« Craignez surtout, seigneur, la jalousie. »
SHAKESPEARE. Othello.
Pour expliquer l’effet qu’avaient produit sur le malheureux prisonnier le peu de mots qu’il avait entendus, il est indispensable que nous rendions compte de la situation d’esprit où il se trouvait en ce moment, et que nous disions un mot de l’origine de sa connaissance avec miss Bellenden.
Henry Morton était un de ces caractères heureusement doués par la nature, qui possèdent plus de talens qu’ils ne s’en attribuent eux-mêmes. Il tenait de son père un courage à toute épreuve, et une haine insurmontable contre toute espèce d’oppression en religion comme en politique. Son enthousiasme n’avait rien de commun avec le fanatisme et le mécontentement farouche de l’esprit puritain. Il le devait à la rectitude naturelle de son jugement autant qu’aux fréquentes visites qu’il faisait au major Bellenden, chez qui il avait l’occasion de rencontrer des personnes éclairées dont la conversation lui apprit que le mérite et la vertu ne sont pas le partage exclusif d’une seule secte religieuse.
L’avarice sordide de son oncle avait retardé son éducation par plus d’un obstacle ; mais il avait si bien profité des occasions de s’instruire, que ses amis étaient surpris de ses progrès. Son âme était pourtant abattue par le sentiment de sa pauvreté, de sa dépendance, et surtout de son instruction incomplète. Il en résultait une défiance de lui-même et un air de réserve qui faisaient que les talens et la force de caractère que nous avons déjà dit qu’il possédait n’étaient connus que de quelques amis particuliers. Les circonstances avaient multiplié les préventions dont il était souvent l’objet : ne s’étant attaché à aucun des partis qui divisaient alors l’Écosse, il passait pour indécis, pour indifférent, pour un homme que ni la religion ni le patriotisme ne pouvaient émouvoir. Cette conjecture était pourtant bien injuste, car la neutralité qu’il avait adoptée avait pris naissance dans des motifs bien différens et bien dignes d’éloges. Il avait formé peu de liaisons avec les presbytériens, objets de la persécution, parce qu’il était dégoûté par leur étroit esprit de parti, leur sombre fanatisme, leur aversion pour toute instruction mondaine ou toute récréation innocente, enfin leur implacable ressentiment politique. Mais son âme était encore plus révoltée par les mesures oppressives et tyranniques du gouvernement, la licence et la brutalité du soldat, les échafauds et les massacres, les garnisaires et les exactions militaires, qui réduisaient un peuple libre à l’existence des esclaves d’Asie. Condamnant donc chaque parti tour à tour, chaque fois que leurs excès frappaient immédiatement sa vue, dégoûté par tant de maux qu’il ne pouvait adoucir, n’entendant que des plaintes ou des cris de triomphe qui ne pouvaient exciter sa sympathie, il aurait quitté l’Écosse depuis long-temps, si ce n’eût été son amour pour Édith Bellenden.
Le major Bellenden avait été ami intime du colonel Silas Morton. Henry était le bienvenu à Charnwood. C’était là qu’il avait vu Édith ; et le major, aussi éloigné de concevoir un soupçon dans ce cas-là que mon oncle Tobie lui-même, n’avait pas la moindre idée des conséquences que pouvaient amener les fréquentes occasions que ces jeunes gens avaient de se voir. L’amour, comme c’est assez l’usage, emprunta le nom de l’amitié, se servit de son langage, et réclama ses priviléges. Lorsque miss Bellenden revenait à Tillietudlem, on aurait pu s’étonner que le goût de la promenade la conduisit si souvent dans une prairie située à deux milles du château, où le hasard voulait qu’Henry ne manquât jamais de se trouver. Ces rencontres, quelque fréquentes qu’elles fussent, ne semblaient pourtant surprenantes ni à l’un ni à l’autre, et elles finirent par devenir une espèce de rendez-vous. On s’envoyait des livres, des dessins, des lettres, et chaque envoi donnait lieu à une nouvelle correspondance. Le mot d’amour n’avait pas été prononcé ; mais chacun d’eux connaissait parfaitement la situation de son cœur, et devinait les sentimens de l’autre. Enfin ce commerce, qui avait tant de charmes pour eux, et qui ne les laissait pas sans inquiétude pour l’avenir, avait continué sans explication jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés.
