CHAPITRE XLIII.

« Dans l’antre ténébreux les voilà descendus.

« L’homme maudit, étendu sur le sable,

« Rêvait, d’un air farouche, à son sort déplorable. »

SPENCER.

L’aurore commençait à peine à paraître, quand Morton entendit frapper doucement à sa porte, et la jeune fille lui demanda à voix basse s’il voulait venir à la caverne avant que les gens se levassent.

Il s’habilla à la hâte, et joignit sa petite conductrice. Elle marchait lestement devant lui, portant un petit panier à son bras. Elle ne suivait aucun chemin ni sentier tracé ; elle gravissait des montagnes, traversait des vallons ; plus ils s’avançaient, plus la nature prenait un aspect sombre et sauvage ; enfin, après avoir marché une demi-heure, ils ne virent plus que des rochers parsemés de quelques bruyères.

– Sommes-nous encore loin du lieu où nous allons ? demanda Morton.

– Encore un mille environ, répondit la petite fille ; nous y serons bientôt.

– Faites-vous ce chemin bien souvent ?

– Tous les deux jours, pour porter des provisions et du lait.

– Et vous n’avez pas peur de vous trouver seule dans de pareils lieux ?

– De quoi aurais-je peur ? Jamais âme vivante ne vient ici, et ma grand’mère dit qu’on n’a jamais rien à craindre quand on fait le bien.

– Forte de son innocence comme d’un triple acier qui couvrirait son sein ! pensa Morton. – Et il la suivit sans lui parler davantage.

Ils arrivèrent bientôt dans un endroit qui paraissait avoir été couvert de bois autrefois, mais des ronces et des épines y remplaçaient les chênes et les sapins. Là, la jeune fille tourna tout-à-coup entre deux montagnes, et conduisit Morton vers un ruisseau. Un bruit sourd, qu’il entendait depuis quelque temps, et qui augmentait à mesure qu’ils avançaient, l’avait préparé en partie au spectacle qui s’offrit à lui, et dont la vue excitait la surprise et la terreur. En sortant de la gorge de rochers par où ils avaient passé, ils se trouvèrent sur la plate-forme d’un roc bordé par un ravin qui paraissait avoir plus de cent pieds de profondeur, et où le ruisseau, qui descendait d’une autre montagne, se précipitait en écumant. L’œil cherchait en vain à pénétrer la profondeur de sa chute, et ne pouvait saisir qu’une vapeur et une étroite issue, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par les angles saillans des rochers qui hérissaient le passage, et dérobaient à la vue le sombre abîme où étaient reçues les eaux bouillonnantes. Plus loin, à la distance peut-être d’un quart de mille, reparaissait le cours sinueux de l’onde sur un lit de plus en plus élargi. Mais jusque là elle était perdue comme si elle eût passé sous les voûtes d’une caverne, tant les fragmens rapprochés des rochers à travers lesquels elle avait coulé étaient près de s’entre-croiser.

Pendant que Morton admirait ce spectacle bruyant qui semblait fuir tous les yeux, à cause des touffes de verdure et des rochers qui cachaient les eaux, son jeune guide, le tirant par la manche, lui dit, en lui faisant signe d’approcher son oreille afin de pouvoir l’entendre : – Écoutez, l’entendez-vous ?

Morton écouta attentivement, et, du fond du gouffre et au milieu du tumulte de la cascade, il crut distinguer des cris, des gémissemens, et même des paroles articulées, comme si le démon de l’onde mêlait ses plaintes aux mugissemens de ses flots en courroux.

– Voici le chemin, monsieur, dit la petite fille : suivez-moi, s’il vous plaît ; mais prenez bien garde à vous. En même temps, quittant la plate-forme où ils se trouvaient, s’aidant des pieds et des mains, s’accrochant à quelques bruyères et à des saillies de rochers, elle se mit à descendre vers le précipice au bord duquel ils se trouvaient. Morton, aussi adroit qu’intrépide, n’hésita pas à la suivre ; et, descendant comme elle à reculons, il cherchait à assurer son pied avant de lâcher le soutien dont sa main s’était assurée.

