CHAPITRE XXX.

« Arrivez, mes amis, chantons avec gaîté,

« Imitons les lutins et leur légèreté,

« Tels que les voit, le soir, sur la verte prairie,

« Le moine qui revient un peu tard d’une orgie.

« Le papelard tressaille et cherche un oremus,

« Mais il ne peut trouver qu’un refrain de Momus. »

Ancienne comédie.

L’Udaller ne laissa pas que de s’approcher de pied ferme de la cabane dans laquelle on voyait toujours de la lumière, et d’où il entendait alors très distinctement sortir les sons d’un violon. Mais si ses pas étaient également assurés, ils se succédaient l’un à l’autre un peu plus lentement que de coutume ; car, en général prudent quoique brave, Magnus désirait reconnaître son ennemi avant de l’attaquer. Le fidèle Laurence Scholey, qui suivait son maître pas à pas, lui dit alors à l’oreille : – Dieu me soit en aide ! monsieur ; si c’est un esprit qui s’amuse à jouer ainsi du violon, il faut que ce soit l’esprit de Claude Halcro, car jamais archet n’imita mieux son air favori de Belle et riche.

Magnus était à peu de chose près de la même opinion, car il savait par cœur tous les airs du petit vieillard, et il l’appela d’une voix de stentor. Halcro reconnut sur-le-champ la voix qui l’appelait, y répondit à l’instant même, et arriva sans tarder près de son ancien ami.

L’Udaller fit signe à sa suite d’avancer, et après avoir secoué cordialement la main du poète : – Comment diable, lui dit-il, vous amusez-vous à jouer vos vieux airs dans ce séjour de désolation, comme un hibou qui crie après la lune ?

– Mais, dites-moi plutôt, fowde, répondit Claude Halcro, comment il se fait que vous soyez à portée de m’entendre, et avec vos deux charmantes filles, encore ? Minna et Brenda, soyez les bienvenues sur ces sables jaunes, et donnez-moi la main, comme le dit le glorieux John Dryden, ou quelque autre poète, en semblable occasion. Comment vous trouvez-vous ici, faisant le jour de la nuit, et changeant en argent tout ce que vous foulez aux pieds ?

– Vous saurez, tout cela dans un moment, dit Magnus ; mais avec qui êtes-vous dans cette chaumière ? Il me semble que j’y entends parler ?

– Ce n’est, répondit Halcro, que cette pauvre créature, le facteur, et mon petit drôle, Giles. Je… Mais entrez, entrez donc. Nous nous consolons de mourir de faim, grâce à la musique, car nous n’avons pas pu seulement trouver quelques sillochs pour amour ni pour argent.

– On peut y remédier en partie, dit l’Udaller, car, quoique le meilleur de notre souper ait été jeté du haut de Fitful-Head dans la mer pour nourrir les requins et les veaux marins, il nous reste encore quelques bribes. Laurence, apportez les provisions.

– J’y vais, j’y cours, répondit Laurence ; et il se hâta d’aller chercher le panier échappé au naufrage, tandis que Magnus et ses deux filles entraient dans la cabane.

Dans cette chaumière, dont l’odeur annonçait qu’on y avait fait sécher du poisson, et dont les murs et le plafond étaient complètement noircis par la fumée, ils trouvèrent le malheureux Triptolème Yellowley assis près d’un feu entretenu par des herbes marines sèches, des tourbes et des morceaux de bois, débris de naufrages. Son seul compagnon était un jeune Shetlandais à cheveux roux et les pieds nus, dont Claude Halcro se servait comme d’une espèce de page pour porter son violon, seller son cheval, et lui rendre d’autres services de même nature. Le cultivateur désolé, au moins d’après ce qu’annonçait sa physionomie, ne montra guère de surprise et encore moins de satisfaction en voyant arriver l’Udaller et sa compagnie ; mais, quand toute la société se fut rangée autour du feu que l’humidité de l’air de la nuit ne rendait nullement désagréable, quand les provisions furent apportées, quand il vit sortir du panier une quantité raisonnable de pain, de bœuf salé, avec une bouteille d’eau-de-vie d’une moindre capacité, hélas ! que celle dont la main de l’infatigable Pacolet avait fait un sacrifice à l’Océan ; – lorsqu’il conçut l’espoir de faire un souper passable, son front s’éclaircit, il se frotta les mains, s’efforça de sourire, et demanda comment se portaient ses respectables amis de Burgh-Westra.

