« Vous lisez sur son front, – c’est la première page
« Du tragique récit que contient tout l’ouvrage. »
SHAKSPEARE
Débarrassé de la présence de la bonne femme de charge, Morton se prépara à porter à son hôte ce qu’il avait mis de côté des provisions qu’Alison lui avait servies. Il ne crut pas nécessaire de prendre une lumière, étant parfaitement au fait du chemin. Ce fut heureux pour lui, car à peine mettait-il le pied sur le seuil de la porte, qu’un bruit de chevaux lui annonça que les cavaliers dont il avait déjà entendu les tambours allaient passer près de la hauteur sur laquelle était située la maison de Milnwood. L’officier prononça distinctement le mot halte. Un silence profond suivit, interrompu seulement par la voix hennissante ou le piétinement d’impatience de quelques coursiers.
– À qui est cette maison ? demanda quelqu’un d’un ton d’autorité.
– À David Milnwood, s’il plaît à Votre Honneur, répondit-on.
– Le propriétaire est-il bien pensant ? reprit la première voix.
– Il suit un ministre toléré par le gouvernement, et il ne s’est jamais montré réfractaire aux lois.
– Oh ! oui, j’entends, toléré ! Cette tolérance est un masque de trahison, très impolitiquement accordé à ceux qui sont trop lâches pour montrer leurs sentimens au grand jour. J’ai envie de faire visiter la maison : qui sait si quelqu’un des complices de ce meurtre infernal n’y est pas caché ?
– Je vous assure, dit une troisième voix avant que Morton eût le temps de se remettre de l’alarme qu’il éprouvait, – que c’est une peine inutile et du temps perdu. Milnwood est un vieil avare hypocondre et infirme qui ne se mêle nullement de politique, et qui tient à son argent plus qu’à toute autre chose au monde. Son neveu était ce matin au wappen-schaw, il a même été capitaine du Perroquet, ce qui ne sent pas le fanatisme. Je vous réponds que tout le monde dort depuis long-temps dans cette maison, et vous tueriez le pauvre vieillard en lui donnant l’alarme à une pareille heure.
– Cela étant ainsi, nous perdrions un temps que nous pourrons mieux employer. – Régiment des gardes, attention en avant, marche !
Une fanfare et le son prolongé des timbales qui retentissaient à des intervalles égaux pour marquer la mesure, annoncèrent, avec le bruit des armes et de la marche des chevaux, que la troupe s’éloignait. La lune se montra à travers un nuage au moment où la tête de la colonne atteignait le point le plus élevé de l’éminence autour de laquelle la route serpentait : l’acier des casques jeta quelques reflets, grâce auxquels on aurait pu distinguer imparfaitement les cavaliers et les chevaux qui couvrirent bientôt toute la hauteur ; car le détachement était nombreux. Lorsque le dernier dragon eut disparu, Morton songea à aller rejoindre son hôte. En entrant dans l’asile de Balfour, il le trouva assis sur son humble couche, tenant à la main une Bible de poche qu’il semblait étudier avec de profondes méditations. Son épée, qu’il avait tirée du fourreau à la première alarme, était en travers sur ses genoux, et une faible lumière, placée sur un vieux coffre qui servait de table dans l’écurie, éclairait à demi ses traits durs et farouches, dont la férocité recevait une expression plus noble et plus solennelle de l’enthousiasme tragique qu’on y remarquait. Son visage était celui d’un homme dominé par un principe supérieur qui étouffe toutes les autres passions, de même qu’une haute marée fait disparaître les récifs qui frappaient naguère la vue, et dont l’existence n’est plus révélée que par le bouillonnement des vagues écumantes.
Burley leva la tête quand Morton l’eut contemplé pendant une minute. – Je vois, lui dit celui-ci en regardant son épée, que vous avez entendu le bruit de la cavalerie. C’est ce qui m’a empêché de venir plus tôt.
