« Par cette main, tu me crois aussi bien noté que Falstaff et toi sur le livre du diable, pour cause d’obstination et d’impertinence. Que l’homme soit jugé par sa fin… quoique je puisse te le dire à toi (comme à celui que je veux bien appeler mon ami, faute d’un meilleur), j’en serais fâché, et très fâché même ! »
SHAKSPEARE, Henri IV, partie II.
Il faut que nous passions maintenant des îles Shetland dans les Orcades, et nous prions nos lecteurs de vouloir bien nous suivre jusqu’aux ruines d’un édifice ancien, mais élégant, qu’on appelle le Palais du Comte. Les restes, quoique dans un état de grande dilapidation, en existent encore dans le voisinage de la vénérable église que la dévotion norwégienne a dédiée à saint Magnus le martyr. Comme ce palais touche à celui de l’évêque, qui tombe aussi en ruines, ces lieux font une vive impression sur l’imagination en rappelant les changemens survenus et dans le culte et dans la situation politique des îles Orcades, moins exposées aux révolutions et aux dangers que tant d’autres pays du monde. On pourrait, avec quelques modifications convenables, choisir plusieurs parties de ces bâtimens ruinés comme des modèles d’habitations gothiques, pourvu que les architectes voulussent bien se contenter d’imiter ce qui est véritablement beau dans ce genre de construction, au lieu de faire une alliance des caprices de cet ordre d’architecture, en confondant au hasard les différens styles de construction civile, ecclésiastique et militaire de tous les siècles, pour y ajouter les fantaisies et les combinaisons de leur propre cerveau.
Le Palais du Comte couvre trois côtés d’un carré long, et paraît, même dans ses ruines, un édifice élégant qui réunit les caractères distinctifs des habitations des princes dans les siècles de la féodalité, c’est-à-dire la magnificence d’un palais et la force d’un château. Une grande salle à manger, communiquant avec les appartemens des tours, et ayant à chaque extrémité une cheminée immense, atteste l’hospitalité des anciens comtes des Orcades. De là on entre, presqu’à la manière moderne, dans un salon ou plutôt une galerie de même grandeur, d’où l’on passe également dans les chambres pratiquées dans les tourelles extérieures. Cette salle est éclairée par une grande fenêtre gothique qui en occupe toute une extrémité, et l’on y arrive par un grand et bel escalier divisé en trois paliers. Les ornemens et tous les détails de cet antique édifice sont aussi de fort bon goût ; mais aujourd’hui personne n’en prenant soin, ces restes de la pompe et la magnificence des anciens comtes, qui se donnaient les airs et les licences de petits souverains, se dégradent de plus en plus, et ce bâtiment a considérablement souffert depuis l’époque à laquelle se passa notre histoire.
Les bras croisés et la tête baissée, le pirate Cleveland se promenait à pas lents dans la salle que nous venons de décrire, où il s’était rendu probablement parce qu’il espérait y trouver une solitude complète. Ses vêtemens n’étaient pas les mêmes que ceux qu’il avait dans les îles Shetland. Il portait une espèce d’uniforme richement galonné et chargé de broderies, un chapeau à plumet, et une épée dont la garde était supérieurement travaillée, compagnons fidèles, à cette époque, de quiconque s’attribuait le titre de gentilhomme, annonçait ses prétentions à cette qualité. Mais si son costume avait gagné, il ne paraissait pas qu’on pût en lire autant de sa santé. Il était pâle, il avait perdu le feu de ses yeux et la vivacité de sa démarche ; sa physionomie annonçait des souffrances physiques ou des chagrins, et peut-être même un mélange des uns et des autres.
Tandis qu’il se promenait dans ce palais en ruines, l’escalier fut gravi rapidement par un jeune homme d’une taille svelte et légère, qui semblait avoir donné beaucoup de soin à sa toilette, mais avec plus d’ostentation que de goût ; ses manières offraient une affectation de l’air d’aisance auquel on reconnaissait les roués de cette époque, et sa physionomie avait une expression de vivacité mêlée de quelque effronterie. Il entra dans la salle et se présenta devant Cleveland, qui, se contentant de faire un léger mouvement de tête, enfonça son chapeau sur ses yeux, et continua, d’un air d’humeur, sa promenade solitaire.
L’étranger ajusta son chapeau, inclina la tête à son tour, prit du tabac, avec l’air d’un petit-maître, dans une boîte d’or, et en offrit à Cleveland en passant devant lui. Celui-ci l’ayant refusé avec froideur ; sans prononcer un seul mot, il remit sa tabatière dans sa poche, croisa les bras à son tour, s’arrêta devant lui, et eut l’air d’étudier avec attention tous les mouvemens de celui dont il interrompait la solitude.