Ayant descendu environ vingt pieds, ils trouvèrent un endroit où ils purent s’arrêter. Ils étaient à environ trente pieds au-dessous de l’endroit d’où les eaux se jetaient dans l’abîme, et à soixante-dix du fond du précipice qui les recevait. La cataracte tombait si près d’eux, qu’ils étaient mouillés par les vapeurs qu’elle produisait. Il fallut pourtant s’en approcher encore davantage, et, quand ils en furent à environ dix pas, Morton vit un vieux chêne que le hasard semblait avoir renversé, et qui formait sur l’abîme un pont aussi effrayant que périlleux. La tête de l’arbre se trouvait de son côté, et les racines, sur l’autre bord, touchaient à une ouverture étroite qui lui parut rentrée d’une caverne, et au travers de laquelle il vit une lumière rouge et sombre formant un contraste frappant avec les rayons du soleil, qui commençaient à dorer le sommet de la montagne.

Sa jeune conductrice le tira encore par l’habit, et lui montrant le vieux chêne, car le bruit de la cataracte ne lui permettait plus de faire entendre sa voix, lui indiqua qu’il fallait y passer.

Morton la regarda d’un air de surprise. Il n’ignorait pas que sous les règnes précédens les presbytériens persécutés avaient souvent cherché une retraite au milieu des bois, sur les montagnes, et dans le creux des cavernes ; mais jamais son imagination ne s’était figuré une demeure aussi affreuse que celle qu’il avait en cet instant sous les yeux. Il fut même surpris qu’admirateur comme il l’était des scènes sublimes et imposantes qu’offre la nature, ce lieu eût échappé à ses recherches pendant tout le temps qu’il avait habité ce canton. Mais il réfléchit que ni la chasse ni aucun autre motif n’ayant pu le conduire dans cet endroit désert et sauvage, et que cette caverne étant destinée à cacher quelques victimes de la persécution, le secret de son existence était soigneusement gardé par le petit nombre de ceux qui le connaissaient.

Il réfléchissait encore comment il pourrait franchir ce pont doublement dangereux par l’eau de la cataracte qui le mouillait, et le rendait glissant. L’espace à traverser n’était pas très large ; mais un abîme de soixante à quatre-vingts pieds, prêt à le recevoir, méritait quelque attention. Il était pourtant déterminé à risquer l’aventure, lorsque Peggy, comme pour lui inspirer du courage, passa sur l’arbre sans hésiter, et y repassa sur-le-champ une seconde fois pour venir le rejoindre.

Combien il envia les petits pieds nus de la jeune fille, qui, en saisissant les aspérités qu’offrait l’écorce du chêne, rendaient sa marche plus assurée !

Il n’hésita pourtant pas plus long-temps, il s’avança intrépidement sur le terrible pont, et fixant ses regards sur la rive opposée, sourd au bruit de la cataracte qui tombait près de lui, et oubliant le précipice qu’il avait sous les pieds, il se trouva en un instant sur l’autre bord, près de l’ouverture d’une étroite caverne. Là il s’arrêta un instant, la lueur d’un feu de charbon lui permettant d’en voir l’intérieur, et la pointe d’un rocher qui le couvrait de son ombre l’empêchant de pouvoir être aperçu de celui qu’elle recelait.

Ce qu’il observa n’aurait guère encouragé un homme moins déterminé que lui.

Burley ne lui parut changé que par une barbe grise, qu’il avait laissée croître depuis leur dernière rencontre. Debout au milieu de la caverne, il tenait d’une main sa Bible, et de l’autre son épée nue. Son visage, à demi éclairé par la lueur de la flamme, ressemblait à celui d’un démon dans la lugubre atmosphère du Pandémonion ; ses gestes et ses paroles, autant qu’on pouvait les comprendre, étaient également violens et sans suite. Seul et dans un lieu presque inaccessible, il avait l’air d’un homme qui défend ses jours contre un ennemi mortel.

– Ah ! ici, ici ; s’écria-t-il, accompagnant chaque mot d’un coup frappé de toute la force de son bras dans le vide de l’air. – Ne l’avais-je pas dit ? – J’ai résisté, et tu as fui ! – Lâche que tu es ! viens avec toutes tes terreurs, – viens avec toutes mes erreurs et mes fautes, qui te rendent encore plus terrible ; – ce livre est assez puissant pour me délivrer. – Que parles-tu de cheveux blancs ! plus les épis sont mûrs, plus ils demandent la faucille – Es-tu parti ? – es-tu parti ? tu fus toujours un lâche.

Après ces exclamations, il abaissa la pointe de son épée, et resta debout et immobile comme un maniaque après ses accès.