Quand on eut pris les rafraîchissemens dont on avait besoin, l’Udaller demanda de nouveau à Claude Halcro, et plus particulièrement encore au facteur, par quel hasard ils se trouvaient rassemblés, à une pareille heure, dans un endroit si éloigné de leurs habitations respectives.

– M. Magnus Troil, dit Triptolème quand un second verre lui eut donné le courage de raconter son histoire lamentable, je ne voudrais pas que vous crussiez qu’il ne faut que peu de chose pour me déconcerter. Je suis de ce grain qu’un grand vent peut seul abattre. J’ai, depuis que je suis au monde, vu bien des Saint-Martin et bien des Pentecôte : ce sont les époques les plus scabreuses pour les gens de ma profession, et j’ai toujours su faire contre mauvaise fortune bon cœur ; mais je crois que je suis venu m’enterrer tout-à-fait dans votre maudit pays. Dieu me pardonne de jurer ! mais mauvaise compagnie ne donne pas de bonnes manières.

– Mais qu’a-t-il donc ? au nom du ciel ! s’écria l’Udaller. Si vous mettez la charrue dans une terre neuve, il faut vous attendre à rencontrer une pierre de temps en temps. Vous devez nous donner l’exemple de la patience, puisque vous êtes venu ici pour travailler à notre amélioration.

– Et le diable était dans mes jambes quand j’y suis venu. J’aurais mieux fait de chercher à améliorer les pierres du Clochnaben.

– Mais, après tout, que vous est-il arrivé ? De quoi vous plaignez-vous ?

– De tout ce que j’ai éprouvé depuis que j’ai mis le pied dans cette île, qui, je crois, a été maudite dès l’instant de la création, et destinée à former une habitation convenable pour des mendians, des voleurs, des filles de joie (je demande pardon à ces dames), des sorcières et des esprits malfaisans.

– Sur ma foi, voilà une belle liste ; et j’ai vu le temps où, si je vous en avais entendu dire la moitié, je me serais occupé moi-même d’amélioration, et j’aurais tâché de vous apprendre à vivre avec le bâton.

– Ayez un peu de patience avec moi, M. le fowde, M. l’Udaller, ou quel que soit le titre qu’on vous donne ; plus vous êtes fort, plus vous devez être compatissant ; mais faites attention au malheureux sort d’un homme sans expérience qui arrive dans votre paradis terrestre : il demande à boire, on lui présente du petit lait aigre : cela ne fait aucun tort à votre eau-de-vie, M. Magnus, elle est excellente ; il demande à manger, et on lui apporte du poisson si sur, que Satan lui-même ne pourrait l’avaler. Vous appelez vos laboureurs, et vous leur dites de travailler, mais c’est la fête de saint Magnus, ou de saint Rouan, ou de quelque autre saint infernal ; ou bien il peut se faire qu’ils soient descendus de leur lit le pied gauche le premier, qu’ils aient vu un hibou, qu’un lapin ait traversé leur chemin, ou qu’ils aient rêvé d’un cheval à la broche : en un mot, il n’y a rien à faire. Mettez-leur en mains une bêche, et ils travailleront comme si elle leur brûlait les doigts : mais parlez-leur de danser, et vous verrez s’ils se lasseront de sauter et de pirouetter.

– Et pourquoi s’en lasseraient-ils, dit Claude Halcro, tant qu’ils ont de bons violons pour leur marquer la mesure ?

