attribuer à l’opération d’un démon qui lui a pris le cœur ; or cela ne peut se réparer qu’en fournissant au malade un cœur de plomb préparé avec les cérémonies que nous venons de décrire, et qui ont encore été mises en usage il n’y a que quelques années. Dans un sens métaphorique on peut regarder cette maladie comme endémique dans toutes les parties du monde ; mais comme ce remède, aussi simple qu’original, est particulier aux habitans des îles de Thulé, il eût été impardonnable de ne pas en faire mention dans un ouvrage qui a des rapports avec l’histoire des anciennes mœurs d’Écosse.
Norna avertit de nouveau Minna que, si elle montrait ce don des fées, ou même qu’elle en parlât à qui que ce fût, toute la vertu en serait détruite : croyance si générale, qu’elle fait partie des superstitions de toutes les nations. Enfin, déboutonnant le collet qu’elle venait de fermer, elle dit à Minna de regarder avec attention quelques chaînons de la chaîne d’or qu’elle lui montra, et Minna reconnut aussitôt celle que Norna avait donnée autrefois à Mordaunt Mertoun, ce qui lui parut annoncer qu’il vivait encore, et qu’il était sous la protection de Norna. Elle leva les yeux sur elle avec l’air de la plus vive curiosité : mais la sibylle mit un doigt sur ses lèvres pour lui ordonner le silence, et cacha de nouveau la chaîne sous le tissu par lequel la pudeur voilait un des plus beaux seins et un des cœurs les plus tendres que la nature eût jamais formés.
Norna éteignit alors le charbon embrasé avec l’eau qui était dans le gobelet, et tandis que le feu s’éteignait en frémissant dans l’eau, elle dit à Magnus et à Brenda qu’ils pouvaient se retourner, et que sa tâche était terminée.