CHAPITRE PREMIER. Préliminaires.

« Pourquoi d’un pas infatigable

« Poursuit-il des tombeaux les sentiers ténébreux ?

« – Pour sauver de l’oubli le nom de ses aïeux. »

LANGMORNE.

Il n’est peut-être aucun de nos lecteurs (dit le manuscrit de M. Pattieson) qui, un beau soir d’été, n’ait pris plaisir à considérer la sortie joyeuse d’une école de village. L’esprit, bruyant de la jeunesse, contenu si difficilement pendant les heures ennuyeuses de la discipline, éclate, pour ainsi dire, en cris, en chansons et en gambades, lorsque les marmots se réunissent en groupes sur le théâtre ordinaire de leurs récréations, et y préparent leurs jeux pour la soirée : il est un individu qui a aussi sa part du plaisir qu’apporte cette heure si désirée, mais dont les sentimens ne sont pas aussi évidens aux yeux du spectateur, ou du moins celui-ci ne sympathise pas si volontiers avec lui. Je veux parler du magister lui-même, qui, assourdi par le bourdonnement continuel, et suffoqué par l’air épais de son école, a passé tout le jour (seul contre toute une armée) à contenir la pétulance, à aiguillonner la paresse, à éclairer la stupidité, et à multiplier ses efforts pour réduire l’obstination. La répétition d’une même leçon récitée cent fois, et que varient seulement les bévues des écoliers, a confondu sa propre intelligence ; les fleurs mêmes du génie classique, qui charmaient le plus sa pensée rêveuse, ont été flétries dans son imagination, à force d’être associées aux larmes et aux punitions ; de sorte que les églogues de Virgile et les odes d’Horace ne lui rappellent plus que la figure boudeuse et la déclamation monotone de quelque enfant à la voix criarde. Si à toutes ces peines morales viennent se joindre celles d’un tempérament délicat ; s’il a une âme ambitieuse de quelque fonction plus distinguée que celle d’être le tyran de l’enfance, le lecteur pourra concevoir quel soulagement procure une promenade solitaire, par une fraîche soirée d’automne, à celui dont la tête a souffert et dont les nerfs ont été tendus pendant tout un jour par l’occupation pénible de l’enseignement public.

Pour moi, ces promenades du soir ont été les heures les plus douces d’une vie malheureuse ; et si quelque lecteur indulgent veut bien par la suite trouver du plaisir à parcourir ces pages, fruit de mes veilles, je ne suis pas fâché qu’il sache que le plan en a été presque toujours tracé dans ces momens où, délivré de ma tâche et du bruit, le paysage paisible d’alentour avait disposé mon esprit au travail de la composition.

Mon rendez-vous favori, dans ces heures d’un agréable loisir, est le bord d’un petit ruisseau qui, serpentant à travers une vallée de vertes fougères, va passer devant l’école de Gandercleugh. Dans le premier quart de mille, je peux bien être distrait de mes méditations par la révérence ou le coup de chapeau de ceux d’entre mes élèves qui viennent jusque là pêcher la truite et les fretins dans le petit ruisseau, ou chercher des joncs et les fruits de l’arbousier sur ses rives ; mais au-delà de l’espace que j’ai mentionné, les jeunes pêcheurs n’étendent pas volontiers leurs excursions après le coucher du soleil. La cause en est qu’au bout de la petite vallée, et dans un lieu à l’écart, on trouve un cimetière abandonné, dont les petits tapageurs ont peur d’approcher à l’heure du crépuscule, tandis que pour moi cette enceinte a un charme inexprimable. Ce fut long-temps le but favori de mes promenades, et si mon généreux patron n’oublie pas sa promesse, ce sera probablement bientôt mon lieu de repos après mon pèlerinage dans ce monde.