Paraissant s’impatienter d’être l’objet de cet examen, Cleveland s’arrêta à son tour, et s’écria d’un ton brusque – Ne puis-je donc parvenir à jouir d’une demi-heure de tranquillité ? Que diable me voulez-vous ?
– Je suis charmé que vous ayez parlé le premier, dit l’étranger d’un ton d’insouciance. J’avais résolu de savoir si vous êtes Clément Cleveland, ou seulement son esprit, car on dit que les esprits n’adressent jamais la parole les premiers aux gens à qui ils se montrent. Maintenant je suis convaincu que c’est vous-même en chair et en os. Vous avez découvert un endroit qui conviendrait parfaitement à un hibou pour s’y cacher en plein midi, ou à un esprit pour s’y promener à la pâle lueur de la lune, comme dit le divin Shakspeare.
– Eh bien, reprit Cleveland avec un air d’humeur, voilà votre bordée de plaisanterie lâchée ; avez-vous à présent quelque chose de sérieux à me dire ?
– Je vous dirai très sérieusement que je crois que vous devez savoir que je suis votre ami.
– Je veux bien le supposer.
– C’est plus qu’une supposition. – Je vous en ai donné des preuves ; – je vous en ai donné ici et ailleurs.
– Soit et je conviens que vous avez toujours été bon camarade. – Qu’en résulte-t-il ?
– Ah ! qu’en résulte-t-il ? – Voilà une singulière manière de faire des remerciemens. – Savez-vous bien, capitaine, que c’est moi, Benson, Barlow, Dick Fletcher, et quelques autres qui vous sommes attachés, qui avons déterminé votre ancien camarade, le capitaine Goffe, à croiser dans ces parages pour vous y chercher, tandis qu’Hawkins, la plus grande partie de l’équipage et le capitaine lui-même, auraient voulu faire voile pour la Nouvelle-Espagne, afin d’y continuer notre ancien métier ?
– Plût au ciel que vous vous fussiez occupés de vos affaires, et que vous m’eussiez abandonné à ma destinée !
– Qui aurait été d’être dénoncé et pendu la première fois qu’un de ces coquins de Hollandais ou d’Anglais que vous avez débarrassés de leurs cargaisons, aurait jeté les yeux sur vous ; et, il n’existe pas dans tout l’univers un endroit où l’on rencontre plus de marins que dans ces îles. C’est pour vous sauver d’un tel risque que nous avons perdu un temps précieux dans ces parages, dont les habitans sont devenus fort exigeans : quand nous n’aurons plus ni marchandises à leur vendre, ni argent à dépenser parmi eux, ils voudront jeter le grappin sur le vaisseau.
– Et pourquoi donc ne partez-vous pas sans moi ? Nous avons fait un partage équitable ; chacun a eu sa part, que chacun fasse comme bon lui semble. D’ailleurs j’ai perdu mon vaisseau ; et après avoir été capitaine, je ne me mettrai pas en mer sous le commandement de Goffe ou de qui que ce soit. De plus vous devez savoir qu’Hawkins et lui ne m’ont jamais pardonné de les avoir empêchés de couler à fond ce brick espagnol, avec les pauvres diables de nègres qui étaient à bord.
– Que diable voulez-vous dire ? Êtes-vous Clément Cleveland, notre brave et intrépide capitaine ? Avez-vous peur d’Hawkins, de Goffe, et d’une vingtaine de pareils coquins, quand vous êtes sûr d’être appuyé par moi, par Barlow, par Dick Fletcher ? Vous avons-nous jamais abandonné, soit dans le conseil, soit dans le combat ? Pourquoi supposez-vous que nous puissions vous abandonner aujourd’hui ? Vous parlez de servir sous Goff, mais est-ce donc une chose nouvelle que de voir de braves gens qui tentent la fortune, changer de capitaine ? Soyez bien tranquille, c’est vous qui nous commanderez. Que le tonnerre m’écrase si je sers dorénavant sous ce coquin de Goffe ! Il faut que mon capitaine ait quelque chose qui sente le gentilhomme. D’ailleurs vous savez que c’est vous qui m’avez trempé les mains dans l’eau salée, et qui, de comédien ambulant sur terre, m’avez fait devenir écumeur de mer.
– Hélas ! mon pauvre Bunce, c’est un service pour lequel vous ne me devez pas de grands remerciemens.
– C’est selon que vous l’entendez. Quant à moi, je ne vois pas plus de mal à lever des contributions sur le public d’une manière que de l’autre. Mais je vous ai déjà prié d’oublier ce nom de Bunce, et de m’appeler Altamont. Il me semble qu’un homme qui fait notre métier a le droit de se choisir un nom tout aussi bien qu’un comédien ambulant ; et jamais je n’ai monté sur les planches sans porter tout au moins celui d’Altamont.