– Oui, oui, répondit Triptolème eu secouant la tête, vous êtes précisément l’homme qu’il faut pour les entretenir dans cette humeur ; mais continuons : je laboure une pièce de ma meilleure terre : vient un hardi mendiant qui veut y avoir un enclos pour y faire un potager ; il en établit un beau au milieu de mon champ, sans plus se gêner que s’il en était le propriétaire ou le locataire ; et j’ai beau dire, il faut qu’il y plante ses choux. Je m’assieds pour faire mon pauvre dîner, espérant au moins jouir pendant ce temps du calme et du repos ; mais voilà qu’il m’arrive, un, deux, trois, quatre, une demi-douzaine de grands gaillards qui viennent de se divertir d’un côté ou d’un autre, qui me disent des injures parce que ma porte est fermée, et qui avalent la moitié de ce qu’a préparé pour mon dîner la providence de ma sœur, providence dont la main est assez serrée ; vient ensuite une sorcière, une baguette à la main, qui commande aux vents de souffler ou de se taire, comme cela lui passe par la tête ; qui veut gouverner dans ma maison, comme si elle en était la maîtresse ; puis, quand elle est partie, il faut que je remercie le ciel de ce qu’elle n’en a pas emporté la moitié avec elle.

– Mais tout cela ne répond pas à ma question, dit l’Udaller : comment se fait-il que je vous trouve à l’ancre dans cette rade ?

– Patience, mon digne monsieur, répliqua le facteur affligé ; écoutez ce que j’ai à vous dire, car je crois que je ferai aussi bien de vous conter l’histoire tout au long. Il faut que vous sachiez que je crus une fois avoir trouvé un petit don de Dieu qui m’aurait fait supporter plus aisément tous ces inconvéniens.

– Comment ! un don de Dieu ! s’écria Magnus ; est-ce à dire que vous avez pillé quelques malheureux naufragés ? Fi ! M. le facteur, fi ! vous qui auriez dû donner de bons exemples aux autres !

– Il ne s’agit pas de naufrage, dit Triptolème, vous allez voir. Ayant besoin d’une pierre pour battre mon orge, ma sœur me fit penser que nous avions bien assez d’une cheminée ; je levai donc une grande pierre formant le foyer d’une vieille chambre de Stour-Burgh ; or, qu’y trouvai-je ? – une corne remplie de monnaies de toute espèce, la plupart d’argent, mais on y voyait aussi çà et là briller une pièce d’or. Eh bien, il me sembla que c’était un joli don du ciel, et Baby pensa de même, de sorte que nous n’en fûmes que plus disposés à supporter les inconvéniens d’un endroit où l’on trouvait de tels œufs à faire couver. Nous replaçâmes donc avec grand soin la pierre par-dessus la corne, qui me parut être la véritable cornu copiæ, ou corne d’abondance, et pour plus de sécurité, Baby allait visiter cette chambre au moins vingt fois par jour, et moi-même j’allais y faire un tour de temps en temps.

– Et, sur ma parole, c’est un très joli amusement, dit Claude Halcro, que d’aller visiter une corne pleine d’or et d’argent qui vous appartient. Je doute que le glorieux John Dryden ait jamais eu un tel passe-temps dans toute sa vie ; quant à moi, j’avoue qu’il m’est inconnu.

– Fort bien, Halcro, dit l’Udaller, mais vous oubliez que le facteur n’était que dépositaire de cet argent pour le lord chambellan. Lui qui connaît si bien tous les droits de Sa Seigneurie sur les baleines et les effets provenans de naufrages, il ne peut avoir oublié ses droits sur les trésors trouvés.

