« Je vins à dix-sept ans vivre en cette chaumière,
« Le sort à quatre-vingts m’en bannit pour jamais.
« La jeunesse à son gré peut changer de carrière ;
« Quand l’âge arrive, adieu tout espoir de succès. »
SHAKSPEARE. Comme il vous plaira.
Il est temps que nous introduisions nos lecteurs dans le château de Tillietudlem, où lady Bellenden était rentrée de mauvaise humeur contre tout le monde, et ne pouvant digérer l’affront ineffaçable dont elle se croyait couverte par la maladresse publique de Goose Gibby.
L’intendant avait bien recommandé au malheureux homme d’armes de s’éloigner des yeux de lady Marguerite, et de ne pas se montrer en sa présence dans les premiers instans de sa colère.
Le premier soin de lady Bellenden, en arrivant chez elle, fut de faire une enquête solennelle (et elle y présida en personne) sur la conduite du valet de ferme Cuddy Headrigg, qui, en se dispensant d’obéir aux ordres qui lui avaient été donnés de paraître à la revue, avait obligé les chefs de sa troupe à avoir recours à ce malencontreux suppléant. L’accusation ayant été délibérée en règle, lady Bellenden se décida à aller interroger le coupable, ainsi que sa mère (qui était soupçonnée de l’avoir aidé et encouragé dans sa rébellion), et de les chasser de sa baronnie, si elle trouvait que le cas ne fût pas graciable.
Miss Bellenden fut la seule qui osa lui adresser quelques mots en faveur des accusés ; mais son intercession n’obtint pas tout le succès qu’elle aurait eu en toute autre occasion. Dès qu’elle avait appris que Gibby n’avait pas été blessé par sa chute, son désastre lui avait causé une malheureuse envie de rire à laquelle elle n’avait pu résister. Lady Marguerite en avait été choquée au-delà de toute expression, et ne lui avait parlé en revenant au château que pour lui reprocher amèrement d’être insensible à l’honneur de sa famille.
Comme une marque de la rigueur de ses dispositions, lady Marguerite, en cette occasion, changea le jonc à tête d’ivoire sur lequel elle s’appuyait ordinairement, pour une grosse et grande canne à pomme d’or qui avait appartenu à son père, feu le comte de Torwood, et dont elle ne se servait que dans les cérémonies solennelles. Supportée par cette espèce de bâton de commandement, elle entra d’un air de dignité dans l’habitation des délinquans.
La conscience de la vieille Mause semblait lui reprocher quelque chose, car elle ne se leva pas de sa chaise d’osier avec son air habituel de franchise et de cordialité. Elle éprouvait l’embarras d’un accusé qui paraît devant son juge, et qui veut chercher à nier le crime dont il sait qu’il est coupable. Elle n’exprima pas, comme elle n’y manquait jamais, sa reconnaissance de l’honneur que lui faisait lady Bellenden en entrant chez elle. Elle resta muette, immobile, les bras croisés ; et son visage offrait un singulier contraste de respect et d’opiniâtreté. Elle fit pourtant une grande révérence, et avança le fauteuil dans lequel lady Marguerite, qui était une châtelaine un peu commère, daignait quelquefois s’asseoir quand elle venait faire jaser la vieille Mause sur les nouvelles du village et des environs. Mais sa maîtresse était trop courroucée pour lui faire en ce moment un tel honneur. Elle fit un geste de la main pour indiquer qu’elle ne voulait pas s’asseoir, et relevant la tête d’un air majestueux, elle lui adressa l’interrogatoire suivant, d’un ton fait pour confondre la coupable.
– Est-il vrai, Mause, comme j’en ai été informée par Harrison, Gudyil, et autres de mes gens, que, contre la foi que vous devez à Dieu, au roi, et à moi, votre dame et votre maîtresse, vous ayez empêché votre fils de se trouver au wappen-schaw commandé par le shériff, et que vous ayez rapporté ses armes dans un moment où il n’était plus temps de lui trouver un suppléant convenable ; ce qui a exposé la baronnie de Tillietudlem et ma personne à un affront dont ma famille n’avait jamais eu à rougir depuis le temps de Malcolm Canmore ?