C’est un asile qui a toute la solennité des cimetières, sans exciter les autres sentimens moins agréables qu’ils nous font éprouver. Depuis plusieurs années il est tellement abandonné, que ses différens tertres épars ça et là sont couverts de la même verdure qui forme le tapis de toute la plaine. Les monumens, et il n’y en a que sept ou huit, sont à demi enfoncés dans la terre et cachés par la mousse. Aucune tombe récente n’y trouble le calme paisible de nos réflexions en nous retraçant l’image d’une calamité de la veille ; aucune touffe de gazon ne nous force de songer que son abondance est due aux dépouilles corrompues d’un de nos semblables qui fermentent sous la terre. La marguerite, qui émaille le sol, et la campanule, qui y est suspendue en guirlandes, reçoivent leur sève de la rosée pure du ciel, et leur aspect ne nous cause aucune idée repoussante ou pénible. La mort a bien été ici, et ses traces sont devant nous ; mais elles sont adoucies et n’ont plus rien de leur horreur, grâce à l’éloignement où nous sommes de l’époque où elles furent imprimées dans ce lieu pour la première fois. Ceux qui dorment sous nos pieds ne tiennent à nous que par la réflexion que nous faisons qu’ils furent jadis ce que nous sommes aujourd’hui, et que, de même que leurs restes sont identifiés avec la terre, notre mère commune, les nôtres seront soumis un jour à la même transformation.

Cependant, quoique la mousse couvre, depuis quatre générations, les plus modernes de ces humbles tombeaux, la mémoire de ceux qu’ils renfermèrent est encore l’objet d’un culte respectueux. Il est vrai que sur le plus considérable, et le plus intéressant pour un antiquaire, sur le monument qui porte l’effigie d’un valeureux chevalier revêtu de sa cotte de mailles avec son bouclier au bras gauche, les armoiries sont effacées par le temps, et quelques lettres nous laissent incertains s’il faut lire Dns-Johan… de Hamel… ou Jehan… de Lamel… Il est vrai encore, quant à l’autre, où sont richement sculptées une mitre, une croix et une crosse, que la tradition peut tout au plus nous apprendre que c’est un évêque inconnu qui y fut enterré.

Mais sur deux autres pierres, à peu de distance, on lit, en prose grossière et en vers aussi peu élégans, l’histoire de ceux qui reposent dessous. L’épitaphe nous assure qu’ils appartinrent à la classe de ces presbytériens persécutés qui figurèrent si malheureusement sous le règne de Charles II et de son successeur.

En revenant du combat des collines de Pentland, une troupe d’insurgés avait été attaquée dans ce vallon par un détachement des soldats du roi, et trois ou quatre d’entre eux furent tués dans l’escarmouche, ou fusillés comme rebelles pris les armes à la main. Le villageois continue à rendre aux tombeaux de ces victimes du presbytérianisme un honneur qu’il n’accorde guère à de plus riches mausolées : lorsqu’il les montre à ses fils et leur raconte les persécutions de ces temps d’épreuves, il conclut ordinairement par l’exhortation d’être prêts, si les circonstances l’exigeaient, à résister à la mort, comme leurs braves ancêtres, pour la cause de la liberté civile et religieuse.

Quoique je sois éloigné de respecter les principes singuliers de ceux qui se disent les héritiers de ces hommes qui n’avaient pas moins d’intolérance et de bigoterie que de vraie piété, cependant je ne voudrais point outrager la mémoire de ces infortunés. Plusieurs réunissaient les sentimens indépendans d’un Hampden à la résignation d’un Hooper ou d’un Latimer. D’une autre part, il serait injuste d’oublier que même plusieurs de ceux qui furent les plus actifs à étouffer ce qu’ils appelaient l’esprit séditieux de ces chrétiens errans, ceux-là, même quand vint leur tour de souffrir pour leurs opinions politiques et religieuses, montrèrent la même audace et le même dévouement, qui étaient accompagnés chez eux de la loyauté chevaleresque comme chez les autres de l’enthousiasme républicain.

On a souvent remarqué que la fermeté du caractère écossais se montre avec avantage dans l’adversité, semblable alors au sycomore de nos montagnes, qui dédaigne de plier ses jeunes rameaux sous le vent contraire, mais qui, les déployant dans toutes les directions avec la même vigueur, ne cède jamais à l’orage, et se laisse briser plutôt que de fléchir. Je veux parler de mes concitoyens tels que je les ai observés. On m’a dit que dans les pays étrangers ils sont plus dociles. Mais il est temps de finir ma digression.

