CHAPITRE II.

« Qu’aux portes du château cent cavaliers choisis

« Soient rassemblés, demain, à nos ordres soumis. »

DOUGLAS.

Sous le règne des derniers Stuarts, le gouvernement employait tous les moyens en son pouvoir pour détruire l’esprit austère de puritanisme, qui avait été le caractère principal du gouvernement républicain. Il cherchait à faire revivre ces institutions féodales qui unissaient le vassal à son seigneur, et qui les attachaient tous deux à la couronne. L’autorité indiquait des revues fréquentes, des exercices militaires, même des jeux et des divertissemens. Cette conduite était impolitique, pour ne rien dire de plus ; car la jeunesse des deux sexes, pour qui la flûte et le tambourin en Angleterre, et la cornemuse en Écosse, auraient été une tentation irrésistible, trouvait un plaisir encore plus doux dans la résistance aux ordres qui lui prescrivaient de danser. Forcer les hommes de danser et de se réjouir par ordre est un moyen qui réussit rarement, même à bord des vaisseaux négriers, où il était jadis tenté quelquefois dans le but de faire prendre un exercice salutaire aux captifs, et de rétablir la circulation de leur sang pendant le peu de temps qu’on leur permettait de respirer l’air sur le tillac.

Le rigorisme des calvinistes augmentait en proportion du désir que le gouvernement montrait de le voir se relâcher. Ceux qui professaient une sainteté plus grande se distinguaient par l’observation judaïque du dimanche et la condamnation des plaisirs les plus innocens, comme de la danse mêlée, c’est-à-dire de la danse des hommes avec les femmes (car je crois qu’ils admettaient que la danse des hommes entre eux ou des femmes entre elles n’était plus un péché) ; ils ne négligeaient rien pour empêcher ceux sur qui ils avaient quelque influence de se montrer lorsque le ban du comté était convoqué pour les anciennes wappen-schaws, ou revues, et que chaque seigneur, sous peine d’encourir de grosses amendes, devait paraître à la tête des hommes d’armes qu’il fournissait, en raison de son fief. Les covenantaires détestaient d’autant plus ces assemblées, que les lords-lieutenans et les shériffs avaient ordre de les rendre agréables aux jeunes gens qu’auraient pu séduire en effet les exercices militaires du matin et les divertissemens qui terminaient la soirée.

Les prédicateurs et leurs fougueux prosélytes n’épargnaient ni avis ni remontrances pour diminuer le nombre de ceux qui s’y rendaient. Ils savaient que, par ce moyen, ils affaiblissaient la force apparente et la force réelle du gouvernement, en empêchant la propagation de cet esprit de corps qui ne manque jamais de régner parmi les jeunes gens habitués à se réunir pour des exercices militaires ou des jeux d’adresse. Ils consacraient donc tous leurs efforts à retenir tous ceux qui pouvaient fournir des excuses pour se dispenser de se montrer à ces assemblées ; leur sévérité censurait surtout ceux de leurs auditeurs que la simple curiosité ou l’attrait des jeux attiraient. Néanmoins, les membres de la noblesse qui partageaient leurs principes ne pouvaient pas toujours se laisser guider par eux. La loi était péremptoire ; et le conseil privé, chargé du pouvoir exécutif en Écosse, appliquait toute la rigueur des statuts contre les vassaux de la couronne qui n’obéissaient pas à l’appel périodique du wappen-schaw. Les propriétaires étaient donc dans la nécessité d’envoyer au rendez-vous leurs fils, leurs tenanciers et leurs vassaux, suivant le nombre de chevaux, d’hommes et de lances qu’ils étaient obligés de fournir. Il arrivait fréquemment que, malgré la stricte recommandation de revenir aussitôt après l’inspection obligée, les jeunes gens ne pouvaient ni résister au désir de prendre leur part des divertissemens qui terminaient la revue, ni se dispenser d’aller écouter les prières prononcées dans les églises à cette occasion. C’était là ce que les pères et mères appelaient, en gémissant, se livrer à la chose maudite qui est une abomination devant le Seigneur.