Le respect que Mause avait pour sa maîtresse était extrême, et deux ou trois courts accès de toux exprimèrent l’embarras qu’elle avait à se défendre.
– Certainement, milady…, bien certainement, je suis fâchée…, je suis très fâchée… d’avoir encouru votre déplaisir ; mais, milady…, la maladie de mon fils…
– Ne me parlez pas de maladie. S’il avait été réellement malade, vous seriez venue au château chercher quelques remèdes. Vous savez que j’ai des recettes pour tous les maux.
– Oui, milady, je sais que vous avez fait des cures merveilleuses ; la dernière dose que vous envoyâtes à Cuddy opéra sur lui comme un charme.
– Pourquoi donc, femme, ne pas vous adresser à moi, s’il y avait eu maladie réelle ? Mais il n’y en avait point, vassale déloyale que vous êtes !
– Jamais milady ne m’a donné de tels noms !… moi qui suis née sur la seigneurie de Tillietudlem !… On nous calomnie, milady, si l’on vous a dit que Cuddy et moi nous n’étions pas prêts à verser tout notre sang pour vous, milady, pour miss Édith et pour le vieux château. J’aimerais mieux voir mon fils sous terre que de le voir manquer à ses devoirs envers vous. Mais quant à tous ces wappen-schaws, milady…, excusez, milady…, mais je ne peux trouver rien qui les autorise.
– Qui les autorise ! Ne savez-vous donc pas que vous êtes obligés de m’obéir en tout ce que je vous commande ? Votre service n’est pas gratuit. Je crois que vous avez des terres pour le faire. Vous êtes des tenanciers bien traités ; vous avez une chaumière, un jardin, et le droit de dépaissance pour une vache ; y en a-t-il beaucoup de plus favorisés que vous ? Et pour un jour que le service de votre fils m’est nécessaire, vous l’encouragez à y manquer.
– Non, milady, ce n’est pas cela, milady, mais on ne peut servir deux maîtres, milady. Et, s’il faut dire vrai, il en est un là-haut à qui il faut obéir avant milady. Il n’est roi, ni empereur, ni créature terrestre qui puisse passer avant.
– Que veut dire cette vieille folle ? s’écria lady Marguerite. Est-ce que je vous ordonne rien contre la conscience ?
– Ce n’est pas ce que je veux dire, milady, à l’égard de votre conscience, milady, qui a été instruite comme qui dirait dans les principes prélatistes ; mais chacun doit marcher à la lumière de la sienne, et moi j’ai la mienne, ajouta Mause en devenant plus hardie à mesure que la discussion s’animait. Dites-moi de quitter cette chaumière, le jardin, la dépaissance de la vache ; – dites-moi de tout souffrir enfin plutôt que de vouloir que moi ou les miens nous soutenions une mauvaise cause.
– Vous osez appeler mauvaise cause celle que vous êtes appelée à soutenir par les ordres du roi, du conseil privé, du shériff, de votre maîtresse ?
– Sans doute, milady. Vous devez vous souvenir que l’Écriture nous parle d’un roi, nommé Nabuchodonosor, qui fit élever une statue d’or dans la plaine de Dura, comme qui dirait sur le bord de l’eau, dans l’endroit où la revue a eu lieu hier. Les princes, les gouverneurs, les capitaines, les juges, les trésoriers, les conseillers et les shériffs reçurent l’ordre de se rendre à l’inauguration de cette image, pour se prosterner et l’adorer au son des trompettes, des flûtes, des harpes, des psaltérions et de toutes sortes d’instrumens de musique.
– Qu’est-ce que cela veut dire, folle ? ou qu’a de commun Nabuchodonosor avec le wappen-schaw du Clydesdale ?
– Le voici, reprit Mause avec fermeté : l’épiscopat est comme l’image d’or de la plaine de Dura ; et, de même que Sidrac, Meschale et Abednego furent emmenés pour avoir refusé de fléchir le genou, jamais Cuddy Headrigg, pauvre serviteur de milady, ne fera ni révérences ni génuflexions, comme on les appelle, dans les maisons des prélats et des desservans ; jamais, du consentement de sa vieille mère du moins, il ne portera les armes pour leur cause, au son du tambour, des orgues, des cornemuses, ou de tout autre instrument de musique.