Un soir d’été, dans une de mes promenades habituelles, je m’approchais de cet asile des morts, aujourd’hui abandonné, lorsque je fus un peu surpris d’entendre un bruit différent des sons qui en charment ordinairement la solitude, c’est-à-dire le murmure du ruisseau et les soupirs de la brise dans les branches de ces frênes gigantesques, limite du cimetière. Cette fois-ci, je distinguai le bruit d’un marteau, et je craignis de voir réaliser le projet de deux propriétaires qui, ayant leurs terres divisées par mon ruisseau favori, voulaient depuis long-temps faire creuser un fossé pour substituer une fade régularité aux gracieux détours de l’onde.

En avançant je fus agréablement surpris : un vieillard était assis sur le monument des anciens presbytériens, et activement occupé à retracer avec un ciseau les caractères de l’inscription, qui annonçait en style de l’Écriture les bénédictions célestes réservées aux victimes, et prononçait anathème contre leurs assassins. Une toque bleue, d’une dimension peu commune, couvrait les cheveux gris de ce pieux ouvrier. Son costume était un habit antique du gros drap appelé hoddin-grey que portent les vieillards à la campagne, avec la veste et les culottes de même. L’ensemble de son costume, quoique décent encore, attestait un long service. De gros souliers ferrés et des gramoches ou guêtres en drap noir complétaient son équipement. À quelques pas de lui paissait, parmi les tombeaux, un poney, son compagnon de voyage, dont le poil, d’une blancheur sans mélange, les os saillans et les yeux creux, indiquaient la vieillesse. Il était enharnaché de la manière la plus simple, avec un licol de crin et un sank ou coussin de paille au lieu de bride et de selle. Une poche de canevas pendait au cou de l’animal, pour contenir sans doute les outils de son maître et tout ce qu’il voulait porter avec lui. Quoique je n’eusse jamais vu le vieillard, cependant son occupation singulière et son équipage me firent aisément reconnaître en lui un presbytérien errant dont j’avais souvent entendu parler, et connu dans diverses contrées de l’Écosse sous le nom de Old Mortality. Où était né cet homme, quel était son véritable nom ? C’est ce que je n’ai pu savoir ; et je ne connais qu’imparfaitement les motifs qui lui avaient fait abandonner sa maison pour adopter cette vie errante.

Suivant la plupart, il était natif du comté de Dumfries ou de Galloway, et descendait en ligne directe de quelqu’un de ces défenseurs du Covenant dont les exploits et les malheurs étaient son entretien de prédilection. On dit qu’il avait précédemment tenu une petite ferme ; mais, soit après des pertes pécuniaires, soit après des malheurs domestiques, il renonça à cet état et à tout autre. Pour me servir du langage de l’Écriture, il quitta sa maison, sa famille, ses amis, et mena une vie errante jusqu’au jour de sa mort, c’est-à-dire pendant une trentaine d’années, dit-on.

Pendant son long pèlerinage, cet enthousiaste pieux réglait ses courses de manière qu’il visitait annuellement les sépultures des malheureux presbytériens qui avaient souffert par le glaive ou par la main du bourreau sous le règne des deux derniers Stuarts. Ces sépultures sont en grand nombre dans la partie occidentale des districts d’Ayr, de Galloway et de Dumfries, mais on en trouve encore dans toutes les autres parties de l’Écosse où les fugitifs avaient combattu, succombé ou souffert en martyrs. Elle sont souvent écartées de toute habitation humaine : mais partout où elles existaient, Old Mortality ne manquait jamais de les visiter quand elles se trouvaient sur son passage dans sa tournée annuelle.

Au fond des retraites les plus solitaires des montagnes, le chasseur a souvent été surpris de le voir occupé à dépouiller les pierres funéraires de la mousse qui les couvrait, pour rétablir avec son ciseau les inscriptions à demi effacées, et les emblèmes de deuil dont sont ornés les plus simples monumens. Une piété sincère quoique bizarre était le seul motif qu’avait le vieillard pour consacrer tant d’années de sa vie à honorer ainsi la mémoire des défenseurs de l’Église. Il croyait remplir un devoir sacré en conservant pour la postérité les emblèmes du zèle et des souffrances de nos ancêtres, et en entretenant pour ainsi dire la flamme du phare qui devait exciter les générations futures à défendre leur religion au prix de leur sang.