– Eh bien, soit, Jack Altamont, puisque Altamont est celui…
– Oui, capitaine, Altamont, bien ! Mais Jack n’est pas un prénom convenable. – Jack Altamont ! c’est un habit de velours avec un galon de papier doré. – Prenons Frédéric, capitaine. Frédéric et Altamont iront parfaitement ensemble.
– De tout mon cœur. Mais, dites-moi, lequel de ces noms sonnera le mieux quand on criera dans les rues : – Aveux et dernières paroles de Jack Bunce, autrement dit Frédéric Altamont, qui a été pendu ce matin pour avoir commis le crime de piraterie en pleine mer ?
– En conscience, capitaine, je ne puis répondre à cette question sans un verre de grog. Accompagnez-moi chez Bet Haldane, sur le quai, et je réfléchirai à cette affaire, à l’aide de la meilleure eau-de-vie que vous ayez jamais goûtée. J’en ferai remplir un bowl qui tient un gallon, et je connais quelques jolies filles qui nous aideront à le vider. – Mais vous branlez la tête ; vous n’êtes donc pas en train ? Eh bien, je reste avec vous ; car, de par cette main ! Cleveland, vous ne m’échapperez pas. Mais je veux vous tirer de cet amas de vieilles pierres où vous êtes enterré comme un blaireau, et vous conduire en bon air et à la lumière du soleil. – Où irons-nous ?
– Où vous voudrez, pourvu que nous n’y rencontrions aucun de nos coquins, ni même qui que ce soit.
– Eh bien, allons sûr la montagne de Whiteford, qui domine la ville ; nous nous y promènerons aussi gravement et aussi honnêtement qu’un couple de procureurs bien occupés.
Comme ils sortaient des ruines du château, Bunce se retourna pour l’examiner. – Savez-vous quel a été le dernier oiseau qui a chanté dans ce vieux poulailler ? demanda-t-il à son compagnon.
– Un comte des Orcades, à ce qu’on assure, répondit Cleveland.
– Et savez-vous quel a été son genre de mort ? J’ai entendu dire qu’il est mort d’un tour de gorge trop serré…, d’une fièvre de chanvre…, ou quelque maladie de ce genre.
– On dit que Sa Seigneurie, il y a quelques centaines d’années, eut le malheur de faire connaissance avec un nœud coulant, et d’apprendre à faire un saut en l’air.
– Eh bien, il y avait quelque honneur, dans ce temps-là, à être pendu en compagnie si respectable.
– Et qu’avait fait Sa Seigneurie pour mériter une situation si élevée ?
– Il avait pillé, blessé, tué les loyaux et fidèles sujets de Sa Majesté.
– De la famille des gentilshommes pirates ! s’écria Bunce ; et faisant à l’édifice ruiné un salut respectueux d’un air théâtral : – Très puissant, très grave et très vénérable seigneur comte, ajouta-t-il, permettez-moi de vous appeler mon cher cousin, et de vous faire un adieu cordial ; je vous laisse en bonne compagnie avec les souris et les rats, et j’emmène avec moi un honnête homme qui, depuis un certain temps, n’ayant pas plus de cœur qu’une souris, voudrait quitter sa profession et fuir ses amis comme un rat, et qui par conséquent serait un digne habitant de votre antique palais.
– Mon cher ami Frédéric Altamont ou Jack Bunce, je vous conseille de ne pas avoir le verbe si haut. Quand vous étiez sur les tréteaux, vous pouviez crier aussi fort que bon vous semblait ; mais dans votre profession actuelle, qui a pour vous tant de charmes, on ne doit jamais parler qu’avec la crainte de la grande vergue et du nœud coulant devant les yeux.
Les deux amis sortirent en silence de la petite ville de Kirkwall, et gravirent la montagne de Whiteford, dont la cime aride et stérile s’élève au nord de l’ancien Burgh de Saint-Magnus. La plaine située au pied de cette montagne était déjà emplie d’une foule de gens y faisant des préparatifs pour le lendemain, jour de la foire de Saint-Olla, rendez-vous des habitans de toutes les Orcades, et même d’un grand nombre de personnes qui y viennent de l’archipel plus éloigné des îles Shetland. C’est, pour nous servir des termes de la proclamation d’usage, – une foire et un franc marché tenu dans le bon bourg de Kirkwall, le 3 août jour de Saint-Olla. Cette foire se continue ensuite pendant un temps indéterminé, de trois jours à une semaine, et quelquefois davantage. Elle remonte à une grande antiquité, et tire son nom d’Olaüs, Olave, ou Olaw, célèbre roi de Norwège, qui introduisit le christianisme dans ces îles par la force du glaive plutôt que par les argumens d’une douceur persuasive, et respecté comme patron de Kirkwall avant de partager cet honneur avec saint Magnus.