– L’heure dangereuse est passée, dit la jeune fille ; elle ne dure guère après que le soleil est sur cette colline. Vous pouvez vous avancer et lui parler ; je vais vous attendre de l’autre côté de l’eau. Il n’aime pas à voir deux personnes ensemble.

Morton s’offrit à la vue de son ancien collègue en s’avançant avec prudence et à pas lents.

– Quoi ! tu viens quand ton heure est passée ! Telle fut la première exclamation de Burley, qui brandit son épée avec un geste et un air de terreur mêlée de rage.

– Je viens. M. Balfour, dit Morton avec calme, je viens pour renouveler avec vous une connaissance qui a été interrompue depuis la journée du pont de Bothwell.

Dès que Burley eut reconnu que c’était Morton en personne qu’il avait devant lui, idée qui le frappa promptement, il exerça tout-à-coup sur son imagination déréglée cet ascendant supérieur qui était un des traits saillans de son étrange caractère. Il laissa retomber son épée, et la mettant dans le fourreau, il dit quelques mots sur le froid et l’humidité, qui réduisaient un vieux soldat à la nécessite de cultiver l’exercice de l’escrime. Après quoi il reprit son genre d’entretien froid et solennel.

– Tu as tardé long-temps, Henry Morton, lui dit-il ; tu viens dans la vigne quand la douzième heure a sonné. Hé bien, es-tu prêt à mettre la main à l’œuvre ? est-tu un de ceux qui foulent aux pieds les troncs et les dynasties, qui n’écoutent que la voix d’en-haut ?

– Je suis surpris, dit Morton, qui voulait éviter de répondre à ces questions, que vous m’ayez reconnu après une si longue absence.

– Les traits de ceux qui ont voulu opérer avec moi la rédemption d’Israël sont gravés dans mon cœur. Et qui aurait osé me venir chercher dans cette retraite, si ce n’est le fils de Silas Morton ? – Vois-tu ce pont fragile qui unit mon asile à la demeure des hommes ? un seul effort de mon pied peut le précipiter dans l’abîme, me mettre en état de braver la rage des ennemis qui seraient sur l’autre bord, et laisser à ma discrétion celui qui aurait osé y passer pour pénétrer jusqu’ici.

– Je crois que vous n’avez guère besoin ici de recourir à ce genre de défense.

– Le crois-tu ! dit Burley d’un ton d’impatience. – Le crois-tu, quand les démons incarnés de la terre sont ligués contre moi, et que Satan lui-même… ? – Mais n’importe, ajouta-t-il en se reprenant, c’est assez que j’aime ce lieu de refuge, – ma caverne d’Adullam, que je ne voudrais pas changer pour les plus beaux lambris du château des comtes de Torwood avec leurs vastes domaines et leur baronnie… À moins que la folle passion ne soit évanouie, tu dois penser autrement.

– C’est justement de ce château et de ces domaines que j’ai à vous entretenir, reprit Morton ; et je ne doute pas que je ne trouve M. Burley aussi raisonnable que je l’ai vu quelquefois lorsque nous combattions pour la même cause.

– Oui ! dit Burley. En vérité ; telle est ton espérance ! T’expliqueras-tu un peu plus clairement ?

– Volontiers. Vous avez exercé, par des moyens qui me sont inconnus, une influence secrète sur la fortune de lady Marguerite Bellenden et de sa petite-fille : il en est résulté qu’elles ont été dépouillées des biens auxquels elles avaient des droits légitimes, et que l’injustice en a investi ce vil scélérat Basile Olifant.

– Tu crois cela ? dit Burley.

– J’en suis convaincu, et vous ne chercherez pas à nier une chose dont la lettre que vous m’avez écrite est une preuve.

– Et en supposant que je ne le nie point, et en supposant que j’aie le pouvoir et la volonté de détruire l’ouvrage de mes mains, de rétablir la fortune de la maison de Bellenden, quelle sera la récompense ? espère-tu obtenir la main de la belle héritière, et tous ses biens ? Dis-moi, en es-tu assuré ?

– Je n’en ai pas la moindre espérance.

– Et pour qui donc as-tu entrepris de venir dans l’antre du lion pour lui arracher sa proie ? Sais-tu que cette tâche n’est pas moins difficile à exécuter que ne le fut jadis le plus périlleux des travaux de Samson ? Qui doit donc en recueillir le fruit ?