Triptolème eut en ce moment un cruel accès de toux. – Hem ! hem ! sans doute, sans doute, les droits de milord auraient été considérés, d’autant plus que l’argent était, je puis le dire moi-même, entre les mains d’un homme aussi juste que qui que ce soit dans le comté d’Angus. Mais écoutez ce qui m’est arrivé dernièrement. Un jour j’allai voir si ce trésor était bien à sa place et en sûreté, et je voulais compter la part qui devait appartenir à Sa Seigneurie, car tout ouvrier mérite son salaire, et certes celui qui trouve un trésor peut être comparé à l’ouvrier. Des hommes prétendent même que celui qui le trouve représente le dominus ou seigneur, si la totalité lui appartient. Mais laissons cela comme une question chatouilleuse in apicibus juris, comme nous le disions à l’université de Saint-André. Eh bien, messieurs et mesdames, lorsque j’entrai dans cette chambre, que croyez-vous que j’y trouvai ? Un nain hideux et contrefait tenant en main la corne précieuse, et occupé à compter l’argent. Je ne suis pas un homme peureux, M. le fowde, mais, jugeant qu’il fallait agir avec précaution dans une telle affaire, car j’avais quelque raison pour croire qu’il s’y trouvait de la diablerie, j’apostrophai le nain en latin, qui est la langue la plus convenable pour parler à un être d’une nature différente de la nôtre. Je le conjurai donc in nomine Patris, etc., employant tous les mots que ma pauvre mémoire put me suggérer tout-à-coup, et qui n’étaient peut-être pas d’aussi bon latin que si j’eusse passé plus de temps au collége et moins d’années à la charrue. Eh bien, il tressaillit d’abord comme un être qui entend des choses auxquelles il ne s’attend pas ; mais, se remettant bientôt, il fixa sur moi ses yeux gris, semblables à ceux d’un chat sauvage, ouvrit une énorme bouche, semblable à la gueule d’un four, car du diable si j’y pus rien voir qui eût l’air d’une langue, et il donna à toute sa hideuse personne l’air de fureur d’un bouledogue, tel que j’en ai vu lâcher contre les ours dans les foires. Tout cela me décontenança un peu, et je me retirai pour appeler ma sœur Baby, qui ne craint ni chiens ni diables quand il s’agit d’argent ; et véritablement elle a alors autant de bravoure que j’en ai vu aux Lindsays et aux Ogilvies, quand Donald Mac-Donnoch, ou quelque autre, faisait une descente des montagnes d’Écosse sur les basses-terres. Mais une vieille servante qui n’est bonne à rien, nommée Tronda Dronsdaughter, se jeta sur le chemin de ma sœur en aboyant, jappant et hurlant comme si elle eût eu une meute dans le corps. Je fus donc obligé d’attendre prudemment que ma sœur s’en fût débarrassée, et quand cela fut fait et que nous fûmes arrivés dans l’appartement où nous aurions dû trouver ledit nain, le diable ou quelque apparition, – nain, corne, argent, tout avait disparu, comme si le chat eût léché la place où je les avais vus.

Ici Triptolème fit une pause, et, tandis que les autres se regardaient d’un air surpris en entendant ce récit extraordinaire, l’Udaller dit à demi-voix à Claude Halcro : – De par le ciel ! il faut que ce soit le diable ou Nicolas Strumpfer ; et, si c’est ce dernier, il est plus sorcier que je ne l’imaginais, et je lui rendrai plus de justice à l’avenir. S’adressant ensuite au facteur, – Savez-vous, lui demanda-t-il, comment ce nain est sorti de chez vous ?

– Non, en conscience, répondit Triptolème en jetant autour de lui un regard inquiet, comme si le souvenir de cette scène l’eût encore intimidé. Ni moi, ni Barbara, qui avait mieux gardé son sang-froid, nous ne pûmes découvrir par quel moyen ni de quelle manière il était parti. Il est bien vrai que Tronda nous dit qu’elle l’avait vu sortir par une fenêtre, monté sur un dragon ; mais comme on assure que le dragon est un animal fabuleux, je dois regarder son assertion comme uniquement fondée sur une deceptio visûs, une erreur de la vue.

– Mais ne pouvons-nous pas vous demander encore, dit Brenda, qui désirait s’instruire plus à fond de tout ce qui pouvait avoir rapport à sa cousine Norna, quel rapport il y a entre cette aventure et votre présence ici à une heure si peu convenable ?

