« Courez, mes chiens, oubliez votre maître ;
« Légers faucons, sans moi fendez les airs ;
« Je fuis ces lieux pour n’y plus reparaître,
« Mon suzerain, prenez mes domaines déserts. »
Vieille ballade.
Nous avons laissé Morton voyageant avec trois compagnons de captivité, sous l’escorte d’une escouade du régiment, commandée par le brigadier Bothwell, formant l’arrière-garde de Claverhouse. Ils dirigeaient leur route vers les montagnes, où on leur avait dit que les presbytériens insurgés s’étaient réunis en armes. Ils n’étaient encore qu’à environ un quart de mille de Tillietudlem, quand ils virent passer Claverhouse et Evandale qui, avec leurs dragons d’ordonnance, couraient au galop pour rejoindre la tête de la colonne. Dès qu’ils furent éloignés, Bothwell fit faire halte, s’approcha de Morton, et détacha ses fers.
– Sang royal n’a que sa parole, lui dit-il ; j’ai promis de vous traiter civilement en ce qui dépendrait de moi, et je tiens ma promesse. Caporal Inglis, placez M. Morton à côté du jeune prisonnier, et permettez-leur de causer si cela leur fait plaisir ; mettez deux cavaliers à côté d’eux, la carabine chargée ; et si l’un d’eux tente de s’échapper, qu’ils lui fassent sauter le crâne. – Ce n’est pas manquer de civilité, dit-il à Henry ; vous savez que ce sont les lois de la guerre. Inglis, accouplez le prédicateur avec la vieille femme, ils iront bien ensemble ; et, s’ils disent un mot de leur jargon fanatique, qu’on prenne un ceinturon, et qu’on leur en caresse les épaules ; on peut espérer de se débarrasser honnêtement d’un prêtre réduit au silence ; si vous lui défendez de pérorer, sa bile séditieuse l’étouffera.
Ayant fait ainsi ses dispositions, Bothwell se remit à la tête de sa troupe, qui prit le trot pour rejoindre le régiment. Inglis, ses six hommes et les prisonniers, suivaient de près.
Morton, en proie aux divers sentimens qui l’agitaient, ne s’était nullement inquiété des précautions prises par Bothwell pour l’empêcher de s’enfuir ; à peine avait-il même remarqué qu’il l’avait délivré de ses fers. Il éprouvait ce vide du cœur qui succède ordinairement au tumulte des passions ; et, n’étant plus soutenu par sa fierté et par le sentiment de son innocence, qui lui avait inspiré ses réponses à Claverhouse, il regardait avec découragement le pays qu’ils parcouraient, et qui lui rappelait à chaque pas le souvenir de son bonheur passé et de ses espérances trompées ; il se trouvait alors sur une hauteur d’où l’on découvrait les tours de Tillietudlem. C’était là qu’il s’arrêtait, et en allant et en revenant, pour contempler la demeure de celle qu’il espérait rencontrer, ou qu’il venait de quitter. Il tourna ses regards de ce côté, pour faire ses derniers adieux à des lieux si tendrement chéris, et poussa un profond soupir, auquel répondit un soupir moins sentimental arraché sympathiquement à son compagnon de captivité, dont les regards avaient pris la même direction. En se retournant, leurs yeux se rencontrèrent, et Morton reconnut Cuddy Headrigg, dont les traits exprimaient le chagrin qu’il sentait pour lui-même, et la compassion que lui inspirait la situation de son compagnon d’infortune.
– Hélas ! M. Henry, dit le ci-devant laboureur du château de Tillietudlem, n’est-il pas bien triste de nous voir promener ainsi par le pays, comme si nous étions une des merveilles du monde ?
– Je suis fâché de vous voir ici, Cuddy, répondit Morton ; car le chagrin qu’il éprouvait n’éteignait pas sa sensibilité pour celui des autres.