– Lord Evandale et sa fiancée, répondit Morton avec fermeté. Pensez mieux du genre humain, M. Burley, et croyez qu’il existe des hommes capables de sacrifier leur bonheur à celui des autres.

– Hé bien, répliqua Burley, de tous les êtres qui portent l’épée, qui savent dompter un cheval, tu es, sur mon âme, le plus pacifique et le moins sensible aux injures ! Quoi ! tu veux mettre dans les bras de ce maudit Evandale la femme que tu aimes depuis si long-temps ! C’est pour un rival que tu veux lui faire rendre des biens dont de puissantes considérations l’ont privée ! Tu crois qu’il rampe sur la terre un autre homme, offensé plus que toi peut-être, et cependant assez insensible, assez humble pour penser ainsi ; et tu as osé supposer que cet homme sera John Balfour !

– Je ne dois compte qu’au ciel, M. Burley, des sentimens qui m’animent. Quant à vous, que vous importe que le domaine de Tillietudlem appartienne à Basile Olifant ou à lord Evandale ?

– Tu es dans l’erreur. Il est bien vrai que tous deux sont des enfans de ténèbres, aussi étrangers à la lumière que l’enfant qui n’a pas encore ouvert les yeux ; mais ce Basile Olifant est un Nabal, un misérable dont la fortune et le pouvoir sont à la disposition de celui qui peut l’en priver. La rage de n’avoir pu obtenir la possession de ces biens l’a jeté dans notre parti ; il s’est fait papiste pour s’en rendre le maître ; il est maintenant partisan de Guillaume, afin de les conserver, et il sera tout ce que je voudrai qu’il devienne, tant que je vivrai, tant que j’aurai entre les mains la pièce qui peut l’en déposséder, et dont je ne me suis jamais dessaisi : les biens qu’il possède sont un mors dont je tiens les rênes, et il faut qu’il suive la route que je lui prescrirai. Il les conservera donc, à moins que je ne sois sûr de les donner à un ami ardent et véritable. Mais lord Evandale est un réprouvé dont le cœur est de pierre et le front de diamant. Les biens de ce monde ne sont pour lui que les feuilles desséchées tombées d’un arbre et enlevées par le vent ; il verrait le tourbillon les entraîner loin de lui sans en être ému, sans faire un pas pour les ressaisir. Les vertus mondaines des hommes qui lui ressemblent sont plus dangereuses pour notre cause que la cupidité sordide de ceux qui sont gouvernés par leur intérêt personnel, – esclaves de l’avarice, dont on peut diriger la marche, et forcés de travailler à la vigne du Seigneur, ne fût-ce que pour le salaire de l’iniquité.

– Tout cela pouvait être fort bon il y a quelques années, dit Morton ; j’aurais pu alors trouver une apparence de justesse dans vos raisonnemens, quoique je ne les eusse jamais regardés comme fondés sur la droiture et l’équité. Mais dans le temps où nous sommes, il me semble sans utilité pour vous de conserver sur Olifant l’influence dont vous me parlez. Quel usage en pouvez-vous faire ? Nous jouissons de la paix, de la liberté civile et religieuse : que désirez-vous de plus ?

– Ce que je veux de plus ? s’écria Burley en tirant son épée hors du fourreau avec une promptitude qui fit presque tressaillir Morton. Regarde les brèches de cette arme ; il y en a trois, les vois-tu ?

– Oui, répondit Morton ; mais que voulez-vous dire ?

– Le fragment d’acier qui manque à celle première brèche resta dans le crâne du perfide qui le premier introduisit l’épiscopat en Écosse ; cette seconde entaille fut faite sur le sein d’un impie, le plus fier des soutiens de la cause des prélats, à Drum-Clorg ; la troisième est la trace d’un coup sur le casque de l’officier qui défendait la chapelle d’Holy-Rood lorsque le peuple s’insurgea, et qui lui fendit la tête malgré le fer qui la couvrait. Ce glaive a fait plus d’un grand exploit, et chacun de ses coups a été une délivrance pour l’Église. – Oui, ajouta-t-il en le replongeant dans le fourreau, mais il lui reste encore davantage à faire. Il lui faut extirper l’hérésie pestilentielle de l’érastianisme, venger la liberté de l’Église, rendre au Covenant sa gloire ; – qu’ensuite la rouille la consume à côté des ossemens de son maître.