D’après cet état de choses et la défiance naturelle que Morton avait de lui-même, il ne se dissimulait pas le peu d’espérance qu’il avait de pouvoir jamais obtenir la main d’Édith. Sa fortune, sa naissance, sa beauté, ses talens, devaient nécessairement la faire rechercher par des jeunes gens qui seraient accueillis par la famille de miss Bellenden plus favorablement qu’il ne pouvait se flatter de l’être jamais. Le bruit public annonçait lord Evandale comme devant être le plus heureux de ses rivaux, et ses fréquentes visites à Tillietudlem, ainsi que l’estime particulière que lui témoignait lady Marguerite, semblaient en être la confirmation.
Jenny Dennison avait aussi contribué à augmenter sa jalousie. C’était une véritable coquette de village ; et, quand elle ne pouvait tourmenter ses propres amans, elle trouvait quelque plaisir à inquiéter celui de sa maîtresse. Ce n’est pas qu’elle eût envie de desservir Henry. Il lui plaisait beaucoup, parce qu’il était beau garçon, et parce qu’elle savait qu’il était aimé de miss Édith, à qui elle était véritablement attachée. Mais lord Evandale n’était pas moins bien fait ; il avait le moyen d’être infiniment plus libéral qu’Henry ne pouvait l’être, et la balance penchait en sa faveur dans le cœur de Jenny. Elle voyait d’ailleurs bien plus d’honneur et de profit pour elle à être femme de chambre de lady Evandale que de mistress Morton. Elle tourmentait donc fréquemment Henry, tantôt par un avis amical, tantôt par une plaisanterie, tantôt par une confidence inquiétante, mais qui tendaient toujours à lui faire concevoir l’idée que miss Bellenden, malgré ses rendez-vous et ses échanges de livres, de dessins et de lettres, finirait par devenir lady Evandale.
Ces insinuations se rapportaient si bien aux craintes et aux soupçons que Morton avait conçus lui-même, qu’il n’était pas éloigné d’éprouver cette jalousie que connaissent tous ceux qui ont aimé véritablement, et surtout ceux dont l’amour est contrarié par des obstacles que lui opposent la fortune, la naissance, ou la volonté des parens. Édith elle-même, par suite de sa franchise naturelle, avait contribué, quelques jours auparavant, à développer encore davantage ce sentiment dans le cœur de son amant. Leur conversation était tombée sur des excès qui avaient été commis tout récemment par un parti de soldats qu’on disait, quoiqu’à tort, commandé par lord Evandale. Édith, aussi fidèle en amitié qu’en amour, avait été un peu choquée de quelques remarques que Morton s’était permises en cette occasion, et que sa jalousie avait sans doute rendues plus sévères. Elle prit la défense de lord Evandale avec une vivacité qui blessa cruellement Henry, au grand plaisir de Jenny, compagne ordinaire des promenades de sa maîtresse. Édith lut dans les yeux d’Henry les soupçons qu’il concevait ; elle tâcha indirectement de les détruire : mais l’impression n’était pas facile à effacer ; et ce motif n’avait pas eu peu d’influence sur Henry dans la détermination qu’il avait prise de chercher du service chez l’étranger, projet qui échoua, comme nous l’avons raconté.
La visite qu’il avait reçue d’Édith dans son emprisonnement, et le vif intérêt qu’elle lui avait témoigné, auraient dû dissiper entièrement ses soupçons ; mais, ingénieux à se tourmenter, il pensa qu’il pouvait l’attribuer à l’amitié, ou peut-être à une préférence passagère qui cèderait bientôt aux circonstances, aux sollicitations de ses amis, à l’autorité de lady Marguerite, et aux assiduités de lord Evandale.