– Je le suis aussi, M. Henry, et le suis pour vous et pour moi ; mais toute cette affliction ne nous fera pas grand bien, à ce que je puis voir. Quant à moi, continua le laboureur, qui consolait son cœur en parlant, quoiqu’il sût bien que c’était peine perdue ; quant à moi, bien certainement je n’ai pas mérité d’être ici ; je n’ai de ma vie dit un seul mot contre roi ou prêtre ; mais ma mère, pauvre femme, ne peut retenir sa vieille langue, et j’en porte la peine avec elle ; c’est tout simple.
– Votre mère est donc aussi prisonnière ? lui demanda Morton, songeant à peine à ce qu’il disait.
– Sans doute ; elle est derrière nous, comme une mariée, à côté de ce vieux ministre, Gabriel Kettledrummle. Plût au diable qu’il eût été ce matin dans la caisse d’un tambour ou dans un chaudron, pour l’intérêt que je lui porte. Il faut que vous sachiez que lorsque le vieux M. Milnor, votre oncle, et sa ménagère, nous eurent chassés du château, comme si nous avions eu la peste, et barricadé ensuite toutes les portes, sans doute de peur que nous n’y rentrions, – Eh bien ! dis-je à ma mère, qu’allons-nous devenir ? Grâce à vous, toutes les portes du pays nous seront fermées, à présent que vous nous avez fait chasser de chez notre ancienne maîtresse, et que vous êtes cause que le jeune Milnor vient d’être arrêté. Ma mère me répondit : – Ne vous désespérez pas, mon fils, mais ceignez vos reins pour la grande tâche de ce jour, et donnez en homme votre témoignage sur la montagne du Covenant.
– Vous avez été à un conventicule, à ce que je vois ? reprit Morton.
– Vous allez voir, répondit Cuddy. Je ne savais trop que faire de mieux. Je me laissai donc conduire chez une vieille folle comme elle, qui n’avait à nous donner que du bouillon clair et des galettes ; mais il fallut d’abord rendre maintes actions de grâces, chanter des psaumes qui me semblaient bien longs, tant j’étais ennuyé et affamé. Eh bien ! elles m’éveillèrent à la pointe du jour, et j’allai faire le whig avec elles, bon gré mal gré, à une grande assemblée des leurs tenue à Miry-Sikes ; et là ce Gabriel Kettledrummle leur cornait aux oreilles d’élever leur témoignage et de courir à la bataille de Ramoth Gilead, de je ne sais quel endroit. Oh ! M. Henry, le vieux prêcheur leur débitait sa doctrine avec une telle force de poumons que vous l’auriez entendu d’un mille sous le vent. – Il beuglait comme une vache dans un loaning étranger. – Ma foi, pensai-je, il n’y a pas de lieu appelé Ramoth Gilead dans nos environs. – Ce doit être quelque part dans l’ouest. Avant que nous y arrivions, je tâcherai de filer avec ma mère, car je ne veux pas me mettre dans un mauvais pas pour tous les Kettledrummle du monde. – Tant il y a, continua Cuddy, qui trouvait une consolation à raconter ses infortunes, sans trop prendre garde si celui à qui il parlait l’écoutait bien attentivement ; tant il y a qu’à la fin de ce prêche on dit tout-à-coup qu’il arrivait des dragons. Les uns s’enfuirent, les autres crièrent : – Restez ! et : À bas les Philistins ! Je cherchais à entraîner ma mère avant que les habits rouges n’arrivassent, mais j’aurais aussi aisément fait marcher un bœuf de ma charrue sans aiguillon. Le brouillard était épais, nous étions dans une ravine étroite, j’avais donc quelque espoir que les dragons ne nous verraient pas si nous savions retenir nos langues ; mais, comme si le vieux Kettledrummle n’avait pas déjà fait assez de bruit pour réveiller un mort, ils se mirent tous à crier un psaume que vous auriez entendu de Lanrick. – Bref, pour abréger, lord Evandale arriva avec une vingtaine d’habits rouges. Deux ou trois mutins voulurent résister, la Bible d’une main et le pistolet de l’autre, mais on leur eut bientôt lavé la tête. Cependant il n’y a pas eu beaucoup de mal, car lord Evandale criait : – Dispersez-les, mais ne tuez personne.