– L’heure est très convenable, miss Brenda, dit Halcro, qui s’ennuyait de garder si long-temps le silence, et dont l’esprit marchait plus vite dans ses conceptions que le cerveau pesant du cultivateur ; elle est le plus convenable possible, puisqu’elle nous a procuré votre aimable compagnie. Pour vous dire la vérité, miss Brenda, c’est moi qui suis cause que votre ami le facteur se trouve ici. Le hasard a voulu que j’arrivasse chez lui à l’instant où cet évènement venait d’avoir lieu ; et, soit dit en passant, j’y fus assez mesquinement reçu, sans doute à cause du trouble qui régnait alors dans la maison. Jugeant d’après certains détails de l’histoire, – mon ami Magnus me comprendra, – que ceux qui ont fait une contusion doivent connaître le remède, je l’engageai à faire une visite à notre amie de Fitful-Head. Et comme le facteur, attendu quelques incartades qu’il a essuyées, ne se souciait pas de monter un de nos petits chevaux…

– Qui sont de vrais diables incarnés ! s’écria Triptolème en ajoutant entre ses dents : – comme tous les êtres vivans que j’ai trouvés dans ce chien de pays.

– Je me chargeai donc, continua Halcro, de le conduire à Fitful-Head dans une barque, que Giles et moi nous sommes en état de gouverner aussi bien que le serait une barge d’amiral par son équipage au complet. M. Triptolème Yellowley vous dira si jamais pilote aurait pu le faire entrer avec plus d’adresse dans le petit havre qui est à un quart de mille de l’habitation de Norna.

– Je voudrais, dit Triptolème, que vous m’eussiez de même reconduit chez moi sans accident.

– Oui, reprit le vieux poète, j’en conviens, et je puis dire avec le glorieux John Dryden :

Je puis braver, pilote audacieux.

L’ire des vents, de la mer et des cieux ;

Je brille alors : mais qu’un calme survienne ;

Que voulez-vous que ma gloire devienne ?

Il faut chercher, tout en me désolant,

Quelques écueils pour montrer mon talent.

– Quant à moi, dit Triptolème, j’ai montré peu d’esprit en me confiant à vous ; et pour vous, je ne sais pas ce que vous aviez fait de votre adresse quand vous avez fait chavirer votre barque en entrant dans le voe, comme vous appelez un lac ; témoin ce pauvre enfant qui a failli être submergé. Encore vous disait-il que vous portiez trop de voiles. Mais non, vous ne vouliez pas être obligé de prendre la rame, afin de pouvoir jouer du violon.

– Ce n’est pas là agir en bon marin, Claude Halcro dit l’Udaller.

– Et qu’en est-il arrivé ? reprit l’agriculteur ; c’est que le premier coup de vent, et l’on n’est jamais long-temps sans en avoir dans votre pays, nous a roulés comme une bonne femme roulerait une boule. M. Halcro n’a songé qu’à sauver son violon ; ce pauvre enfant nageait comme un barbet, et sans une rame qui m’a soutenu, j’aurais été au fond de l’eau : nous sommes restés ici sans secours et sans consolation, jusqu’à ce qu’un bon vent vous ait amenés ; car nous n’avions entre nous trois qu’un morceau de pain noir et dur de Norwège, dans lequel il entre, je crois, plus de sciure de bois que de farine de seigle, et qui sent la térébenthine plus qu’autre chose au monde.

– Il nous semblait en approchant d’ici, dit Brenda, que vous étiez en grande gaieté.

– Vous avez entendu un violon, miss Brenda, répondit le facteur, et où une jeune fille entend le son du violon, elle s’imagine qu’on ne saurait manquer de rien. Mais il faut songer que c’était celui de M. Claude Halcro, et je crois qu’il en raclerait près du lit de mort de son père, et même sur le sien, tant que ses doigts pourraient tenir l’archet. Ce n’était pas une petite addition à mes infortunes que de l’entendre jouer des airs norses et écossais, anglais et italiens à mes oreilles, comme s’il ne nous était rien arrivé, tandis que nous étions dans une telle détresse.