– Pourquoi, se disait-il, ne puis-je pas me montrer en homme, et prétendre hautement à sa main avant qu’un autre m’efface entièrement de son cœur ? Je dois en accuser une maudite tyrannie qui pèse en même temps sur nos corps, nos âmes, nos fortunes et nos affections ; et c’est à l’un des coupe-gorges pensionnés de ce gouvernement oppresseur que je cèderais miss Bellenden ! Non, jamais… Ah ! c’est un juste châtiment de mon indifférence, que de me voir à mon tour opprimé dans ce qui est le plus capable de me révolter.
Telles étaient les idées qui déchiraient son cœur, lorsque Bothwell entra dans sa chambre, suivi de deux dragons, dont l’un portait des fers.
– Il faut me suivre, jeune homme, lui dit-il ; mais d’abord il faut faire votre toilette.
– Ma toilette ! reprit Morton, que voulez-vous dire ?
– Qu’il faut mettre ces bracelets. Je n’oserais pas…. Non, par le diable ! il n’est rien que je ne puisse oser ; mais je ne voudrais pas, pour trois heures de pillage d’une ville prise d’assaut, faire paraître un prisonnier devant mon colonel sans qu’il eût les fers aux mains. Ainsi donc, jeune homme, prenez votre parti.
Il s’avança vers lui ; mais Morton, saisissant une chaise de chêne sur laquelle il était assis, menaça de fendre le crâne à quiconque voudrait le soumettre à cette indignité.
– Songez que vous ne seriez pas le plus fort, dit Bothwell ; mais j’aimerais mieux que vous vous soumissiez tranquillement.
Il disait la vérité, car il craignait que la résistance d’Henry ne causât quelque bruit, et que son colonel ne vînt à apprendre que, contre ses ordres exprès, il avait gardé un prisonnier sans le mettre aux fers.
– De la prudence ! continua-t-il, ne gâtez pas votre affaire. On dit dans le château que la petite-fille de lady Marguerite va épouser notre jeune capitaine lord Evandale, et je viens de l’entendre lui demander d’intercéder pour vous auprès du colonel. Mais que diable avez-vous donc ? vous voilà plus blanc qu’une chemise ! Voulez-vous un verre d’eau-de-vie ?
Pendant ce temps, il s’occupait de lui mettre les fers aux mains, et Morton n’opposa plus aucune résistance.
– Miss Bellenden demander ma vie à lord Evandale ! s’écria Henry.
– Oui, oui ; il n’y a pas de meilleure protection que celle des femmes. Elles emportent tout d’assaut, dans un camp comme à la cour.
– Ma vie demandée à lui, et par elle ! Oui, oui, mettez-moi ces fers ; je ne m’y oppose plus : le coup qui a pénétré jusqu’au fond de mon âme est bien plus cruel. – Ma vie demandée par Édith, et à lord Evandale !
– Très possible ! il a plus de crédit sur le colonel qu’aucun officier du régiment.
En parlant ainsi, Bothwell conduisait son prisonnier dans la salle où Claverhouse l’attendait. Les mots que Henry entendit prononcer à Édith le confirmèrent dans la pensée quelle aimait Evandale, et qu’elle employait son influence sur lui pour le sauver. Dès ce moment, la vie qu’il devrait à l’intercession d’un rival lui devint odieuse ; et, se dévouant à la mort, il résolut de défendre avec force les droits de son pays, outragés en sa personne. On aurait pu comparer la révolution opérée dans son âme à celle que subit une paisible demeure domestique que l’entrée soudaine de la force armée convertit en forteresse formidable. Il s’approcha donc avec fermeté de la table près de laquelle était assis le colonel Grahame, après avoir jeté sur Édith un regard dans lequel se peignaient la douleur et le reproche, expression de son dernier adieu.