Le shériff du comté de Lanark avait convoqué le wappen-schaw d’un district pittoresque appelé le canton supérieur du Clydesdale, dans la matinée du 5 mai I679. L’assemblée se tenait dans une grande plaine, près d’un bourg royal dont le nom n’est pas bien essentiel à notre histoire. Après la revue, les jeunes gens devaient, selon l’usage, se livrer à divers exercices dont le principal était appelé le tir du Perroquet. C’était la figure d’un oiseau paré de plumes de toutes couleurs, suspendue à une grande perche, et qui servait de but aux compétiteurs pour décharger leurs fusils et leurs carabines, depuis que ces armes avaient remplacé les arcs et les flèches. Celui dont la balle atteignait l’oiseau à la distance de soixante à soixante-dix pas portait le titre glorieux de capitaine du Perroquet pendant le reste du jour, et il était conduit en triomphe au cabaret le plus achalandé du voisinage, où la soirée se terminait sous ses auspices dans les joies de la table.

On pense bien que les dames des environs s’étaient empressées d’assister à cette cérémonie, excepté celles qui, esclaves des lois rigoureuses du puritanisme, auraient cru charger leur conscience d’un crime en autorisant par leur présence les profanes amusemens des impies.

Les landaus, les barouches ou les tilburis n’étaient pas encore connus dans ces temps de simplicité. Le lord-lieutenant du comté (personnage du rang d’un duc) avait seul une voiture portée sur quatre roues, dont la lourde charpente ne ressemblait pas mal aux mauvaises gravures de l’arche de Noé. Huit gros chevaux flamands à tous crins traînaient ce char massif contenant huit places intérieures et six en dehors. Dans l’intérieur étaient Leurs Grâces le lord-lieutenant et sa noble moitié, deux enfans, deux dames d’honneur, et un chapelain rencogné dans une niche latérale formée par une projection de la portière, que sa configuration particulière faisait nommer la botte ; enfin, dans l’enfoncement du côté opposé était un écuyer de Sa Grâce. L’équipage était conduit par un cocher et trois postillons coiffés de grandes perruques à trois queues, ayant de petites épées au côté, des espingoles en sautoir derrière les épaules, et des pistolets aux arçons de leurs selles. Sur le marchepied, derrière cette maison roulante, on voyait debout, en triple rang, six laquais en livrée, armés jusqu’aux dents. Les autres personnages nobles du cortège, hommes et femmes, jeunes et vieux, étaient à cheval, chacun suivi par ses gens et ses vassaux ; mais la compagnie était choisie plutôt que nombreuse, et le lecteur en connaît déjà la cause.

Immédiatement après l’énorme carrosse dont nous venons d’essayer de donner la description, arrivait le palefroi tranquille de lady Marguerite Bellenden, qui réclamait son rang de préséance sur la noblesse non titrée du canton. Elle était en grand deuil, n’ayant jamais quitté ce costume depuis que son mari avait été condamné et exécuté comme partisan de Montrose.

Sa petite-fille, unique objet de toutes ses affections sur la terre, Édith, aux cheveux blonds, était universellement reconnue pour la jeune personne la plus jolie de tout le canton, et semblait, auprès de son aïeule, le printemps à côté de l’hiver. Sa haquenée noire d’Espagne, qu’elle guidait avec grâce, son charmant habit d’amazone et sa selle chamarrée, tout contribuait à la faire remarquer avec avantage. Les boucles nombreuses de ses cheveux, que son chapeau laissait flotter sur ses épaules, étaient retenues par un ruban vert. Ses traits avaient une douceur féminine, mais avec une expression de finesse et de gaieté qui la préservait de la fadeur si souvent reprochée aux blondes et aux yeux bleus. C’était ce qui attirait les regards, plus que l’élégance de ses vêtemens ou que son joli palefroi.