Dans tous ses pèlerinages, le vieillard semblait n’avoir jamais besoin d’assistance pécuniaire, et n’en acceptait jamais. Il est vrai qu’il ne manquait de rien, car partout il trouvait une hospitalité préparée sous le toit de quelque caméronien de sa secte ou de quelque autre personne religieuse. Il reconnaissait toujours l’accueil qu’on lui faisait, en réparant les tombeaux, s’il en existait, de la famille ou des ancêtres de ses hôtes ; et comme il était rencontré le plus souvent occupé à cette tâche pieuse dans quelque cimetière de village, ou penché sur une tombe isolée dans les landes, troublant le pluvier et le merle par le bruit de son ciseau et de son marteau, pendant que son vieux poney paissait à son côté, cette habitude de vivre parmi les tombeaux lui avait fait donner le nom populaire de Vieillard de la mort.

Le caractère d’un homme comme celui-là ne pouvait guère avoir d’affinité même avec une gaieté innocente. Cependant il passe parmi ceux de sa secte pour avoir été d’une humeur riante. Les descendans des persécuteurs, ceux qu’il soupçonnait de partager leurs principes, et les railleurs de la religion, qui lui cherchaient quelquefois querelle, étaient traités par lui de race de vipères ; s’il s’entretenait avec les gens raisonnables, il était grave, sentencieux et même un peu sévère ; mais on dit qu’on ne le vit jamais se livrer à une colère violente, excepté un jour qu’un méchant écolier brisa avec une pierre le nez d’un chérubin que le vieillard retouchait. Je suis généralement très sobre de la verge, malgré la maxime de Salomon, qui ne doit pas mettre ce grand roi en bonne renommée dans les écoles ; mais cette fois-là je jugeai à propos de prouver que je ne haïssais pas l’enfant.

Je reviens aux circonstances de ma première entrevue avec cet intéressant enthousiaste.

Pour l’aborder, je n’oubliai pas de rendre hommage à son âge et à ses principes, commençant par m’excuser avec respect d’oser interrompre ses travaux Le vieillard fit une pause, ôta ses lunettes, les essuya, et, les remettant sur son nez, répondit à ma politesse avec cordialité. Encouragé par son ton affable, je hasardai quelques questions sur ceux dont il réparait alors le monument. Parler des exploits des presbytériens était son plaisir, comme la conservation de leurs monumens son occupation. Il était prodigue de paroles quand il s’agissait de communiquer tous les détails qu’il avait recueillis sur eux, sur leurs guerres et leurs persécutions. On aurait pu croire qu’il avait été leur contemporain, et qu’il avait vu lui-même tout ce qu’il racontait, tellement il identifiait ses sentimens et ses opinions avec les leurs. – Il y avait dans ses récits tous les détails circonstanciés d’un témoin oculaire.

– C’est nous, disait-il d’un ton inspiré, c’est nous qui sommes les seuls véritables whigs. Des hommes charnels ont usurpé ce titre glorieux en suivant celui dont le royaume est de ce monde. Quels sont ceux d’entre eux qui voudraient s’asseoir pendant six heures sur un coteau pour entendre un pieux sermon ? Au bout d’une heure ils seraient fatigués. Ils ne valent guère mieux que ceux qui n’ont pas honte de prendre le nom de torys, ces persécuteurs altérés de sang. Ce sont tous des hommes intéressés, affamés de pouvoir, de richesses, ivres d’ambition terrestre, et oubliant tout ce qu’ont fait les illustres chrétiens qui bravèrent les méchans au jour de la colère céleste. Faut-il s’étonner s’ils craignent l’accomplissement de ce que prédit le digne M. Peden, ce pieux serviteur du Très-Haut, dont aucune parole n’est tombée par terre ; faut-il s’étonner s’ils craignent de voir les momies français se montrer dans les vallons d’Ayr et sur les coteaux de Galloway, en aussi grand nombre que nos montagnards en 1677. Et ils sont déjà armés de la lance et de l’arc, alors qu’ils devraient gémir sur un royaume de pécheurs et sur la violation du Covenant.