– De quel droit, monsieur, lui dit-il avec fermeté sans attendre qu’on l’interrogeât ; de quel droit ces soldats m’ont-ils enlevé à ma famille, chargé de fers, et conduit devant vous ?
– Par mon ordre, dit Claverhouse ; et je vous donne maintenant celui de vous taire, et d’écouter mes questions.
– Je veux savoir, répliqua Morton avec hardiesse, si je suis légalement détenu, si je suis devant un magistrat civil, ou si les droits de mon pays sont méconnus et outragés en ma personne.
– Voilà, sur mon honneur, un gaillard déterminé ! dit le colonel.
– Êtes-vous fou ? s’écria le major. Pour l’amour de Dieu, Henry, songez donc que vous êtes devant un officier supérieur de Sa Majesté.
– C’est pour cette raison même, monsieur, répliqua Henry, que je désire savoir de quel droit il me retient prisonnier sans mandat d’arrêt décerné contre moi. Si j’étais devant un magistrat, je sais que la soumission serait mon devoir.
– Votre jeune ami, dit Claverhouse au major, est un de ces messieurs pointilleux qui, comme le fou de la comédie, ne voudraient pas nouer leur cravate sans un mandat du juge de paix ; mais je lui apprendrai, avant que nous nous séparions, que mon aiguillette est une marque d’autorité qui vaut bien la masse d’un homme de justice. Ainsi, pour mettre fin à cette discussion, vous plaira-t-il, jeune homme, de me dire quand et où vous avez vu Balfour de Burley ?
– Comme je ne vous reconnais pas le droit de me faire cette question, je n’y répondrai pas.
– Je le ferai donc pour vous. Vous avez avoué à mon brigadier que vous avez donné asile à ce traître que vous connaissiez pour tel. Pourquoi n’êtes-vous pas aussi franc avec moi ?
– Parce que je présume que votre naissance et votre éducation doivent vous avoir appris à connaître quels sont les droits de tout Écossais, et que je veux vous faire voir qu’il en existe encore qui savent les faire valoir.
– Et vous seriez sans doute disposé à les soutenir les armes à la main ?
– Si nous étions tête à tête, et que je fusse armé comme vous, vous ne me feriez pas deux fois cette question.
– C’en est assez, répliqua Claverhouse : vos discours confirment l’idée que j’avais conçue de vous. Mais vous êtes le fils d’un soldat, vous paraissez avoir de la bravoure ; et, quoique vous soyez un rebelle, je vous épargnerai l’infamie d’une mort déshonorante.
– De quelque manière que je doive mourir, je mourrai comme le fils d’un brave militaire, et l’infamie dont vous parlez retombera sur ceux qui versent le sang innocent.
– À merveille ! Vous avez cinq minutes pour faire votre paix avec le ciel. Bothwell, conduisez le prisonnier dans la cour, et disposez votre peloton.
Une semblable conversation avait glacé d’horreur et réduit au silence tous ceux qui l’entendaient ; mais en cet instant tous se récrièrent, et intercédèrent auprès du colonel en faveur de Morton. Lady Marguerite même, qui, malgré ses préjugés et ses préventions, n’avait pu renoncer à cette sensibilité qui fait le plus bel ornement de son sexe, insistait fortement.
– Colonel Grahame, s’écria-t-elle, épargnez ce jeune imprudent ; que son sang ne souille pas les murs d’une maison où vous avez reçu l’hospitalité !
– Vous m’épargneriez le chagrin de vous refuser, madame, répondit Claverhouse, si vous réfléchissiez au sang que ses pareils ont fait répandre.
– Je laisse le soin de la vengeance à Dieu, colonel, s’écria la vieille dame, dont tout le corps tremblait d’agitation. La mort de ce jeune homme ne rendra pas la vie à ceux que nous regrettons. Jamais le sang n’a été répandu dans les murs de Tillietudlem. Accordez-moi sa vie !
– Il faut que je fasse mon devoir, madame. Lorsque vous savez que des révoltés sont en armes près de vous, pouvez-vous demander le pardon d’un jeune fanatique qui suffirait seul pour souffler la rébellion dans tout le royaume ? Impossible !