– J’y ai fait peu d’attention, répondit Burley : mon heure n’est pas sonnée. Je sais bien que j’irai rejoindre un jour les saints qu’ils ont massacrés. Plût à Dieu que mon heure fût venue ! elle me réjouirait comme l’heure de l’hymen réjouit le jeune fiancé ; mais si mon maître a encore de l’ouvrage pour moi, je ne dois pas lui obéir en murmurant.
– Mangez, et réparez vos forces, dit Morton ; votre sûreté vous fait une loi de quitter demain ce lieu, aussitôt que le jour vous permettra de distinguer à travers la plaine le sentier qui conduit aux montagnes.
– Vous êtes déjà las de moi, jeune homme ? Vous le seriez bien davantage si vous connaissiez l’œuvre que je viens d’accomplir. Mais je n’en suis pas surpris. Il y a des momens où je suis aussi las de moi-même. Pensez-vous qu’il ne soit pas pénible de se sentir appelé à exécuter les justes jugemens du ciel ? de renoncer à ce sentiment involontaire qui vous fait frissonner quand vous trempez vos mains dans le sang ? Croyez-vous que celui qui vient de frapper un tyran puissant ne porte pas sur lui-même un œil d’effroi en le voyant tomber ? qu’il ne mette pas quelquefois en question s’il a été véritablement inspiré et appelé à le punir ? croyez-vous qu’il ne doute pas si dans ses prières il n’a pas confondu les réponses de la Vérité avec les illusions trompeuses de l’Ennemi ?
– Je ne suis pas en état, M. Balfour, de discuter avec vous de pareils sujets : mais je ne croirai jamais que le ciel puisse inspirer des actions contraires à l’humanité naturelle dont il a fait la loi générale de notre conduite.
Burley semblait un peu troublé, mais il se rassura bientôt, et lui répondit froidement :
– Il est naturel que vous pensiez ainsi : vous êtes encore dans une obscurité plus profonde que celle qui régnait dans le cachot où fut plongé Jérémie ; que le cachot de Malcaia, le fils d’Amelmelech, qui n’était rempli que d’une eau bourbeuse. Et cependant le sceau du Covenant est sur votre front. Le fils du juste qui résista aux lois du sang lorsque la bannière flotta sur les montagnes ne restera pas enseveli dans d’éternelles ténèbres. Dans ces temps d’amertume et de malheur, croyez-vous que tout ce qui est exigé de nous soit de maintenir le règne de la loi morale autant que notre fragilité charnelle nous le permet ? Croyez-vous qu’il ne s’agisse que de dompter nos affections corrompues et nos passions ? Non ; quand nous avons ceint nos reins, nous sommes appelés à parcourir notre carrière avec courage, et quand nous avons tiré l’épée, nous devons frapper l’impie, serait-il notre voisin ; et l’homme puissant et cruel, serait-il de notre famille et l’ami de notre cœur.
– Tels sont les sentimens que vos ennemis vous attribuent, dit Morton, et qui excuseraient jusqu’à un certain point les mesures cruelles que le Conseil a adoptées contre vous. On affirme que vous prétendez avoir une lumière intérieure, et que vous secouez le joug des magistrats, de la loi nationale, et même de l’humanité, quand il se trouve en contradiction avec ce que vous appelez l’esprit qui s’élève en vous.
– Ceux qui le disent nous calomnient. Ce sont eux, les parjures, qui ont rejeté toute loi divine et humaine, et qui nous persécutent maintenant parce que nous restons fidèles à l’alliance solennelle et au Covenant entre Dieu et le royaume d’Écosse, alliance jurée par eux tous, excepté quelques papistes maudits, alliance dont le contrat est aujourd’hui foulé aux pieds avec dérision ou brûlé dans les places publiques… Quand Charles Stuart est revenu dans ses royaumes, sont-ce les impies qui l’ont ramené ? Ils l’avaient tenté, mais tenté en vain. James Grahame de Montrose et ses bandits montagnards purent-ils le rétablir sur le trône de ses pères ? Leurs têtes exposées sur la porte d’Édimbourg attestèrent long-temps leur défaite. Ce furent les ouvriers de l’œuvre sainte, les réformateurs du tabernacle, qui replacèrent Charles dans le rang d’où son père était déchu : et quelle a été notre récompense ? Suivant les paroles du prophète : – Nous cherchions la paix, nous n’en trouvâmes aucune ; nous demandions la santé, et ne reçûmes que des plaies. Le hennissement des coursiers a retenti depuis Dan, et le royaume a tremblé à l’approche des forts ; car ils sont venus, ils ont dévoré le royaume et tout ce qu’il contenait.