Cleveland n’avait nullement envie de se mêler dans la scène bruyante qu’il avait sous les yeux ; et les deux compagnons, faisant un détour sur la gauche pour gravir la montagne, se trouvèrent bientôt dans une solitude absolue, si ce n’est qu’ils voyaient souvent partir devant eux quelque compagnie de grouses, dont le nombre est peut-être plus considérable dans les Orcades que dans aucune autre partie des domaines britanniques. Ayant presque atteint le sommet de cette montagne de forme conique, tous deux se retournèrent comme d’un commun accord, pour jouir de la perspective qu’ils voyaient au-dessous d’eux.
Les diverses occupations auxquelles on se livrait dans la plaine située entre la ville et la base de la montagne, animaient cette partie de la scène et y jetaient de la variété. Plus loin on voyait la ville, du sein de laquelle s’élevait, comme une grande masse qui semblait plus considérable que tout le reste de Kirkwall, l’antique cathédrale de Saint-Magnus, de l’ordre le moins élégant de l’architecture gothique, mais qui offrait pourtant un monument imposant et majestueux, ouvrage d’un siècle bien éloigné et d’une main habile. Le quai donnait une nouvelle vie à cette scène ; et non seulement toute la baie située entre les promontoires d’Inganes et de Quanterness, au fond de laquelle Kirkwall est situé, mais toute la mer, aussi bien qu’on pouvait la voir, et notamment tout le détroit qui sépare l’île de Shapinsha de celle de Pomone, la plus grande des Orcades, étaient couvertes d’une multitude de barques et de petits bâtimens de toute espèce arrivant de différentes îles pour amener des passagers ou apporter des marchandises à la foire de Saint-Olla.
Parvenus, au site le plus favorable pour jouir de toute cette scène, les deux étrangers, suivant l’usage des marins, eurent recours à leur lunette d’approche pour considérer les navires et la baie de Kirkwall. Mais l’attention de chacun d’eux semblait fixée sur un objet différent. Celle de Bunce ou d’Altamont, comme il préférait s’appeler, avait pour objet unique le sloop armé qui, remarquable par son port supérieur, et par le pavillon anglais qu’on avait eu soin d’arborer, était à l’ancre parmi les bâtimens marchands, et s’en distinguait par le bon état et l’excellente tenue de tous ses agrès, comme on remarque un soldat vétéran au milieu d’une troupe de recrues.
– Le voilà, dit Bunce ; plût à Dieu qu’il fût dans la baie de Honduras, que vous en fussiez le capitaine, que je fusse votre lieutenant, que Fletcher fût votre quartier-maître, et que nous eussions avec nous une cinquantaine de braves garçons ! Il se passerait bien du temps avant que je désirasse revoir ces bruyères rabougries et ces vilains rochers. Et vous serez notre capitaine. – Cette vieille brute de Goffe s’enivre tous les jours comme s’il était un lord ; il fait blanc de son épée ; il attaque les hommes de son propre équipage, le sabre ou le pistolet à la main ; enfin il a eu de si abominables querelles avec les habitans, qu’à peine veulent-ils apporter de l’eau et des vivres à bord, et nous nous attendons à une rupture ouverte un de ces jours.
Bunce, ne recevant aucune réponse de son compagnon, se tourna tout-à-coup vers lui, et voyant son attention dirigée d’un autre côté : – Que diable avez-vous donc ? s’écria-t-il : quel charme trouvez-vous dans cette misérable petite barque qui n’est chargée que de stockfish, de poisson salé, d’oies fumées et de barils d’un beurre pire que du suif ? toute la cargaison n’en vaudrait pas l’amorce d’un pistolet. Non, non, donnez-moi à chasser un bâtiment espagnol ! que j’aperçoive du haut du grand mât, à la hauteur de l’île de la Trinité, le Don tirant de l’eau autant qu’une baleine, pesamment chargé de rum, de sucre, de tabac, de lingots d’argent, de poudre d’or ! Alors toutes voiles au vent ; débarrassez le tillac, chacun sous les armes, arborez le Joyeux Roger . Nous en approchons, nous voyons que l’équipage est nombreux, qu’il est bien armé…
– Vingt canons sur le pont, dit Cleveland.