– Colonel ! s’écria le major Bellenden, ne croyez pas que, malgré mon âge, je laisse impunément assassiner sous mes yeux le fils de mon ami. Vous me rendrez raison de cet acte de violence.
– Quand vous voudrez, major, répondit froidement Claverhouse… Bothwell, emmenez le prisonnier.
Celle qui prenait le plus d’intérêt à cette discussion avait fait trois fois un effort pour parler ; trois fois sa langue lui avait refusé la parole. Elle était restée sur sa chaise, comme plongée dans un profond accablement. En ce moment elle se leva, voulut s’élancer vers le colonel, mais les forces lui manquèrent, et elle tomba sans connaissance entre les bras de Jenny, qui heureusement se trouvait derrière elle.
– Du secours ! s’écria Jenny : bon Dieu ! ma jeune maîtresse se meurt !
À cette exclamation, lord Evandale, qui, pendant toute cette scène, était resté immobile, appuyé sur son sabre, et la tête penchée sur ses mains, se leva à son tour, et s’adressant à Claverhouse : – Colonel, lui dit-il, avant que le prisonnier sorte d’ici, je désire vous dire un mot en particulier.
Claverhouse parut surpris ; mais il se leva sur-le-champ ; et, ayant suivi le jeune capitaine dans un coin de la salle, il eut avec lui la conversation suivante :
– Je n’ai pas besoin de vous rappeler, colonel, dit Evandale, que l’année dernière, lorsque vous avez obtenu des marques de l’intérêt de ma famille auprès du conseil privé, vous m’avez témoigné que c’était à moi que vous en aviez l’obligation.
– Certainement, mon cher Evandale, et je serai enchanté quand je pourrai trouver l’occasion d’acquitter la dette que j’ai contractée envers vous.
– Elle se présente, colonel : accordez-moi la vie de ce jeune homme.
– Evandale !… vous êtes fou ! absolument fou !… Quel intérêt pouvez-vous prendre aux jours de ce jeune fanatique ? Son père était l’homme le plus dangereux de toute l’Écosse : froid, résolu, adoré du soldat, inflexible dans ses maudits principes. Son fils paraît formé sur son modèle, et vous ne pouvez vous imaginer tous les maux qu’il peut causer. Si c’était un homme sans conséquence, quelque misérable paysan, un obscur enthousiaste, croyez-vous que j’aurais refusé sa grâce à lady Marguerite et au major ? Mais il s’agit ici d’un jeune homme bien né, plein de feu et de courage, ayant un nom connu dans toute l’Écosse. Il ne manque aux rebelles qu’un chef comme lui pour donner à leur parti la consistance qui lui manque, et pour diriger leur aveugle enthousiasme… Je ne vous fais pas ces réflexions pour vous refuser, mais pour vous engager à réfléchir sur les conséquences de votre demande. Je n’éluderai jamais une promesse, ni l’occasion de reconnaître un service. Si vous voulez qu’il vive, il vivra.
– Gardez-le prisonnier ; il ne pourra plus être dangereux ; mais permettez-moi, colonel, d’insister pour obtenir sa vie. J’ai les plus fortes raisons pour le désirer.
– Qu’il vive donc ! je ne puis vous refuser ce que vous me demandez de cette manière ; mais souvenez-vous, milord, que si vous voulez parvenir à un grade éminent au service du roi et de votre patrie, votre premier soin doit être d’oublier vos affections, vos sentimens, vos passions. Vous ne devez songer qu’à vos devoirs et à l’intérêt public. Nous ne vivons pas dans un temps où l’on puisse sacrifier au radotage des vieillards ou aux larmes des femmes les mesures indispensables de sévérité que nous forcent d’adopter les dangers qui nous entourent. Souvenez-vous aussi que si je cède aujourd’hui à vos prières, cette complaisance doit m’épargner de semblables sollicitations à l’avenir.