– M. Balfour, je vous répète que je ne veux pas entrer en controverse avec vous sur tout ce qui regarde le gouvernement. J’ai voulu payer la dette de mon père en vous donnant un asile ; mais je n’ai dessein ni de servir votre cause, ni de m’engager dans vos discussions. Je vous quitte donc, et j’éprouve un véritable regret de ne pouvoir vous rendre d’autres services.
– Mais j’espère que je vous reverrai demain avant mon départ ? Quand j’ai mis la main à l’œuvre, j’ai dit adieu à toute affection terrestre, et cependant je sens que le fils de mon ancien compagnon m’est bien cher. Je ne puis le regarder sans éprouver une ferme conviction que je le verrai un jour tirer l’épée en faveur de la sainte cause pour laquelle son père a combattu.
Morton lui promit de venir l’avertir au point du jour, et se retira.
Morton goûta à peine quelques heures de repos. Son imagination, troublée par les événemens de la journée, lui présenta les rêves les plus bizarres et les plus incohérens. – Tantôt il voyait se passer des scènes d’horreur, et c’était Burley qui en était l’acteur principal. – Tantôt Édith Bellenden s’offrait à lui, pâle, les yeux en pleurs, les cheveux épars : elle implorait son secours, et il ne pouvait répondre à sa voix. Morton s’éveilla avec un mouvement de fièvre, et le cœur plein de sinistres pressentimens. Déjà la cime des monts lointains se couronnait des premières lueurs de l’aurore qui précédait le soleil avec toute la fraîcheur d’un jour de printemps.
– J’ai dormi trop long-temps, s’écria-t-il : allons favoriser le départ du malheureux fugitif.
Il s’habilla à la hâte, ouvrit doucement la porte de la maison, courut au lieu où était caché le covenantaire. Il entra sur la pointe du pied ; car l’air résolu aussi bien que l’étrange langage de cet homme singulier lui avait inspiré un sentiment qui ressemblait à du respect. Balfour dormait encore. Un rayon de soleil éclairait son visage, dont l’agitation annonçait un trouble intérieur. Il ne s’était point déshabillé sur sa couche sans rideaux. Sa main droite faisait le geste menaçant, symptôme des rêves de sang et de violence. Sa gauche s’étendait parfois avec le mouvement qu’on fait pour repousser quelqu’un. La sueur couvrait son front, – comme les bulles d’eau qui surnagent sur la surface naguère troublée d’un fleuve ; – des paroles entrecoupées s’échappaient de sa bouche à de courts intervalles.
– Tu es pris, Judas, tu es pris !… n’embrasse pas mes genoux…, immolez-le…, un prêtre !… oui, un prêtre de Baal ; qu’il soit lié et égorgé près du ruisseau de Kishon !… les armes à feu seront impuissantes contre lui – frappez avec le fer… terminez son agonie… terminez son agonie, ne serait-ce que par égard pour ses cheveux blancs !
Alarmé de ces expressions sinistres, qui avaient dans le sommeil toute l’énergie qu’elles auraient eue au moment même de l’accomplissement d’un acte de violence, Morton réveilla son hôte en lui frappant sur l’épaule. Les premiers mots qu’il prononça furent ceux-ci : – Menez-moi où vous voudrez, j’avouerai tout.