– Songez donc, Burley, dit Morton, que vous n’avez ni les forces suffisantes ni les moyens nécessaires pour renverser un gouvernement aussi fermement établi que le nôtre l’est en ce moment. En général le peuple est tranquille et satisfait ; on ne voit que quelques mécontens, et ce sont ceux qui tiennent encore pour le roi Jacques. Mais vous ne voudriez certainement pas vous joindre à des gens qui ne se serviraient de vos armes que pour faire réussir leurs projets particuliers.

– Ce sont eux, au contraire, qui, sans le vouloir, assureront notre triomphe. J’ai été dans le camp du réprouvé Claverhouse, comme David dans celui des Philistins. J’étais convenu avec lui d’un soulèvement général ; sans ce misérable Evandale, tout l’ouest serait en armes aujourd’hui. – Je le massacrerais, ajouta-t-il en grinçant les dents, embrassât-il les pieds de l’autel. – Si tu voulais, reprit-il d’un ton plus calme, toi le fils de mon ancien ami, déjouer ses projets sur Édith Bellenden et l’épouser toi-même ; si tu me faisais serment de mettre la main au grand œuvre avec un zèle égal à ton courage, ne crois pas que je préférasse l’amitié d’un Basile Olifant à la tienne, je te remettrais à l’instant cette pièce (il lui montra un parchemin), qui est le testament du comte de Torwood, et tu lui rendrais la possession des biens de ses pères. – Ce désir, continua Burley, n’est plus sorti de mon cœur depuis l’instant où je l’ai vu combattre si vaillamment pour la défense du pont de Bothwell. Édith t’aimait, et tu l’aimais toi-même.

– Burley, dit Morton, je ne veux pas dissimuler même avec vous ; j’étais venu vous voir dans un but louable, dans l’espérance de vous décider à un acte de justice, et non dans aucune vue d’intérêt personnel. Je n’ai pas réussi ; j’en suis fâché pour vous plus encore que pour ceux qui sont victimes de cette iniquité.

– Vous refusez donc mes offres ? dit Burley les yeux étincelans de race.

– Sans hésiter un instant. Si l’honneur et la conscience avaient sur vous quelque empire, vous me remettriez ce parchemin, sans condition, pour le rendre à ceux à qui il appartient légitimement.

– Qu’il soit donc anéanti ! s’écria Burley ne se possédant plus de fureur ; et, jetant le testament au milieu du brasier enflammé qui était devant lui, il le poussa avec le pied au milieu des charbons pour le faire consumer plus promptement.

Morton s’élança aussitôt pour le sauver des flammes.

Burley saisit Morton au collet, et il s’ensuivit une lutte entre eux. Tous deux étaient robustes, et la passion qui les animait redoublait encore leurs forces. Morton parvint pourtant à se dégager des liens serrés que formaient autour de son corps les bras de son adversaire ; mais il n’était plus temps, la pièce importante était réduite en cendres.

L’énergumène jeta alors sur Morton des yeux où brillaient le plaisir de la vengeance satisfaite et une rage féroce : – Je ne puis plus rien pour toi maintenant, lui dit-il, mais tu as mon secret : il faut mourir, ou faire serment d’entrer dans tous mes projets.

– Je méprise vos menaces, répondit froidement Morton, j’ai pitié de votre délire, et je vous quitte.

En parlant ainsi, Morton s’avançait vers l’entrée de la caverne : Burley s’y précipite, et, poussant du pied le chêne qui offrait le seul moyen d’en sortir, il le fait rouler dans l’abîme avec un bruit semblable à celui du tonnerre.

– Hé bien ! dit-il d’une voix qui rivalisait avec le mugissement de la cataracte et le bruit de la chute du chêne, te voilà en mon pouvoir, rends-toi ou meurs ; et, se tenant à l’entrée de la caverne, il brandissait son épée.

– Je n’ai pas encore appris à céder aux menaces, dit Morton ; je ne veux pas combattre l’homme qui a sauvé les jours de mon père, et je lui épargnerai un lâche assassinat.

À ces mots, s’élançant avec la légèreté qui lui était naturelle, et que peu d’hommes possèdent, il sauta par-dessus le gouffre que Burley croyait devoir être pour lui un obstacle insurmontable. Dès qu’il fut sur l’autre bord, il s’éloigna aussitôt, et en tournant la tête il vit Burley, qui le regarda un moment avec un air de surprise et de fureur, et qui bientôt s’enfonça dans la caverne.