– Quarante, si vous voulez, répliqua Bunce ; et nous n’en avons que dix, mais qu’importe ? – Le Don lâche sa bordée. – Moquez-vous-en, camarades, placez-vous bord à bord ; maintenant à l’abordage. – C’est cela ! À l’ouvrage, à présent ; faites jouer les grenades, les pistolets, les haches, les sabres. – Le Don crie Miséricordia ! et nous le déchargeons de sa cargaison sans lui dire : Con licencia, senor.
– Sur mon honneur, dit Cleveland, vous prenez le métier tellement à cœur, que chacun conviendra que quand vous vous êtes fait pirate, la société n’a pas éprouvé une grande perte. Mais vous ne me déterminerez pas à marcher plus long-temps avec vous sur une route tracée par le diable. Vous savez vous-même que ce qu’il donne ne profite pas. Au bout d’une semaine ou d’un mois, il n’y a plus ni sucre ni rum, le tabac s’est réduit en fumée, les lingots d’argent et la poudre d’or ont passé de nos mains en celles de ces gens honnêtes et consciencieux qui demeurent à Port-Royal et en d’autres endroits. Ils ferment les yeux sur notre commerce tant que nous avons de l’argent, et deviennent des lynx quand nous n’en avons plus. Alors on ne nous fait plus qu’un froid accueil, et il arrive même quelquefois qu’on donne un avis secret au juge prevôtal : quand nos poches sont vides, ces bons amis, plutôt que de se passer d’argent, cherchent à s’en procurer aux dépens de nos têtes. Alors viennent le gibet et le licou ; et ainsi finit le gentilhomme pirate. – Je veux quitter ce métier, je vous le dis. Quand je promène les yeux d’une de ces barques à l’autre, je consentirais à ramer toute ma vie sur la plus mauvaise, plutôt que de continuer à être ce que j’ai été. Ces bonnes gens ne vont sur la mer que pour y chercher des moyens honnêtes de subsistance, et pour ouvrir une communication amicale d’une île à l’autre, pour l’utilité mutuelle de leurs habitans ; mais nous, nous ne la traversons que pour ruiner les autres, et nous perdre nous-mêmes dans ce monde et dans l’éternité. – Je ne veux plus mener une pareille vie ; je suis déterminé à devenir honnête homme.
– Et où votre honnêteté fixera-t-elle son domicile, s’il vous plaît ? lui demanda Bunce. Vous avez enfreint les lois de toutes les nations, et la main de la justice vous saisira et vous anéantira partout où vous croirez trouver un refuge. – Cleveland, je vous parle plus sérieusement que je n’ai coutume de le faire. J’ai aussi fait des réflexions, et quoiqu’elles n’aient duré que quelques minutes, elles ont été assez amères pour empoisonner des semaines entières de plaisir. – Mais voici le dilemme embarrassant : à moins que nous n’ayons envie de servir d’ornement à quelque fourche patibulaire, quel parti pouvons-nous prendre, sinon celui de continuer à vivre comme nous avons vécu jusqu’ici ?
– Nous pouvons, répondit Cleveland, réclamer le bénéfice de la proclamation faite en faveur des hommes de notre profession qui y renoncent et se livrent volontairement.
– Oui, répondit son compagnon d’un ton sec ; l’époque du temps de grâce est déjà passé depuis quelque temps ; et l’on peut aujourd’hui punir ou pardonner à volonté. Si j’étais à votre place, je ne mettrais pas ainsi mon cou à l’aventure.
– Il en est qui ont obtenu leur grâce tout récemment, répliqua Cleveland ; pourquoi serais-je plus malheureux ?
– Il est vrai, on a épargné Harry Glasby et quelques autres ; mais Glasby s’était rendu ce qu’on appelle utile ; il avait trahi ses camarades ; il avait aidé à reprendre la Fortune, et c’est ce que vous ne voudriez pas faire ; non, pas même pour vous venger de cette brute de Goffe.
– J’aimerais mieux mourir mille fois, s’écria Cleveland.
– J’en ferais serment. – Quant aux autres, ce n’étaient que des hommes d’équipage, des coquins valant à peine la corde qui les aurait pendus. Mais votre nom a fait trop de bruit pour que vous puissiez vous tirer d’affaire si aisément. Vous êtes le chef du troupeau, et vous serez marqué en conséquence.
– Et pourquoi, je vous prie ? vous savez assez comme je me suis toujours conduit, Jack.
– Frédéric, s’il vous plaît.
– Au diable ta folie ! Fais trève d’esprit, et parlons sérieusement.
– Pour un moment, soit ; car je sens l’esprit d’Altamont qui s’empare de moi. Voilà déjà dix minutes que je parle en homme grave.