Lady Marguerite Bellenden entendit ce commentaire de la Bible avec autant d’indignation que de surprise.
– Je vois d’où le vent souffle, s’écria-t-elle ; le mauvais esprit de l’an 1642 s’est remis à l’ouvrage, et chaque vieille folle va vouloir discuter ; au coin de son feu, sur la religion avec les docteurs en théologie et les pères de l’Église.
– Si milady veut parler des évêques et des desservans, ils ne sont que les pères-marâtres de l’église d’Écosse ; et, puisque milady parle de se séparer de nous, je puis lui dire ma pensée sur un autre article. Votre seigneurie et l’intendant veulent que Cuddy se serve d’une nouvelle machine pour vanner le blé. Cette machine contredit les vues de la Providence en fournissant du vent pour votre usage particulier et par des moyens humains, au lieu de le demander par la prière ou d’attendre avec patience que la Providence l’envoie d’elle-même sur l’aire. Eh bien ! milady…
Cette objection fut faite plusieurs fois par les rigides sectaires, contre les vans dont on se sert aujourd’hui.
– Cette femme me rendrait folle, dit lady Marguerite. Puis, reprenant son ton d’autorité et d’indifférence, – Mause, ajouta-t-elle, je vais finir par où j’aurais dû commencer. Vous êtes trop savante pour moi ; tout ce que j’ai à vous dire, c’est que, puisque Cuddy ne veut point paraître aux revues quand il en reçoit l’ordre, il faut que vous sortiez du château et de ma baronnie sur-le-champ. Je ne manquerai ni de vieilles femmes ni de laboureurs : mais j’aimerais mieux n’avoir que de la paille et des alouettes dans mes sillons, que de les voir labourés par des rebelles.
– Je suis née ici, milady, et je comptais bien mourir où mourut mon père, et vous avez toujours été une bonne maîtresse ; aussi je prierai toujours le ciel pour vous et pour miss Édith. Puisse-t-il vous faire reconnaître que vous êtes engagée dans la mauvaise voie !
– Dans la mauvaise voie, femme incivile !
– Oui, milady, nous marchons en aveugles dans cette vallée de larmes et de ténèbres, et les grands y font des faux pas autant que les petits. Dans mes prières, je l’ai dit, vous ne serez jamais oubliée. J’apprendrai toujours avec joie votre prospérité temporelle et spirituelle ; mais je ne puis préférer les ordres d’un maître terrestre à ceux d’un maître divin, je suis prête à souffrir pour la justice.
– Très bien, reprit lady Marguerite en tournant le dos ; je vous ai fait savoir ma volonté. Je ne veux point de whigs dans ma baronnie. Vraiment ! ils viendraient bientôt tenir leurs conventicules jusque dans mon antichambre.
Ayant ainsi parlé, elle lui tourna le dos, et se retira d’un air de dignité. Mause, que la présence de lady Marguerite avait empêchée de montrer le chagrin que lui causait l’ordre rigoureux qu’elle venait de recevoir, se mit alors à pleurer amèrement.
Cuddy avait entendu arriver lady Bellenden. Il s’était caché aussitôt dans un petit cabinet dont la porte était vitrée, et qui lui servait de chambre à coucher. De là, s’étant promptement jeté sur son lit, et blotti sous ses couvertures, afin de ne pas démentir l’histoire de sa maladie, il entendit toute cette conversation, et il osait à peine respirer, tant il craignait qu’une partie de l’orage ne tombât sur lui. Dès qu’il jugea sa maîtresse assez loin pour n’avoir plus rien à redouter de sa colère, il sauta à bas du lit, et, quittant sa retraite, il vint rejoindre sa mère.