Quand il fut complètement réveillé, il reprit son aspect sombre et farouche. Avant de rien dire à Morton, il se jeta à genoux, implorant le ciel pour l’église d’Écosse, le suppliant de regarder comme précieux le sang de ses saints martyrs, et d’étendre son bouclier sur les restes dispersés du troupeau qui s’était réfugié dans le désert pour l’amour de son saint nom. Sa dernière prière appelait la vengeance sur les oppresseurs : – prière rendue encore plus terrible par l’emphase de son langage dans le style oriental de l’Écriture.
Quand il eut fini son invocation au Très-Haut, il se leva, prit Morton par le bras, et ils descendirent du grenier à foin dans l’écurie, où l’homme errant (pour donner à Burley un nom qui a servi souvent à désigner sa secte) commença à préparer son cheval pour son départ. Quand l’animal fut sellé et bridé, Burley pria Morton de l’accompagner jusqu’à une portée de fusil dans le bois, et de le mettre sur sa route pour gagner les marais. Morton y consentit volontiers.
Ils firent environ un mille à l’ombre de grands arbres qui bordaient un sentier conduisant aux montagnes. Ils avaient tous deux gardé le silence jusque là. Burley se tournant alors tout-à-coup vers lui : – Hé bien, lui dit-il, mes paroles d’hier ont-elles porté du fruit dans votre esprit ?
– Je suis toujours dans la même opinion, répondit Morton : mon désir est d’allier aussi long-temps que je pourrai les devoirs de chrétien avec ceux de sujet paisible.
– C’est-à-dire, en d’autres termes, reprit Burley en souriant amèrement, que vous voulez servir en même temps Dieu et Mammon ; que vos lèvres professeront un jour la vérité, et que le lendemain votre bras versera le sang de ceux qui ont juré de la défendre. Croyez-vous pouvoir toucher de la poix sans noircir vos mains ? Croyez-vous vivre parmi les méchans, les papistes, les prélatistes, et partager leurs plaisirs, qui sont comme les mets offerts aux idoles ; communiquer peut-être avec leurs filles, comme les enfans de Dieu avec les filles des hommes avant le déluge, et rester exempt de toute souillure ? Je vous dis que toute communication avec les ennemis de l’Église est maudite de Dieu. Ne touchez rien, ne goûtez rien, et ne vous affligez pas, jeune homme, comme si vous étiez le seul appelé à dompter vos affections charnelles et à renoncer aux piéges du plaisir : je vous dis que le fils de David a condamné à cette épreuve toute la génération des hommes !
Il monta alors à cheval, et se tournant vers Morton, il répéta le texte de l’Écriture : – Un joug pesant est imposé aux fils d’Adam, depuis le jour qu’ils sortent du sein de leur mère jusqu’à celui où ils retournent à la terre, qui est la mère de toutes choses. L’homme qui est vêtu de soie et qui porte une couronne n’en est pas plus exempt que celui qui est vêtu d’un simple lin… Ils sont tous livrés à la haine, à l’envie, à l’inquiétude, aux combats, aux dangers, et à la peur de la mort.
En parlant ainsi, il mit son cheval au galop et disparut dans la forêt.
– Adieu, sauvage enthousiaste ! s’écria Morton en le regardant s’éloigner. Combien la société d’un pareil homme serait dangereuse pour moi en certains instans ! L’exagération de ses principes religieux et les conséquences atroces qu’il en tire ne me permettront jamais de penser comme lui ; mais est-il possible qu’un homme, qu’un Écossais voie de sang-froid le système de persécution adopté dans ce malheureux pays ? N’est-ce pas ainsi qu’on a mis les armes à la main à des gens sages qui n’auraient jamais conçu l’idée de se révolter ? N’est-ce pas pour la cause de la liberté civile et religieuse que mon père a combattu ? Dois-je rester dans l’inaction ? dois-je prendre parti pour les persécuteurs, ou pour les victimes de l’oppression ? Mais qui sait si ceux mêmes qui appellent aujourd’hui la liberté à grands cris ne deviendraient pas à l’heure de la victoire les plus cruels et les plus intolérans des oppresseurs ? Quelle modération peut-on attendre de ce Balfour et de ceux dont il est un des principaux champions ? On dirait que sa main fume encore d’un sang qu’il vient de verser, et que son cœur souffre l’aiguillon d’un remords que son enthousiasme ne peut émousser entièrement ! Je suis fatigué de ne voir autour de moi que la fureur et la violence qui prennent le masque ici de l’autorité civile, là d’un zèle religieux ! Je suis fatigué de mon pays, de moi-même, de ma dépendance, de ces bois, de cette rivière, de cette maison, de tout, excepté d’Édith, qui ne peut être à moi ! L’orgueil de sa grand’mère, les opinions différentes de nos familles, mon état d’esclave, car je n’ai pas même les gages d’un serviteur, tout contrarie mon espoir… Pourquoi prolonger une illusion si pénible ?