– Eh bien, tâchez de parler sur ce ton quelques minutes encore. – Je sais, Jack, que vous m’êtes véritablement attaché ; et puisque j’ai entamé ce sujet, je me confierai à vous entièrement. Dites-moi donc pourquoi on me refuserait le bénéfice de cette bienheureuse proclamation. J’ai pris un extérieur dur, comme vous le savez, mais, en cas de besoin, je pourrais prouver à combien de personnes j’ai sauvé la vie ; combien de fois j’ai fait rendre aux propriétaires des marchandises que, sans mon intercession, on aurait détruites pour le seul plaisir de mal faire. En un mot, Bunce, je puis prouver…
– Que vous êtes un brigand aussi honnête que Robin Hood même ; et c’est pour cela que Fletcher, moi et ceux d’entre nous qui ne sont pas tout-à-fait des vauriens, nous vous sommes sincèrement attachés, parce que vous empêchez qu’un caractère absolu de réprobation ne s’attache au nom de pirate. – Eh bien, supposons que votre pardon vous soit accordé : que deviendrez-vous ensuite, quelle classe de la société voudra vous recevoir, où pourrez-vous trouver des amis ? Drake, sous Elisabeth, a pillé le Mexique et le Pérou, sans avoir seulement une lettre de marque à montrer ; et, bénie soit la mémoire de cette reine ! elle l’a fait chevalier à son retour. Dans le temps du joyeux roi Charles, le Gallois Hal Morgan a rapporté chez lui tout ce qu’il avait gagné sur mer, a acheté un domaine, un château ; et qui l’a jamais inquiété ? Mais ce n’est plus la même chose aujourd’hui. Soyez pirate un jour, et vous êtes proscrit à jamais. Le pauvre diable peut aller vivre dans quelque port bien obscur, évité et méprisé par tout le monde, avec la portion de ses épargnes que la justice veut bien lui laisser, car un pardon n’est pas scellé pour rien ; et quand il va se promener sur la jetée, si un étranger demande quel est cet homme à teint basané, qui marche les yeux baissés, d’un air mélancolique, à qui tout le monde fait place comme s’il avait la peste, on lui répond : C’est un tel, le pirate amnistié. Pas un homme honnête ne lui parlera ; pas une femme ayant une bonne réputation ne lui accordera sa main.
– Les couleurs de votre tableau sont bien rembrunies, Jack, s’écria Cleveland en interrompant son ami ; il y a des femmes, – il y en a une au moins, qui serait fidèle à son amant, quand même il réunirait tous les traits de votre description.
Bunce garda le silence un moment, et resta les yeux fixés sur son ami. – Sur mon âme, dit-il enfin, je commence à croire que je suis sorcier. Quelque peu vraisemblable que cela fût, je n’ai pu m’empêcher, dès le commencement, de soupçonner qu’il y avait une fille dans cette affaire. C’est, ma foi, pire que le prince Volcius amoureux. Ha ! ha ! ha !
– Riez tant qu’il vous plaira, c’est la vérité. Il existe une jeune personne qui daigne m’aimer, tout pirate que je suis ; et je vous l’avouerai franchement, Jack, quoique j’aie bien des fois maudit notre vie de forban, et que je me sois détesté moi-même pour l’avoir embrassée, je doute que j’eusse jamais eu assez de courage pour exécuter la résolution que j’ai prise, sans l’espoir de mériter celle que j’aime.
– Les choses étant ainsi, il est inutile de parler raison à un homme qui a perdu l’esprit. – L’amour, dans notre métier, capitaine, ne vaut guère mieux que la manie d’un lunatique. Il faut que cette fille soit une créature d’une espèce rare, pour qu’un homme sage risque de se faire pendre pour ses beaux yeux. Mais dites-moi donc, son esprit n’est-il pas en voyage comme le vôtre ? N’y a-t-il pas à cet égard une sorte de sympathie entre vous ? Car je suppose que ce n’est pas une de ces belles qui font profession de nous charmer, et que nous aimons tant que cela nous convient. C’est sans doute une fille d’une conduite exemplaire, d’une réputation sans tache ?
– C’est la créature la plus vertueuse, comme la plus belle, qu’un œil mortel ait jamais aperçue.
– Et elle vous aime, noble capitaine, sachant que vous êtes à la tête d’une troupe de ces gentilshommes de fortune que le vulgaire nomme pirates ?
– Oui, j’en suis assuré.
– En ce cas, elle est décidément folle, comme je le disais tout à l’heure, ou elle ne sait pas ce que c’est qu’un pirate.
– Vous avez raison sur ce dernier point. Elle a été élevée dans la retraite avec tant de simplicité, dans une ignorance si complète du mal, qu’elle compare notre occupation à celle des anciens Norses qui couvraient la mer de leurs galères victorieuses, fondaient des colonies, conquéraient des royaumes, et prenaient le titre de rois de la mer.