– Au diable soit la langue des femmes ! s’écria-t-il, comme disait mon brave homme de père. Qu’aviez-vous besoin de corner toutes ces sornettes aux oreilles de mi-lady ? Il faut que j’aie été bien bête pour me laisser envelopper dans des couvertures comme un hérisson, au lieu d’aller au wappen-schaw comme les autres ! Au surplus je vous ai joué un tour, car, aussitôt que vous avez eu le dos tourné, je suis allé voir la revue, j’ai tiré au Perroquet, et je l’ai même touché. J’ai bien voulu damer le pion à milady, mais je ne voulais pas manquer de voir Jenny Dennison, qui devait être à la revue. Cependant, grâce à votre belle équipée, l’épousera qui voudra maintenant. Voici une affaire pire que celle que nous eûmes avec M. Cudyil quand vous me forçâtes de refuser de manger du plum-porridge la veille de Noël, comme si cela faisait quelque chose à Dieu ou aux hommes qu’un pauvre laboureur soupât avec des pâtés au hachis ou des pommes de terre !
– Silence ! mon fils, silence ! reprit Mause ; tu ne peux juger ces choses. C’était un mets défendu, des choses consacrées à des fêtes que ne doit pas reconnaître un bon protestant.
– Et maintenant, continua Cuddy, vous nous avez mis lady Bellenden sur les bras. Si j’avais pu seulement trouver un vêtement décent, j’aurais sauté à bas du lit pour venir lui dire que je monterais à cheval tant qu’elle voudrait, la nuit comme le jour.
– Ô mon fils ! dit la vieille Mause, ne murmure pas de souffrir pour la bonne cause.
– Et qui est-ce qui me dit que c’est la bonne cause ? vos prêcheurs ? je n’entends rien à tous leurs beaux discours, et je crois que le plus sage pour de pauvres gens et des ignorans comme nous, c’est d’obéir à ceux qui sont faits pour nous commander.
– Comment, Cuddy, vous ne voyez pas la différence qu’il y a entre la pure doctrine évangélique et celle qui a été corrompue par les inventions humaines ! Si ce n’est pas pour le salut de votre âme, au moins par respect pour mes cheveux blancs…
– Eh bien, est-ce que je n’ai pas toujours fait ce que vous avez voulu ? Au lieu d’aller tranquillement à l’église le dimanche, n’ai-je pas couru les champs avec vous, pour aller écouter au coin d’un bois les sermons de vos prêcheurs non cornistes ?
– Dites non conformistes, mon fils ; c’est ainsi que les appellent les hommes mondains.
– Comme vous voudrez ; mais où irons-nous ? Je me ferais dragon, car je sais monter à cheval et jouer du sabre ; mais vous crieriez contre moi au nom de votre bénédiction et de vos cheveux blancs. (Ici Mause recommençait déjà ses exclamations.) D’ailleurs vous êtes trop vieille pour aller sur le chariot des bagages. Il faudra donc que j’aille rejoindre les révoltés dans les montagnes, pour ne pas mourir de faim ; et l’un de ces matins quelque habit rouge me tirera comme un lièvre, ou bien l’on m’enverra dans l’autre monde avec l’écharpe de saint Johnston autour du cou, comme on dit.
– Ne répétez pas ces paroles égoïstes et charnelles, mon cher Cuddy, c’est douter de la Providence. N’est-il pas écrit : – Je n’ai jamais vu le fils de l’homme vertueux mendier son pain. Hé bien, votre père était un honnête homme, quoiqu’il pensât un peu trop aux choses de ce monde, comme vous.
– Tout cela est bel et bon ; mais je ne vois qu’une porte pour sortir d’embarras. Je sais qu’il y a de la bonne intelligence entre M. Henry Moton et miss Édith. J’ai plus d’une fois porté des livres et des chiffons d’écriture de l’un à l’autre, sans avoir l’air de me douter de ce dont il s’agissait ; je les ai vus souvent se promener ensemble sur le bord du ruisseau de Dinglewood, sans paraître les apercevoir. Ce n’est pas toujours bêtise que d’avoir quelquefois l’air un peu bête. Je sais que M. Milnor a besoin de quelqu’un pour sa charrue ; il faut aller trouver M. Henry, lui conter ce qui nous arrive, et je suis sûr qu’il nous protègera auprès de son oncle. Je sais bien que le vieux Milnor ne nous donnera pas de gages, car il a la griffe serrée comme celle du diable ; mais c’est quelque chose que d’avoir du pain, et de ne pas coucher à la belle étoile. Ainsi, ma mère, faisons nos paquets, cela ne sera pas long, et n’attendons pas que M. Harrison et le vieux Gudyil viennent nous mettre dehors par les épaules.