– Mais je ne suis pas esclave ! reprit-il tout haut et en se relevant avec fierté ; non, d’un côté du moins je suis libre ; je puis changer de demeure, l’épée de mon père m’appartient ; l’Europe est ouverte devant moi comme elle le fut à tant de mes compatriotes qui l’ont remplie du bruit de leurs exploits.
– Peut-être qu’un heureux hasard peut m’élever au rang de nos Ruthwen, de nos Lesley, de nos Monroe, ces capitaines si chers au fameux champion protestant ! Du moins, il me restera l’existence d’un soldat ou le tombeau d’un soldat.
Au moment où il formait cette détermination, il se trouva devant la porte de son oncle, et résolut de ne pas perdre de temps pour lui en faire part.
– Un coup d’œil d’Édith, pensait-il, un seul mot d’elle ferait évanouir toutes mes résolutions : il faut faire un pas qui ne me permette plus de reculer, et ne la revoir que pour lui faire mes adieux.
Il entra avec cette intention dans le salon lambrissé où son oncle prenait ses repas ; il l’y trouva assis dans un grand fauteuil, ayant devant lui une jatte de gruau, qui était son déjeuner ordinaire. La femme de charge favorite était derrière lui, appuyée sur son fauteuil, dans une attitude moitié familière et moitié respectueuse. Le vieillard avait été d’une très grande taille dans sa jeunesse, mais il avait totalement perdu cet avantage, et son dos était courbé de manière à offrir une véritable surface curviligne. Dans une assemblée d’une paroisse voisine où l’on discutait sur la courbure qu’il fallait donner à un pont qu’il s’agissait de jeter sur une petite rivière, un plaisant dit qu’il fallait acheter le dos de Milnwood, parce qu’il n’avait rien qu’il ne fût prêt à donner pour de l’argent. Des pieds d’une grandeur démesurée, des mains aussi sèches que longues, garnies d’ongles que l’acier touchait rarement, des joues creuses, un visage ridé, d’une longueur correspondante à celle de sa personne, de petits yeux gris qui ne brillaient que lorsqu’il était occupé d’une affaire qui devait lui rapporter quelque profit, tel était l’extérieur de M. Morton de Milnwood. La nature se serait montrée peu judicieuse si elle avait placé dans une telle enveloppe un esprit libéral ou bienfaisant : elle n’avait pas commis cette erreur, et l’on trouvait en lui un modèle d’avarice et d’égoïsme.
Lorsque cet aimable personnage aperçut son neveu, avant de lui adresser la parole, il se hâta de porter à sa bouche la première cuillerée de gruau qu’il venait de prendre ; elle était brûlante, et l’ayant avalée sans précaution, la douleur qu’il ressentit augmenta l’envie de gronder qu’il éprouvait déjà.
– Au diable soit qui a préparé ce gruau ! s’écria-t-il en colère, en apostrophant son déjeuner.
– Il est pourtant bon, dit mistress Wilson ; c’est moi qui l’ai fait. Mais pourquoi vous pressez-vous tant ? Voilà ce que c’est que de n’avoir pas de patience !
– Paix ! Alison ; c’est à mon neveu que je veux parler. Eh bien, monsieur, vous menez une belle vie ! vous n’êtes rentré hier qu’à minuit !