Ces deux dames n’étaient suivies que de deux domestiques à cheval, quoique leur rang ainsi que leur naissance semblassent demander un cortége plus nombreux ; mais la bonne vieille dame n’avait pu parvenir à compléter le contingent d’hommes d’armes que sa baronnie devait fournir : pour rien au monde elle n’aurait voulu rester au-dessous de ses obligations à cet égard, et elle avait métamorphosé tous ses domestiques en militaires. Son vieil intendant, qui, armé de pied en cap, conduisait sa troupe, avait sué sang et eau, comme il le disait, pour vaincre les scrupules et les prétextes des fermiers qui voulaient éluder de fournir les hommes, les chevaux et les harnais exigés par la loi. Enfin la dispute avait fini par une déclaration ouverte des hostilités, l’épiscopal en courroux ayant fait tomber sur les récalcitrans le tonnerre de son indignation, et ayant reçu d’eux en retour la menace de l’excommunication calviniste. Que faire en cette circonstance ? Il pouvait les dénoncer au conseil privé, qui aurait prononcé une amende contre les réfractaires, et envoyé chez eux garnison pour la faire payer : mais c’eût été introduire des chasseurs et des chiens dans un jardin pour y tuer un lièvre.

– Les rustres ne sont pas trop riches, dit Harrison en lui-même, et si les habits rouges viennent leur prendre le peu qu’ils possèdent, comment pourront-ils payer leurs rentes à la Chandeleur ? Il n’est déjà pas trop facile d’obtenir le paiement de ce qu’ils doivent.

En conséquence, Harrison se décida à armer l’oiseleur, le fauconnier, le valet de pied, le garçon de ferme et un vieux ivrogne de sommelier qui, ayant jadis servi dans les rangs des cavaliers avec feu sir Richard, sous Montrose, étourdissait chaque soir toute la maison du récit de ses exploits à Kilsythe et à Tippermoor. C’était d’ailleurs le seul homme de la bande qui eût le moindre zèle pour la cérémonie. De cette manière, et en recrutant deux ou trois braconniers, M. Harrison compléta le contingent que lady Bellenden avait à fournir comme propriétaire de la baronnie de Tillietudlem et autres lieux.

Dans la matinée, comme Harrison passait sa troupe dorée en revue devant la porte de la tour, Mause, mère du valet de ferme, arriva chargée des grosses bottes, de la jaquette en peau de buffle et du reste de l’accoutrement qui avait été envoyé à Cuddy pour le service du jour. Elle les déposa à terre, devant l’intendant, avec une gravité affectée, en l’assurant que, soit que ce fût la colique, soit que ce fût le saisissement subit d’un scrupule de conscience, chose qu’elle ne pouvait décider, Cuddy avait souffert des tranchées atroces toute la nuit, et n’était guère mieux ce matin : – Le doigt de Dieu, ajouta-t-elle, est là-dedans, et mon fils ne doit pas prendre part à de telles corvées. Vainement on menaça Mause de lui donner son congé et de la punir ; elle resta obstinée : une visite domiciliaire eut lieu sur-le-champ, et l’on trouva Cuddy hors d’état de répondre autrement que par de profonds gémissemens. Mause était une ancienne domestique de la famille, et une espèce de favorite de lady Margaret : elle avait donc des priviléges. Lady Margaret était déjà en route pour le wappen-schaw, on ne pouvait en appeler à son autorité. Dans cette extrémité, le génie du vieux sommelier trouva un expédient fort heureux.

– Pourquoi ne pas prendre Goose Gibby ? s’écria-t-il ; j’ai vu combattre sous Montrose bien des gens qui ne valaient pas Goose Gibby.