– Ne vous ai-je pas dit que le chagrin ne remettrait jamais la barque à flot ? répliqua l’insouciant ménestrel. J’ai fait tous mes efforts pour vous égayer, et si je n’y ai pas réussi, ce n’est ni ma faute ni celle de mon violon. J’en ai joué devant le glorieux John Dryden lui-même.

– Je ne veux pas entendre vos histoires du glorieux John Dryden, s’écria l’Udaller, qui redoutait les narrations d’Halcro autant que Triptolème craignait sa musique. Je vous ai dit que je n’en veux qu’une par trois bowls de punch. Vous savez que c’est notre ancienne convention. Mais au lieu de cela, contez-moi ce que vous a dit Norna relativement à l’objet sur lequel vous alliez la consulter.

– Oui, c’est encore un bel exploit, s’écria Yellowley : elle n’a voulu ni nous regarder ni nous écouter. Seulement notre connaissance que voici, Claude Halcro, qui s’attendait à faire une longue conversation avec elle, s’est vu accablé de je ne sais combien de questions sur votre famille, M. Magnus Troil ; et quand elle a eu tiré de lui tout ce qu’elle voulait savoir, j’ai vu le moment qu’elle l’aurait jeté du haut de son rocher dans la mer, comme une cosse de pois vide.

– Et que vous a-t-elle dit à vous-même ? demanda Magnus.

– Elle n’a pas seulement voulu écouter un seul mot de ce que j’avais à lui dire, répondit Triptolème ; et c’est une leçon pour ceux qui ont recours aux sorcières et aux esprits familiers.

– Vous n’aviez pas besoin d’avoir recours à la science de Norna, M. Yellowley, dit Minna, qui n’était peut-être pas fâchée de mettre un terme aux plaintes qu’il faisait contre une femme qui venait de lui rendre un service dont elle était reconnaissante. Le plus jeune enfant de nos îles vous aurait dit qu’un trésor donné par les fées ne tarde jamais à disparaître, quand celui qui l’a reçu ne s’en sert pas d’une manière utile pour les autres et pour lui-même.

– Je suis votre très humble serviteur, miss Minna, répondit le facteur ; je vous remercie de ce que vous me donnez à entendre, et je suis charmé de voir que vous avez retrouvé votre esprit ; je vous demande pardon, c’est votre santé que je veux dire. Pour le trésor, je n’en ai ni usé, ni abusé, et quiconque vivrait sous le même toit que ma sœur Baby trouverait qu’il n’est pas facile de faire l’un ou l’autre. Et quant à ce qui est d’en parler, ce qui, dit-on, offense ces êtres que nous appelons en Écosse les bons voisins, et que vous appelez ici des drows, l’effigie des anciens rois norses qui se trouve sur les pièces d’or et d’argent peut en avoir dit à ce sujet autant que moi.

– C’est la vérité, dit Claude Halcro, qui n’était pas fâché de saisir cette occasion pour se venger du peu de cas que Triptolème semblait faire de ses talens en musique et en marine ; notre ami le facteur a été si scrupuleux sur ce point, qu’il n’a pas même voulu dire un mot de sa trouvaille à son maître le lord chambellan. Mais à présent que l’affaire est éventée, il aura probablement à lui rendre compte de ce qui ne se trouve plus en sa possession ; car le lord chambellan ne sera probablement pas très empressé de croire à l’histoire du nain. Je ne pense même pas, ajouta-t-il en faisant un signe des yeux à Magnus, que Norna ait cru un seul mot d’un conte si bizarre ; et j’ose dire que c’est pour cela qu’elle nous a reçus, je dois en convenir, d’une manière si sèche. Je suis porté à croire qu’elle savait que notre ami Triptolème avait caché l’argent dans quelque autre endroit, et que l’histoire du nain était entièrement de son invention. Quant à moi je ne croirai jamais qu’il existe un être semblable à celui dont il nous a fait la description, avant de l’avoir vu de mes propres yeux.