– À peu près, monsieur.
– À peu près, monsieur ! voilà une belle réponse ! et pourquoi n’êtes-vous pas rentré aussitôt après la revue ?
– Je présume que vous en savez la raison, monsieur ; j’ai eu l’avantage d’être le meilleur tireur, et j’ai été obligé de rester pour offrir quelques rafraîchissemens aux autres jeunes gens.
– Des rafraîchissemens ? Diable ! et vous venez me dire cela en face ? Vous vous mêlez de régaler les autres, vous qui n’auriez pas à dîner si je ne vous gardais chez moi par charité, tandis que j’ai à peine ce qu’il me faut pour vivre ! Mais si vous m’occasionez des dépenses, il est temps que vous m’en dédommagiez par votre travail. Je ne vois pas pourquoi vous ne conduiriez pas ma charrue : justement le laboureur vient de nous quitter ; cela vaudrait mieux que de porter ces habits verts, et de dépenser votre argent en poudre et en plomb ; vous auriez un honnête métier, et vous gagneriez votre pain sans être à charge à personne.
– Je suis très ambitieux d’avoir un tel métier, mais je ne sais pas mener la charrue.
– Et pourquoi ne le sauriez-vous pas ? C’est un métier plus aisé que votre tir au fusil, ou à l’arc, que vous aimez tant. Le vieux Davie laboure maintenant ; et vous pourriez aiguillonner les bœufs pendant deux ou trois jours, en prenant bien garde de ne pas trop les pousser : après cela vous seriez en état de vous mettre entre les branches de la charrue. Vous ne deviendrez pas plus jeune pour apprendre, – rapportez-vous-en à moi. – Notre terre d’Haggis-Holm est dure, et Davie se fait trop vieux.
– Pardonnez-moi si je vous interromps, mon oncle, mais je venais précisément vous faire part d’un projet que j’ai formé, et qui vous délivrera de la charge que je vous occasione.
– Un projet que vous avez formé ! cela doit être curieux. Et quel est ce beau projet, jeune homme ?
– Je vais vous le dire en deux mots, monsieur. J’ai dessein de quitter ce pays et de prendre du service dans un royaume étranger, comme mon père l’a fait avant les troubles qui désolent l’Écosse. Son nom n’est peut-être pas encore oublié dans les pays où il a servi, et ce nom procurera à son fils l’avantage d’y être reçu, ne fût-ce qu’en qualité de soldat.
– Que le ciel nous protège ! s’écria la femme de charge : M. Henry s’en aller ! Mais non, non, cela n’est pas possible.
Milnwood n’avait pas la moindre envie de laisser partir son neveu, qui lui était utile en bien des occasions, et il fut comme frappé de la foudre en entendant un jeune homme qu’il avait toujours trouvé soumis à ses moindres volontés, aspirer tout-à-coup à un état d’indépendance.
– Et qui vous donnera les moyens d’exécuter ce projet extravagant, monsieur ? Ce ne sera pas moi, certainement. Vous comptez faire comme votre père, vous marier, vous faire tuer, pour me laisser sur les bras une nichée d’enfans qui feront du tapage dans ma maison pendant mes vieux jours, et s’envoleront, comme vous, quand ils se sentiront des ailes.
– Je n’ai aucune idée de mariage, dit Henry.
– Là, écoutez-le, dit la femme de charge. C’est une pitié d’entendre les jeunes gens parler ainsi. Ne sait-on pas bien qu’il faut qu’ils se marient, ou qu’ils fassent bien pis ?
– Paix ! Alison, s’écria son maître. Quant à vous, Henry, ôtez-vous cette folie de la tête. C’est la soldatesque que vous avez vue hier qui vous a donné cette idée. Il faut de l’argent pour cela, et vous n’en avez point.
– Mes besoins ne sont pas considérables, monsieur, et si vous vouliez me donner la chaîne d’or que le margrave donna à mon père après la bataille de Lutzen…
– La chaîne d’or ! s’écria le vieillard.