– C’est un titre vraiment qui sonne mieux que celui de pirate ; mais j’ose dire qu’au fond c’est à peu près la même chose. – Cette fille doit être une femme de courage. Pourquoi ne pas l’amener à bord ? Pourquoi ne pas lui passer cette fantaisie ?
– Croyez-vous donc que je veuille jouer le rôle d’un esprit de ténèbres au point de profiter de son erreur et de son enthousiasme pour conduire un ange de beauté et d’innocence dans un enfer semblable à celui qui existe, comme vous le savez, à bord de notre infâme bâtiment ? Je vous dis, mon cher ami, que mes autres crimes seraient doubles et deux fois plus odieux qu’ils le sont, ils ne seraient plus rien à côté d’une telle lâcheté !
– Eh bien donc, capitaine, il me semble que vous avez fait une folie en venant dans les Orcades. Quelque jour la nouvelle se répandra que le sloop la Vengeance, commandé par le fameux pirate Cleveland, s’est brisé sur les rochers de Main-land, et y a péri corps et biens : Vous auriez donc pu y rester ignoré de vos amis et de vos ennemis, épouser votre jolie Shetlandaise, changer votre écharpe en filet, votre épée en harpon, et chercher à pêcher en pleine mer, non des florins, mais des poissons.
– Et tel était mon dessein ; mais un misérable colporteur, – un coquin de marchand forain, se mêlant de tout ce qui ne le regarde en rien, a apporté dans les îles Shetland la nouvelle de votre arrivée ici, et je me suis vu dans la nécessité de partir, afin de m’assurer si c’était véritablement le navire-matelot dont j’avais déjà parlé avant d’avoir pris la résolution de renoncer au métier.
– Au fond, je crois que vous avez bien fait ; comme vous avez appris à Main-land notre arrivée à Kirkwall, de même nous aurions bientôt connu votre séjour dans les îles Shetland ; et quelques uns de nous, les uns par amitié, les autres par haine, plusieurs peut-être de crainte que vous n’eussiez la fantaisie de jouer le rôle d’Harry Glasby, n’auraient pas manqué de s’y transporter pour vous ramener parmi nous.
– Je m’y attendais, et c’est ce qui m’a décidé à refuser l’offre obligeante que m’avait faite un ami de m’amener ici à cette époque. Mais indépendamment de cette raison, Jack, je me suis souvenu que le scel de mon pardon coûtera quelque argent, comme vous le disiez tout à l’heure, et mes fonds étant bas, car, comme vous le savez, je ne m’en suis jamais montré avare, j’ai voulu…
– Venir chercher votre part du gâteau… Vous avez bien fait, et vous la trouverez ; car, il faut en convenir, Goffe a agi honorablement en cela, et il a exécuté nos conventions. Mais qu’il ne soupçonne rien de votre dessein de nous quitter, car je craindrais qu’il ne vous jouât quelque tour. Il se regardait comme sûr de la part qui vous appartient ; il vous croyait mort, et il aura de la peine à vous pardonner d’être ressuscité pour venir le désappointer.
– Je ne le crains pas, s’écria Cleveland, et il le sait fort bien. Je voudrais n’avoir pas plus à redouter les conséquences des relations que nous avons eues ensemble, que je ne crains celles de sa haine. Mais une autre circonstance me cause quelques alarmes. Dans une malheureuse querelle qui eut lieu pendant la nuit qui précéda mon départ de Main-land, je blessai un jeune homme qui a été mon tourment depuis que je suis dans ce pays.
– Est-il mort ? lui demanda Bunce. Cette question est plus sérieuse ici que dans les îles Bahama, où l’on peut coucher par terre dans la matinée trois ou quatre impertinens, sans que personne y songe davantage que si c’étaient des pigeons ramiers. Mais ici tout est différent. J’espère donc que vous n’avez pas rendu votre ami immortel.
– Je l’espère aussi, quoique ma colère ait été fatale à ceux qui m’en ont donné moins de cause. Cependant je dois avouer que j’en fus fâché pour ce jeune homme, d’autant plus que je me trouvai obligé de le laisser en folle compagnie.
– En folle compagnie ! que voulez-vous dire ?
– Je vais vous l’expliquer. D’abord il faut que vous sachiez que, tandis que je cherchais à séduire l’oreille de ma maîtresse pour en obtenir un moment d’entretien avant mon départ, et lui expliquer mes projets, ce jeune homme survint près de moi. Or me trouver interrompu en un pareil moment…
– Cette interruption méritait la mort, par toutes les lois de l’amour et de l’honneur.