Je calmai le vieillard en ayant soin de ne pas contrarier ses opinions ; et, désireux de prolonger mon entretien avec un personnage si original, je lui persuadai d’accepter l’hospitalité que M. Cleishbotham est toujours bien aise d’offrir à tous ceux qui en ont besoin. En cheminant vers l’école, nous entrâmes à l’auberge de Wallace, où j’étais sûr de trouver mon patron, Après un échange de civilités, le vieillard se laissa entraîner, mais difficilement ; à prendre avec son hôte un verre de liqueur, et cela à condition qu’il porterait lui-même une santé, qu’il fit précéder d’une prière de cinq minutes ; et puis, citant son bonnet et levant les yeux au ciel, il but à la mémoire de ces héros de l’Église qui avaient les premiers arboré sa bannière sur les montagnes. Comme aucune instance ne put l’engager à prendre un second verre, mon patron l’accompagna chez lui, et le logea dans la chambre du prophète : c’est ainsi qu’il appelle ce cabinet qui contient un lit de réserve occupé souvent par le pauvre voyageur.

Le jour suivant, je pris congé du vieillard de la mort, qui parut touché de l’attention inaccoutumée avec laquelle j’avais cultivé sa connaissance et écouté sa conversation. Quand il fut monté, non sans peine, sur le vieux poney blanc, il me prit la main et me dit : – La bénédiction de notre maître soit avec vous, jeune homme ! mes heures sont comme les épis mûrs, et vos jours sont encore dans leur printemps. Cependant vous pouvez être porté dans les greniers de la mort avant moi, car sa faux moissonne aussi souvent l’épi vert que l’épi mûr ; et il est sur vos joues une couleur qui, comme le vermillon de la rose, ne sert souvent qu’à cacher le ver de la tombe. Travaillez donc comme un ouvrier qui ignore quand son maître viendra : et si Dieu veut que je retourne dans ce village après que vous serez déjà dans le lieu de repos, ces mains ridées vous sculpteront une pierre qui empêchera votre nom de périr.

Je remerciai le vieillard de ses généreuses intentions à mon égard, et je poussai un soupir moins de regret que de résignation, en pensant à la possibilité d’avoir bientôt besoin de ses bons offices. Mais quoique, selon toutes les probabilités humaines, il ne se soit pas trompé en supposant que le fil de ma vie pût être tranché avant le temps, il avait espéré pour lui une trop longue continuation de son pèlerinage sur la terre. Il y a aujourd’hui quelques années qu’il est absent de tous les lieux qu’il fréquentait, tandis que la mousse et le lichen couvrent rapidement ces pierres qu’il avait passé sa vie à protéger contre la dégradation. Vers le commencement de ce siècle, il termina ses travaux mortels, et fut trouvé sur la route de Lockerberry, dans le comté de Dumfries, épuisé et expirant ; le vieux poney compagnon de ses courses se tenait immobile près de son maître, sur lequel on trouva une somme suffisante pour l’enterrer décemment, ce qui prouve que sa mort ne fut hâtée ni par la violence ni par le besoin. Le bas peuple conserve avec respect sa mémoire, et plusieurs croient que les pierres qu’il répara n’auront plus besoin du secours du ciseau. On va même jusqu’à assurer que depuis la mort du vieillard de la mort, les noms des martyrs sont restés lisibles sur les pierres où leur meurtre est constaté, tandis que ceux de leurs persécuteurs, gravés sur les mêmes monumens, sont entièrement effacés. Il n’est guère besoin de dire que ceci n’est qu’une fable, et que depuis la mort du pieux pèlerin les pierres qui étaient l’objet de ses soins tombent chaque année en ruine, comme tous les monumens terrestres.