– Eh bien ! ouvrez-les donc, s’écria Triptolème en se levant avec un mouvement d’horreur, car le voilà lui-même.

Tous les yeux prirent à l’instant la direction indiquée par le geste qu’avait fait le cultivateur, et l’on aperçut la figure difforme de Pacolet, qui avait les yeux fixés sur eux, à travers la fumée dont la hutte était remplie. Il était entré pendant leur conversation sans être aperçu, et était resté immobile et en silence jusqu’au moment où le facteur avait par hasard jeté un regard de son côté. Son arrivée inattendue et son aspect hideux firent tressaillir l’Udaller lui-même, à qui sa figure était familière. Assez mécontent de son émotion involontaire, et peu satisfait du nain qui l’avait occasionée, Magnus lui demanda assez brusquement quelle affaire l’amenait. Pacolet lui répondit en lui remettant une lettre, et en proférant un son inarticulé ressemblant au mot shogh.

– C’est un mot du langage des montagnards, dit l’Udaller. Est-ce que tu as appris cette langue, Nicolas, après avoir perdu la tienne ?

Pacolet remua la tête d’un air affirmatif, et lui fit signe de lire la lettre.

– Cela n’est pas facile à la lumière du feu, dit Magnus ; cependant il faut essayer : cela peut concerner Minna.

Brenda offrit de lire.

– Non, non, répondit son père ; non, mon enfant, les lettres de Norna doivent être lues par ceux à qui elles sont adressées. Pendant ce temps, donnez un coup à boire à ce drôle de Strumpfer, quoiqu’il ne le mérite guère ; car j’ai encore sur le cœur la grimace qu’il a faite en jetant à la mer une bouteille d’excellente eau-de-vie, comme si c’eût été de l’eau puisée dans un fossé.

– Voulez-vous être son échanson… son Ganymède, demanda Halcro à Triptolème, ou faut-il que je me charge de ce rôle ?

Cependant l’Udaller essuyait avec grand soin ses lunettes, qu’il avait tirées d’un grand étui de cuivre, et les plaçant sur son nez, il se mit à étudier l’épître de Norna.

– Je ne voudrais ni toucher ce petit monstre, ni approcher de lui pour toutes les terres de Gowries, répondit le facteur ; car il s’en fallait que ses craintes fussent entièrement dissipées, quoiqu’il vît que le reste de la compagnie regardait le nain comme une créature de chair et d’os. Mais obligez-moi de lui demander ce qu’il a fait de mes pièces d’or et d’argent.

Le nain, qui avait entendu cette question, pencha la tête en arrière, et ouvrit son énorme bouche, en la montrant avec un doigt.

– S’il les a avalées, dit le facteur, il n’y a plus rien à dire. Seulement j’espère qu’elles lui profiteront comme la luzerne mouillée profite à une vache. Il paraît qu’il est au service de Norna. Tel valet, telle maîtresse ! Mais si l’on ne punit dans cette île ni le vol ni la sorcellerie, le chambellan peut chercher un autre facteur, car j’ai été habitué à vivre dans une contrée où l’on protège les propriétés des hommes contre les entreprises des brigands, et leurs âmes immortelles contre les griffes du diable et de ses commères. Que Dieu veille sur nous !

L’agriculteur exhalait son humeur avec d’autant moins de contrainte, que l’Udaller en ce moment ne pouvait l’entendre, parce qu’il avait attiré Claude Halcro dans un autre coin de la chambre.

– Maintenant, l’ami Halcro, dit Magnus, apprenez-moi donc quel motif vous a conduit à Fitful-Head ; car j’ai peine à croire que ce soit uniquement le plaisir d’accompagner un pareil oison.

– La vérité est, répondit le poète, que j’y suis allé pour consulter Norna sur vos affaires.

– Sur mes affaires ! et sur quelles affaires ?