Gibby était un jeune garçon un peu niais, d’une très petite taille, et chargé du soin de la basse-cour sous l’inspection de celle qui en avait la surintendance ; car dans une famille écossaise de ce temps-là il y avait une grande subrogation de travaux. On envoya chercher le marmot ; on l’affubla de la jaquette de peau de buffle, dont il pouvait à peine supporter le poids ; ses petites jambes entrèrent dans d’énormes bottes ; un casque lui couvrit la tête presque jusqu’au menton, comme un éteignoir, et on attacha un grand sabre à son côté, ou, pour mieux dire, ce fut lui qu’on attacha à un grand sabre. Ainsi accoutré, Gibby fut hissé, à sa demande, sur le cheval le plus doux qu’on put trouver. Instruit et soutenu par le vieux sommelier Gudyil, qui se chargea d’être son chef de file, il passa la revue comme les autres, le shériff ne croyant pas devoir examiner très scrupuleusement les recrues d’une dame aussi bien disposée pour le roi que l’était lady Bellenden.

Telle est la cause qui força lady Bellenden à se montrer en public sans autre suite que deux laquais, ce dont elle aurait rougi en toute autre circonstance : mais il n’était pas de sacrifice personnel, même celui de son amour-propre, quelle ne fût prête à faire à la cause de la royauté. Elle avait perdu son mari et deux fils de grande espérance dans les guerres civiles qui avaient eu lieu à cette époque malheureuse ; mais elle en avait reçu une récompense flatteuse : lorsque Charles II traversait l’ouest de l’Écosse pour aller livrer bataille à Cromwell dans la plaine fatale de Worcester, il s’était arrêté au château de Tillietudlem, et y avait accepté un déjeuner. Cet événement faisait une époque importante dans la vie de lady Marguerite Bellenden, et il était bien rare qu’elle passât un seul jour sans trouver occasion de citer quelque circonstance de la visite dont le roi l’avait honorée, sans oublier que Sa Majesté avait daigné l’embrasser sur les deux joues, mais omettant d’ajouter qu’il avait accordé la même faveur à deux servantes fraîches et réjouies, métamorphosées pour ce jour-là en dames d’honneur.

Une telle marque de la faveur royale aurait bien suffi sans doute pour que lady Marguerite embrassât à jamais la cause des Stuarts ; mais sa naissance, son éducation, et sa haine pour le parti opposé, l’avaient déjà irrévocablement attachée à leur fortune. Ils semblaient triompher en ce moment ; mais lady Margaret avait été fidèle à leur cause dans les circonstances les plus critiques, et elle était prête à braver les mêmes revers, si le sort les trahissait encore. Ce jour-là elle jouissait pleinement de voir déployer une force prête à soutenir les intérêts de la couronne, et dévorait en secret la mortification qu’elle éprouvait en se trouvant abandonnée d’une partie de ses propres vassaux.

Respectée par toutes les anciennes familles du comté, elle vit tous les chefs de maison qui assistaient à la revue s’empresser de lui rendre leurs hommages, et il n’y eut pas un jeune homme de distinction qui, se tenant ferme sur ses étriers et se redressant sur son cheval, ne vînt caracoler devant miss Édith Bellenden, pour déployer l’adresse avec laquelle il guidait sa monture ; mais tous ces jeunes cavaliers, distingués par leur rang et leur loyauté héréditaire, n’obtenaient d’Édith rien au-delà de ce qu’exigeaient les lois de la courtoisie. Elle écoutait avec une égale indifférence les complimens qu’on lui adressait, et dont la plupart étaient pillés des longs romans de La Calprenède et de Scudéry, modèles dans lesquels la jeunesse de ce siècle aimait à étudier ses sentimens et ses discours, jusqu’à ce que la folie du temps s’ennuyant de ces éternelles rapsodies de Cyrus, de Cléopâtre, et d’autres, les réduisit en petits volumes aussi courts que ceux que j’entreprends de faire lire aujourd’hui. Mais le destin avait décidé que miss Bellenden ne montrerait pas la même indifférence pendant tout le cours de la journée.

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