Mes lecteurs comprendront bien qu’en voulant composer un tout des anecdotes que j’eus l’avantage de recueillir de la bouche du vieillard, je me suis bien gardé d’adopter son style, ses opinions, et même ses récits des faits, quand ils m’ont paru dénaturés par ses préjugés. J’ai tout employé pour les vérifier, en remontant à la source des traditions authentiques que m’ont fournies l’un et l’autre parti.

Du côté des presbytériens, j’ai consulté les fermiers de l’ouest, qui, par la munificence de leurs propriétaires ou autrement, ont pu, malgré le bouleversement de domaines, conserver la jouissance des pâturages dans lesquels leurs pères conduisaient leurs troupeaux. Je dois pourtant avouer que plus nous avançons, plus cette source d’informations m’a paru limitée. J’ai donc eu recours, pour y suppléer, à ces modestes voyageurs que la civilité scrupuleuse de nos ancêtres appelait marchands ambulans ; mais que depuis, copiant en tant d’autres choses les sentimens et les idées de nos voisins plus riches, nous avons nommés comme eux porte-balles ou colporteurs. Je dois reconnaître mes obligations envers ces tisserands de campagne qui voyagent pour débiter leur travail d’hiver, mais surtout envers les tailleurs, qui, grâce à leur profession sédentaire et à la nécessité où ils sont parmi nous de l’exercer en résidant pour un temps dans les maisons de leurs pratiques, peuvent être considérés comme possédant un registre complet de traditions rurales. Je leur suis redevable de plusieurs éclaircissemens sur les récits du vieillard de la mort.

J’ai éprouvé plus de peine à trouver des matériaux pour corriger la partialité de ces astres de la science des traditions, me proposant d’offrir un tableau fidèle des mœurs de cette époque malheureuse, et de rendre en même temps justice aux deux partis. Mais j’ai été à même de modifier les récits du vieillard et de ses amis caméroniens par les rapports de plus d’un descendant de ces anciennes et honorables familles, aujourd’hui déchues dans la vallée de la vie, et qui gardent encore un orgueilleux souvenir du temps où leurs ancêtres combattirent et succombèrent pour la race exilée des Stuarts. Je puis même me vanter de certaines autorités respectables de ce côté, car plus d’un évêque non-conformiste, dont les revenus et le pouvoir étaient réduits sur une échelle aussi apostolique que pourrait le désirer le plus grand ennemi de l’épiscopat, ont daigné, en passant par l’auberge de Wallace, me fournir leurs informations comme correctifs des faits que d’autres m’avaient transmis. Il y a aussi par-ci par-là un laird ou deux qui, tout en haussant les épaules, ne sont guère honteux d’avouer que leurs pères ont servi dans les escadrons persécuteurs d’Earlshall et de Claverhouse. J’ai consulté avec fruit les gardes-champêtres de ces gentilshommes : cette charge est une de celles qui deviennent le plus facilement héréditaires.

Après tout, en retraçant de nos jours les résultats que des principes opposés eurent sur les bons et sur les méchans de chaque parti, je ne dois pas craindre d’être soupçonné de vouloir me rendre coupable d’outrage et d’injustice envers l’un ou l’autre. Le souvenir d’anciennes injures, le mépris et la haine de leurs adversaires, firent naître, il est vrai, la rigueur et la tyrannie dans un parti ; mais on ne saurait nier que, si le zèle de la maison du Seigneur ne dévora pas les partisans du Covenant, il dévora du moins, suivant l’expression de Dryden, beaucoup de leur loyauté, de leur bon sens et de leur bonne éducation. Nous pouvons espérer que les âmes de tous ceux qui étaient de bonne foi et vraiment braves dans les deux partis ont depuis long-temps jeté d’en haut un regard de surprise et de pitié sur les motifs mal appréciés qui causèrent leur haine mutuelle et leur état d’hostilité dans cette vallée de ténèbres, de sang et de larmes. Paix à leur mémoire ! Pensons d’eux ce que l’héroïne de notre seule tragédie écossaise prie son époux de penser de son père défunt.

Ah ! ne blasphémez point la cendre de mon père :

Son crime fut alors l’implacable colère,

Crime expié depuis par de cruels malheurs  !

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