– Trève à vos phases de tragédies Jack ; écoutez-moi. Ce jeune homme, qui est d’un caractère fort vif, jugea à propos de me répondre quand je lui ordonnai de se retirer. Vous savez que je ne suis pas doué d’une grande patience. J’appuyai mon ordre d’un coup, qu’il me rendit avec usure ; nous luttâmes quelques instans, et je pensai enfin qu’il était temps de mettre fin au combat, ce que je ne pus faire que par le moyen du poignard que, suivant mon ancienne coutume, je porte toujours sur moi, comme vous le savez. À peine l’eus-je frappé que je m’en repentis ; mais je ne pouvais plus alors que songer à m’échapper et à me cacher : car, si l’on s’était aperçu dans la maison de ce qui venait de se passer, j’étais perdu. Le chef de la famille, vieillard sévère et inflexible, m’aurait livré à la justice quand j’aurais été son frère. Je chargeai sur mes épaules le corps de mon adversaire, et je me rendis sur le bord de la mer, dans le dessein de le jeter dans quelque précipice où il aurait pu rester bien long-temps avant qu’on l’y découvrît. Cela fait, j’avais intention de me mettre à bord du canot que j’avais loué pour me rendre à Kirkwall, et qui m’attendait près du rivage, et de prendre le large sur-le-champ ; mais, comme j’arrivais près du bord de la mer, j’entendis mon jeune homme pousser un gémissement qui m’apprit que je ne lui avais pas donné la mort. J’étais en ce moment hors de la portée de tous les yeux, au milieu des rochers ; mais, bien loin de songer à consommer mon crime, je déposai par terre mon antagoniste, et je cherchai à étancher le sang qui coulait de sa blessure : en ce moment une vieille femme se présenta devant moi. Je l’avais vue plusieurs fois dans cette île ; c’est une femme à qui les naturels font l’honneur de la regarder comme sorcière, de même que celles que les nègres nomment oby. Elle m’ordonna de lui laisser le blessé, et le temps me pressait trop pour que j’hésitasse d’obéir à cet ordre. Elle allait m’en dire davantage, quand nous entendîmes la voix d’un vieillard, espèce d’original ami de la famille ; qui chantait à quelque distance. Elle mit un doigt sur ses lèvres, comme pour recommander le secret, siffla d’un ton fort bas, et aussitôt je vis arriver un nain difforme et hideux, à l’aide duquel elle emporta le blessé dans une des cavernes dont il se trouve un grand nombre en cet endroit. Quant à moi, je gagnai la mer à la hâte, je me jetai dans mon canot, et je mis à la voile. Si cette vieille coquine a réellement du crédit auprès du monarque des vents, comme on le prétend, il est constant qu’elle m’a joué un tour de son métier ; car jamais aucun des tornados que nous avons essuyés ensemble dans les Indes occidentales ne m’a écarté de ma route autant que l’ouragan épouvantable qui se déclara immédiatement après mon départ. Si je n’avais pas eu par hasard sur moi une boussole de poche, jamais je n’aurais pu toucher à Belle-Île, où je trouvai un brick qui me conduisit ici. Que la vieille femme me voulût du mal ou du bien, me voici donc bien en sûreté contre les périls de la mer, mais en proie à des inquiétudes, et tourmenté par des difficultés de plus d’une espèce.
– Au diable soit le promontoire de Sumburgh, ou n’importe quel nom on donne au maudit rocher contre lequel vous avez brisé notre incomparable Vengeance.
– Ne dites pas que je l’ai brisée ! Si les poltrons ne se fussent pas jetés dans leur chaloupe, quoique je les avertisse qu’ils seraient tous engloutis par les vagues, ce qui leur arriva avant qu’ils fussent à une portée de canon du bâtiment, la Vengeance serait encore à flot en ce moment. S’ils étaient restés avec moi, ils auraient sauvé leur vie et le vaisseau ; et si je les avais accompagnés, j’aurais péri avec eux. Qui peut dire ce qui aurait été le plus heureux pour moi ?
– Eh bien, je connais votre affaire maintenant, et il m’en sera plus facile de vous donner aide et conseil. Je vous serai fidèle, Cleveland, comme la lame l’est à la poignée. Mais je ne puis consentir que vous nous quittiez, et comme dit la vieille ballade écossaise :
Malheur à moi si nous nous séparons.
Quoi qu’il en soit, vous viendrez à bord aujourd’hui ?
– Je n’ai pas d’autre lieu de refuge, répondit Cleveland en soupirant.
Il tourna encore une fois les yeux sur la baie, dirigea sa lunette d’approche sur plusieurs des barques qui traversaient, sans doute dans l’espoir d’y découvrir Magnus Troil, et enfin il suivit en silence son compagnon.