– Sur la santé de votre fille. J’avais appris que Norna avait refusé de recevoir votre message, et n’avait pas voulu voir Éric Scambester. Or, je n’avais plus de plaisir à rien depuis que la gentille Minna était malade, et je puis dire, à la lettre comme au figuré, que je n’avais eu que des jours et des nuits de chagrin. Je pensai donc que je pouvais avoir sur Norna plus de crédit qu’un autre, attendu qu’on a toujours regardé les scaldes et les femmes inspirées comme étant de la même famille ; de sorte que j’entrepris ce voyage avec l’espoir qu’il pourrait ne pas être tout-à-fait inutile à mon ancien ami et à sa fille.

– C’est une preuve d’amitié dont je vous sais le meilleur gré, mon cher Claude. J’ai toujours dit qu’au milieu de toutes vos folies on reconnaissait en vous le cœur d’un ancien Norse. Ne vous fâchez pas de ce que je vous dis ; on doit être bien aise d’avoir le cœur meilleur que la tête. Eh bien ! vous n’avez pas obtenu de réponse de Norna j’en réponds.

– Aucune qui me satisfît du moins ; car au lieu de répondre à mes questions, elle s’est mise à m’en faire sur la santé de Minna, et je lui contai comment je l’avais rencontrée hors de chez vous pendant la nuit par un mauvais temps, et comment Brenda m’avait dit que sa sœur s’était blessée au pied ; enfin je lui dis tout ce que je savais.

– Et même quelque chose de plus, à ce qu’il paraît ; car du moins je n’ai jamais entendu dire que Minna se fût blessée.

– Oh ! ce n’est rien, rien qu’une égratignure ; mais cela m’effrayait, je craignais qu’elle n’eût été mordue par un chien ou piquée par quelque animal venimeux. Au surplus, je contai tout à Norna.

– Et que répondit-elle ?

– Elle me dit d’aller à mes affaires, et que tout s’éclaircirait à la foire de Kirkwall. Elle a fait la même réponse à ce benêt de facteur, et c’est tout ce que nous avons eu pour nos peines.

– Cela est étrange. Ma parente m’écrit dans cette lettre de ne pas manquer d’y aller avec mes filles. Il faut que cette foire l’occupe sérieusement. Et cependant je ne sache pas qu’elle ait rien à y acheter ni à y vendre. Ainsi donc vous vous en êtes allé aussi savant que vous étiez arrivé, et vous avez fait chavirer votre barque dans le voe ?

– Comment aurais-je pu l’en empêcher ? le vent de terre s’est levé tout-à-coup ; l’enfant était au gouvernail, et je ne pouvais baisser les voiles et jouer du violon en même temps. Mais qu’importe ? l’eau salée ne nuit jamais au Shetlandais, quand il peut s’en tirer ; et, grâce à Dieu, nous étions près du rivage, et l’eau n’était pas profonde. Ayant aperçu ce skeow abandonné, nous nous sommes estimés fort heureux d’y avoir un abri et de pouvoir y faire du feu. – Grâce à votre compagnie et à vos provisions, il ne nous y manque plus rien. Mais il se fait tard, et vos deux aimables filles doivent avoir sommeil ; minuit n’est pas arrivé pour rien. À côté de cette chambre, il y en a une autre où les pêcheurs couchaient. Elle sent un peu le poisson, mais c’est une odeur saine. Les deux sœurs n’ont qu’à s’y retirer avec les manteaux que vous pouvez avoir à leur donner ; et quant à nous, nous boirons un verre d’eau-de-vie, je vous réciterai quelques strophes du glorieux John ou quelques vers de ma façon, et nous dormirons ensuite comme des savetiers.

– Deux verres d’eau-de-vie si vous le voulez, s’écria l’Udaller, si toutefois nous ne sommes pas à sec ; mais pas une strophe du glorieux John ni de qui que ce soit pour cette nuit.

Cette convention fut conclue et exécutée conformément aux conditions formelles de l’Udaller. On ne songea plus ensuite qu’à dormir, et le lendemain on se mit en route chacun de son côté. Il fut arrêté, avant le départ, que Claude Halcro accompagnerait Magnus Troil et ses filles à la foire de Kirkwall.

Share on Twitter Share on Facebook