– Et vous, Cuddy, n’avez-vous fait aucune résistance ? dit Morton, qui sentait probablement que dans ce moment il aurait attaqué lord Evandale pour un bien moindre prétexte.
– Non, en vérité, répondit Cuddy. Je me tenais devant ma vieille mère et criais merci ! Mais deux habits rouges survinrent, et l’un des deux allait frapper la pauvre femme du plat de son sabre ; alors je leur montrai mon bâton, et je les menaçai de les bien recevoir. Les habits rouges s’en prirent à moi, me frappèrent, et j’avais bien de la peine à parer ma tête avec ma main quand arriva lord Evandale ; je criai que nous servions à Tillietudlem ; et vous savez qu’un a toujours cru qu’il aimait à lorgner notre jeune miss. Il me dit de jeter mon bâton ; et ma mère et moi nous nous rendîmes prisonniers. Nous aurions peut-être pu nous sauver, mais ce malheureux Kettledrummle fut aussi arrêté ; car il montait le cheval d’André Wilson, qui a été un cheval de troupe, et plus Kettledrummle jouait de l’éperon pour le faire fuir, plus la bête entêtée courait du côté des dragons. – Eh bien ! quand ma mère et lui furent ensemble, ils se mirent à provoquer les soldats de la bonne manière. – Bâtards de la fille de Babylone était le plus doux des mots qui sortaient de leur gosier. Aussi le four fut bientôt rallumé. On nous emmena tous les trois pour faire ce qu’ils appellent un exemple.
– Infâme et intolérable persécution ! dit Morton se parlant lui-même à demi-voix ; voici un pauvre garçon paisible que l’amour filial seul a conduit dans ce conventicule, enchaîné comme un brigand et un meurtrier ! il mourra du supplice destiné aux scélérats, sans y être condamné par un jugement légal, que la loi accorde au dernier des malfaiteurs ! Souffrir une telle tyrannie, en être seulement témoin, c’en est assez pour faire bouillir le sang dans les veines à l’esclave le plus timide.
– Certainement, dit Cuddy qui n’entendit et ne comprit qu’en partie ce qu’un ressentiment personnel arrachait à Morton, il n’est pas bien de mal parler des gens en dignité. Milady nous le répétait souvent, et elle avait droit de le dire, puisqu’elle est elle-même dans un rang de dignité. Je l’écoutais avec patience, d’autant mieux que, quand elle nous avait fait un discours sur nos devoirs, elle finissait toujours par nous donner un bon coup à boire ou une bonne soupe. Mais que nous donnent ces lords d’Édimbourg après leurs belles proclamations ? pas un verre d’eau. Ils envoient contre nous les habits rouges, qui nous prennent tout ce qui leur convient : on nous poursuit comme des voleurs, ou nous assomme, on nous pend. Je ne puis pas dire que je trouve tout cela très bien.
– Cela serait effectivement fort étrange, dit Morton avec une agitation qu’il avait peine à contenir.
– Et le pire de tout cela, c’est que ces damnés habits rouges viennent nous souffler nos maîtresses. Quel crève-cœur n’ai-je pas eu ce matin, en passant près du château de Tillietudlem, à l’heure de la soupe, de voir la fumée sortant de ma cabane, et de penser qu’un autre que ma mère était assis au coin du feu. Mais j’ai encore eu le cœur plus malade, en voyant ce damné dragon, Tom Holliday, embrasser Jenny Dennyson à ma barbe ! Qui croirait qu’une femme ait l’impudence de faire une pareille chose ? mais elles n’ont des yeux que pour les habits rouges. J’ai quelquefois eu envie de me faire dragon moi-même, dans l’espoir que je plairais davantage à Jenny. Cependant je ne puis pas trop la blâmer, car enfin c’était pour moi qu’elle laissait Tom chiffonner ainsi ses rubans de tête.
– Pour vous ? s’écria Morton, qui ne pouvait s’empêcher de prendre quelque intérêt à une histoire qui avait un rapport si singulier avec la sienne.