Ils se rapprochèrent alors de la table, et le colonel fixa les yeux sur Morton, pour observer quel effet avait produit sur lui la sentence de mort qu’il venait de prononcer, et qui faisait frissonner tous les spectateurs.
– Voyez-le, dit-il à voix basse à Evandale ; il doit se croire aux portes du trépas. Il n’a ni pâli ni frémi ; son œil est calme, son front est serein, son cœur est peut-être le seul, dans cette salle, dont les battemens ne soient pas accélérés. Regardez-le bien, Evandale ; si jamais cet homme se trouve à la tête d’un parti de rebelles, vous aurez à vous repentir de m’avoir forcé à l’indulgence. – Jeune homme, dit-il alors à Morton, grâce à l’intercession de vos amis, votre vie est sauve, quant à présent… Bothwell, emmenez le prisonnier, et qu’on veille sur lui avec attention.
L’idée de devoir la vie à son rival fut insupportable pour Morton : – Si je dois la vie à lord Evandale, s’écria-t-il…
– Bothwell, interrompit le colonel, emmenez le prisonnier : je n’ai pas le temps d’écouter tous ses beaux discours.
Bothwell fit sortir Morton, et dès qu’ils furent dans la cour : – Quand vous auriez plus d’une vie à perdre, lui dit-il, ce serait une imprudence de les hasarder comme vous le faites. Si vous laissez ainsi courir votre langue, je ne vous donne pas cinq minutes à vivre, et vous resterez dans le premier fossé que nous trouverons ; mais j’aurai soin de vous éloigner des yeux du colonel. Allons venez joindre nos autres prisonniers.
Malgré la rudesse de ses manières, le brigadier éprouvait véritablement de l’intérêt pour Henry, dont il aimait le courage et la fermeté ; et c’eût été avec regret qu’il eût exécuté l’ordre de le faire fusiller. Il le conduisit devant le château, où une vieille femme et deux hommes, que lord Evandale avait faits prisonniers, étaient gardés par un piquet de dragons.
Pendant ce temps Claverhouse faisait ses adieux à lady Marguerite, qui ne pouvait oublier le peu d’égards qu’il avait eu à ses prières.
– J’avais pensé jusqu’à présent, lui dit-elle, que le château de Tillietudlem, où Sa Majesté a daigné s’arrêter, pouvait être comme une place de refuge, même pour ceux à la conduite desquels il y aurait quelque reproche à faire ; mais je vois que le vieux fruit n’a plus de saveur. Les services de ma famille datent de trop loin, et ils sont oubliés.
– Jamais ils ne le seront pour moi, dit le colonel ; permettez-moi de vous l’assurer. Un devoir que je regardais comme sacré a pu seul me faire hésiter à me rendre à vos désirs et à ceux du major ; mais à présent, ma chère lady Bellenden, permettez-moi d’espérer que tout est pardonné. Je vous ramènerai ce soir deux cents rebelles prisonniers ; et je vous promets de pardonner à cinquante pour l’amour de vous.
– J’apprendrai vos succès avec plaisir, colonel, dit le major, mais suivez l’avis d’un vieux soldat, épargnez le sang après le combat. Maintenant permettez-moi de vous demander la liberté du jeune Morton sur ma caution.
– Nous réglerons cela à mon retour, dit Claverhouse ; cependant soyez certain que sa vie est en sûreté.
Pendant cette conversation, les yeux de lord Evandale cherchaient Édith, mais Jenny avait fait transporter sa maîtresse dans son appartement.
Ce fut avec lenteur qu’il obéit aux ordres de l’impatient Claverhouse, qui, après avoir pris congé de lady Margaret et du major, s’était rendu à la hâte dans la cour. Déjà les prisonniers et leurs gardes étaient en route, et les officiers les suivirent avec leurs dragons d’escorte. Tous se pressèrent d’atteindre le gros du régiment, car on supposait que l’on serait en vue de l’ennemi en moins de deux heures.