– La chaîne d’or, répéta mistress Wilson ; miséricorde ! Et tous deux restèrent muets de l’étonnement que leur causait une telle proposition.
– J’en garderai quelques anneaux, comme souvenir de la bravoure qui a mérité ce présent, et le surplus me fournira le moyen de suivre la carrière où mon père a acquis tant de gloire.
– Mon Dieu, M. Henry, ne savez-vous donc pas que mon maître la porte tous les dimanches ?
– Les dimanches et les samedis, toutes les fois que je mets mon habit de velours noir, ajouta M. Milnwood. Au surplus, j’ai entendu dire à Wylie Mac-Trickit que ce genre de propriété ne se transmet pas par ligne directe de succession, et appartient au chef de la famille. Savez-vous qu’elle a trois mille anneaux ? J’en suis sûr : je les ai comptés mille fois. Elle vaut trois cents livres sterling.
– C’est plus qu’il ne me faut, monsieur. Si vous voulez me donner le tiers de cette somme, et cinq anneaux de la chaîne, le surplus sera un faible dédommagement de la dépense que je vous ai occasionée.
– Ce jeune homme a le cerveau tout-à-fait dérangé, s’écria l’oncle. Oh, grand Dieu ! que deviendra la maison de Milnwood quand je n’existerai plus ? Ce jeune prodigue vendrait la couronne d’Écosse s’il la possédait.
– Écoutez, monsieur, dit à demi-voix la vieille femme de charge à son maître, c’est un peu votre faute. Vous voulez le tenir trop court. Sa dépense chez Niel, par exemple, eh bien, il faut la payer.
– Si elle excède deux dollars, Alison, je n’en veux pas entendre parler.
– Je réglerai cela avec Niel la première fois que j’irai à la ville, j’en aurai meilleur marché que vous ou que M. Henry. – Elle dit alors tout bas à Morton : – Ne le molestez pas davantage, mais soyez tranquille. Je paierai tout avec l’argent du beurre que je vendrai. Alors parlant à haute voix : – Mais aussi, ajouta-t-elle, ne parlez plus à M. Henry de conduire la charrue. Il ne manque pas de pauvres malheureux dans le pays, qui s’en chargeront pour une bouchée de pain. Cela leur convient mieux qu’à un jeune homme comme lui.
– Et puis nous aurons les dragons en garnison pour avoir donné asile à des rebelles. Jolie affaire où vous nous aurez jetés ! Mais allons, déjeunez, Henry ; ôtez ensuite votre habit vert, et mettez votre raploch gris. C’est un costume plus honnête, et plus agréable à la vue que tout cet attirail de clinquant et de rubans.
Morton, après avoir déjeuné, se retira dans sa chambre, bien convaincu qu’il n’avait en ce moment aucun espoir de réussir dans ses projets. Peut-être ne fut-il pas intérieurement très fâché des obstacles qui s’opposaient à ce qu’il quittât le voisinage de Tillietudlem.
La bonne ménagère le suivit en le frappant doucement sur l’épaule, et lui recommanda d’être un brave enfant, et de bien ménager son habit neuf. Je vais l’emporter avec votre chapeau pour les brosser, ajouta-t-elle, mais ne vous avisez plus de parler de vous en aller ou de vendre la chaîne d’or. Votre oncle aime à vous voir presque autant qu’à compter les anneaux de la chaîne, et vous savez que les vieilles gens ne peuvent pas toujours durer. Ainsi la chaîne, le manoir, les terres, tout cela vous appartiendra quelque jour. Vous épouserez quelque jeune demoiselle que vous aimerez, et vous tiendrez une bonne maison à Milnwood, car il y a de quoi. Cela ne vaut-il pas la peine d’attendre, mon enfant ?
Il y avait dans la fin de ce discours quelque chose qui ne sonnait pas désagréablement aux oreilles de Morton. Il serra la main d’Alison, la remercia de son avis, et l’assura qu’il ferait de nouvelles réflexions avant de se décider à prendre un parti.