– Sans doute, dit Cuddy : la pauvre fille, en filant doux avec ce coquin (Dieu le damne !) voulait avoir la permission d’approcher de moi, pour me glisser dans la main quelques pièces d’argent qui étaient sans doute la moitié de ses épargnes, car je sais qu’elle avait dépensé l’autre moitié pour se requinquer le jour où elle vint nous voir tirer au Perroquet.
– Et avez-vous accepté, Cuddy ?
– Non, en conscience, M. Milnor ; j’ai été assez sot pour les lui remettre dans la main. Je ne pouvais me résoudre à lui avoir de l’obligation après qu’elle s’était laissé embrasser par ce coquin. Mais j’ai eu tort ; cet argent m’aurait bien servi pour ma mère et pour moi, au lieu qu’elle le dépensera en inutilités.
La conversation souffrit ici une longue interruption. Cuddy s’occupait sans doute à regretter de n’avoir pas accepté le présent de sa maîtresse, et Henry réfléchissait sur les causes qui avaient pu déterminer lord Evandale à intercéder en sa faveur, d’après la demande de miss Bellenden.
– N’est-il pas possible, se disait-il à lui-même, que j’aie mal interprété l’influence qu’elle a sur lord Evandale ? Dois-je la blâmer trop sévèrement, si elle a eu recours, pour me sauver, à quelque dissimulation ? Sans donner d’espérance à lord Evandale, ne peut-elle pas d’ailleurs avoir intéressé en ma faveur la générosité qu’on lui suppose, et l’avoir engagé, par honneur, à protéger un rival favorisé ?
Cependant les mots qu’avait prononcés Édith, et dont il n’avait entendu qu’une partie, retentissaient encore à ses oreilles, et blessaient son cœur comme le dard d’une vipère. – Il n’est rien qu’elle ne puisse lui accorder. – Était-il possible d’exprimer d’une manière plus étendue la préférence qu’elle a pour lui ! De la part d’une jeune fille, de telles paroles disent tout ce qu’elle peut dire quand elle aime. Elle est à jamais perdue pour moi. Il ne me reste que la vengeance pour mes injures personnelles et pour les maux dont on accable mon pays !
Cuddy, selon toute apparence, mais avec moins de raffinement, poursuivait le même cours d’idées, car il dit tout-à-coup à Morton, à voix basse ; – Y aurait-il du mal à nous tirer des mains de ces coquins, si nous en trouvions l’occasion ?
– Pas le moindre, dit Morton : et si elle se présente, croyez bien que je ne la laisserai pas échapper.
– Je suis bien aise que vous parliez ainsi. Je ne suis qu’un pauvre diable, mais je pense de même, et je crois que nous ne serions pas coupables de nous remettre en liberté par ruse ou par force, si la chose était faisable. Je ne suis pas homme à reculer s’il fallait en venir là. Mais notre vieille dame aurait appelé cela une résistance à l’autorité royale.
– Je résisterai, dit Morton, à toute autorité humaine qui envahit tyranniquement mes droits et ma charte d’homme libre. Je suis décidé à ne pas me laisser traîner en prison, ou peut-être au gibet, si je puis m’échapper par adresse ou par force.
– Oh bien ! C’est justement ce que je pensais, en supposant l’occasion favorable de nous échapper : mais vous me parlez de charte. Ce sont des choses qui n’appartiennent qu’à ceux qui sont gentilshommes comme vous ; cela ne me va pas à moi qui ne suis qu’un laboureur.
– La charte dont je parle, dit Morton, est commune au dernier Écossais. C’est cette délivrance des coups de fouet et de l’esclavage qui était réclamée par l’apôtre saint Paul lui-même, comme vous pouvez le lire dans l’Écriture ; charte que tout homme né libre est appelé à défendre pour soi-même et pour ses concitoyens.
– Oh ! monsieur, reprit Cuddy, il se serait passé long-temps avant que milady Margaret ou ma mère eussent trouvé semblable doctrine dans la Bible. L’une disait toujours de payer le tribut à César, et l’autre n’est pas moins folle de son whigisme . J’ai tout perdu en écoutant deux vieilles radoteuses ; mais si je pouvais trouver un gentilhomme qui voulut me prendre à son service, je suis sûr que je ferais une tout autre figure. J’espère que Votre Honneur se souviendra de ce que je viens de dire, si nous nous tirons jamais de cette maison d’esclavage, et que vous me prendrez pour votre varlet de chambre .
– Mon valet de chambre, Cuddy ! hélas ! ce serait une pauvre place, quand même nous serions en liberté.
– Je sais bien ce que vous voulez dire. Vous craignez que je ne vous fasse pas honneur, parce que je ne suis qu’un paysan ; mais il faut que vous sachiez que je ne suis pas, après tout, si dur de cervelle. Il n’est rien qu’on puisse faire avec la main que je n’aie appris très aisément, excepté lire, écrire et chiffrer. Mais mon pareil n’existe pas à la balle au pied, et je jouerais du sabre aussi bien que le caporal Inglis que voilà. Je lui ai déjà cassé la tête une fois, tout fier qu’il est sur son cheval derrière nous. – Mais vous ne resterez peut-être pas dans le pays ? ajouta-t-il en interrompant ce sujet.
– Cela est fort probable.
– Peu importe. Je conduirai ma mère dans Gallougate de Glascow, chez ma vieille tante Meg, et là elle ne courra le risque ni de mourir de faim, ni d’être brûlée comme une sorcière, ou pendue comme une vieille femme whig, car le prévôt de Glascow a pitié, dit-on, de ces pauvres créatures. Puis vous et moi nous irions chercher et faire fortune comme les hommes des vieux contes sur Jock le Tueur de Géans, et Valentin et Orson. Enfin, nous reviendrons dans la bonne Écosse, comme dit la chanson, je me remettrai à la charrue et je tracerai de si beaux sillons sur ces terres de Milnor, que le plaisir seul de les voir vaudrait celui de boire une pinte de bon vin.
– J’ai peur, mon bon ami Cuddy, répondit Morton, qu’il y ait peu de chances de nous voir revenir à nos anciennes occupations.
– Bah ! bah ! monsieur, il est toujours bon de se tenir le cœur gai. – Tout vaisseau démâté ne fait pas naufrage. – Mais qu’est-ce que j’entends ? – Ah ; mon Dieu ! voilà encore ma mère qui prêche. – Sa voix retentit comme un vent d’orage. – Bien ! voilà Kettledrummle qui s’en mêle aussi. Si les soldats sont de mauvaise humeur, ils les tueront, et nous par compagnie.
La conversation fut en effet interrompue par le bruit que faisaient le prédicateur et la vieille Mause, dont les voix ressemblaient aux sons d’un basson et d’un mauvais violon mal d’accord ensemble. Ils s’étaient d’abord contentés de se plaindre réciproquement : ils s’étaient ensuite livrés à leur indignation contre leurs persécuteurs, mais tout bas et avec modération : enfin, s’échauffant peu à peu, leur colère ne put plus se contenir.
– Malheur, malheur, trois fois malheur à vous, aux persécuteurs violens et sanguinaires ! s’écriait le révérend Gabriel Kettledrummle ; malheur, et trois fois malheur à vous jusqu’à la rupture des sceaux, le retentissement des trompettes et l’épanchement des urnes fatales.
– Oui, oui. – Confusion à leurs fronts hideux, et le revers de la main pour eux le jour du jugement ! dit la vieille Mause d’un ton de fausset aigre.
– Je vous dis, continua le prédicateur, que vos marches à pied et à cheval, – les hennissemens et les bonds de vos coursiers, – vos cruautés sanglantes, barbares, inhumaines, – vos tentatives pour réduire au silence, assoupir et corrompre les consciences des pauvres âmes, par vos sermens contradictoires et diaboliques, se sont élevés de la terre au ciel comme une horrible voix de parjure pour hâter la vengeance. – Oh !
– Et je vous dis, criait Mause presque en même temps et sur le même air, je vous dis que tant que ce vieux souffle qui sort de mon sein…, et il est cruellement épuisé par cette course avec les asthmatiques et ce trot forcé…
– Plût au diable que ce trot se changeât en galop, si cela pouvait lui fermer la bouche ! dit Cuddy.
– Avec ce souffle épuisé, reprit Mause, je témoignerai contre les apostasies, les défections, les défalcations, et les lâchetés de ce royaume, contre les injures et les causes de la colère céleste.
– Paix, bonne femme, paix ! dit le prédicateur après un accès de toux qui avait permis à Mause de prononcer son anathème en place du sien. Paix ! n’ôtez pas la parole de la bouche d’un serviteur de l’autel. J’élève donc la voix, et je vous dis qu’avant que cette scène soit jouée, vous apprendrez que ni un Judas désespéré comme votre prélat Sharpe, qui est allé où il était attendu, – ni un profanateur du sanctuaire et un Holopherne comme le sanguinaire Claverhouse, – ni un ambitieux Diotrephes comme le jeune Evandale, – ni un sordide et mondain Demas comme celui qu’on appelle le brigadier Bothwell, qui dérobe à chaque veuve son denier ou sa boîte à farine, – ni vos carabines, ni vos pistolets, ni vos sabres, ni vos chevaux, ni vos selles, ni vos brides, ni vos sangles, ni vos muselières, ni vos martingales, ne résisteront aux flèches dont le fer est affilé, ni à l’arc qui est tendu contre vous !
– Non, non, jamais, j’espère, répéta Mause : ils sont tous des réprouvés, des balais de destruction, propres à être jetés au feu après avoir servi à enlever les immondices du temple, – des cordes de fouet destinées au châtiment de ceux qui aiment mieux leurs biens terrestres que la croix du Covenant, mais qui ensuite ne sont plus bonnes qu’à faire des courroies pour les souliers du diable.
– Le diable m’emporte, dit Cuddy à Morton, si ma mère ne prêche pas aussi bien que le ministre ! – Mais c’est dommage qu’il ait sa maudite toux, qui arrive toujours au plus beau de son sermon. – Puis il a contre lui la longue marche de ce matin. – Du diable si je ne voudrais pas qu’il réduisît ma mère au silence en criant plus haut qu’elle ; et puis il répondrait tout seul de ses œuvres. – Il est heureux que le chemin soit sûr et que les dragons ne prêtent pas grande attention à ce qu’ils disent, au milieu du bruit que font les pieds des chevaux ; mais quand nous serons sur un terrain moins pierreux, nous aurons des nouvelles de toutes ces belles choses.
La conjecture de Cuddy était juste. On traversa bientôt le gazon d’une lande marécageuse, et le témoignage des deux captifs put être entendu clairement.
– J’élèverai ma voix comme un pélican du désert, s’écria Kettledrummle.
– Et moi, reprit Mause, comme un moineau sur les toits des maisons.
– Holà ! ho ! dit le caporal, mettez un frein à vos langues, ou, de par tous les diables, je vous mettrai une martingale.
– Je ne me tairai point, s’écria Kettledrummle ; je n’obéirai point à un profane !
– Je ne m’embarrasse pas des ordres d’un têt de terre, dit Mause, quand il serait plus rouge que les briques de la tour de Babel, et s’appellerait un caporal.
– Holliday ! s’écria le caporal, as-tu des bâillons, mon camarade ? il faut leur fermer la bouche, ou ils nous rendront sourds.
Mais avant qu’on eût exécuté la menace du caporal, un dragon, arrivant au grand galop, vint parler à Bothwell, qui était loin en avant de sa troupe. Dès que celui-ci eut reçu les ordres qu’on lui apportait, il rejoignit ses soldats, et leur ordonna de serrer leurs rangs et d’avancer avec précaution et en silence, attendu qu’ils allaient se trouver en présence de l’ennemi.