Morton rejoignit sa petite conductrice, que la chute du chêne avait effrayée. Il lui dit que cet événement était l’effet d’un accident, et apprit d’elle qu’il n’en pouvait résulter aucun inconvénient pour Burley, attendu qu’on avait eu la précaution de préparer dans la caverne plusieurs autres arbres pour former de nouveaux ponts, en cas que quelque circonstance imprévue obligeât ceux qui habitaient cet antre à détruire pour leur sûreté ce moyen de communication.

Les aventures de la matinée n’étaient pourtant pas encore terminées. Comme ils approchaient de la chaumière, la petite fille fit un cri de surprise en voyant venir au-devant d’eux sa vieille grand’mère, quoique son état de cécité ne lui permit guère de s’éloigner de son habitation.

– Peggy, cria-t-elle dès qu’elle eut reconnu la voix des deux voyageurs, courez bien vite, allez brider le cheval de monsieur, et conduisez-le derrière la baie d’épines, où vous l’attendrez.

– Sommes-nous seuls ? dit-elle ensuite à Morton, personne ne peut-il nous entendre ?

Inquiet et impatient de savoir ce qu’elle avait de nouveau à lui apprendre, Morton l’assura qu’elle pouvait s’expliquer sans crainte.

– Si vous voulez du bien à lord Evandale, dit-elle alors, voici maintenant ou jamais le moment de le prouver : il court le plus grand danger. Que le ciel soit loué de m’avoir laissé l’ouïe quand il m’a retiré la vue ! – Non, non, il ne faut pas entrer. Venez par ici, suivez-moi.

Elle le conduisit derrière la maison, près d’une fenêtre donnant dans une chambre où se trouvaient deux dragons qui vidaient un pot de bière. Morton ne pouvait ni les voir ni en être vu, mais il entendit très distinctement la conversation suivante.

– Plus j’y pense, disait l’un, moins cela me plaît. Lord Evandale était un bon officier, c’était l’ami du soldat, et s’il nous a punis après l’affaire de Tillietudlem, ma foi, Inglis, il faut convenir que nous l’avions bien mérité.

– Que le diable m’emporte si je lui pardonne pour cela, répond Inglis ; mais n’importe, je vais lui donner à mon tour du fil à retordre.

– Nous ferions mieux de nous réunir à lui, et d’aller joindre les montagnards. N’avons-nous pas mangé le pain du roi Jacques ?

– Tu n’es qu’un âne ! Il a laissé passer l’instant, parce qu’Holliday, l’imbécile ! a vu un esprit, et parce que sa maîtresse a des bluettes. Le secret ne sera pas gardé à présent pendant deux jours : et pour qui sera la récompense ? pour celui qui aura chanté le premier.

– C’est pourtant vrai ! – Mais ce coquin, ce Basile Olifant, paiera-t-il bien ?

– Comme un prince. Il n’y a personne au monde qu’il haïsse autant qu’Evandale, et il craint toujours d’avoir avec ce lord quelque procès pour les biens de Tillietudlem lorsqu’il aura épousé miss Bellenden ; et s’il se trouvait une bonne fois hors de son chemin, adieu toute inquiétude.

– Mais aurons-nous un mandat d’arrêt contre lui, et une force suffisante pour l’exécuter ? Nous ne trouverons pas beaucoup de gens disposés à agir contre lui, et il ne se laissera pas prendre au trébuchet. Il se défendra comme un lion, il aura pour lui Holliday, et probablement quelques autres de nos camarades.

– Tu es un fou, et tu parles comme si tu étais un poltron. Il demeure seul à Fairy-Knowe pour ne pas donner de soupçons. Il ne peut avoir avec lui qu’Holliday et le vieux Gudyil, qui ne vaut plus un coup de sabre. Olifant est juge de paix, il signera un mandat, et nous donnera quelques uns de ses gens. Il m’a dit qu’il nous ferait accompagner par un ancien chef de puritains, un diable incarné, nommé Quintin Mackell, qui se battra d’autant mieux qu’il a une vieille dent contre Evandale.

– À la bonne heure. Au surplus vous êtes mon supérieur, et si cela tourne mal…

– J’en prends le blâme sur moi. Allons, encore un pot de bière, et parlons pour Tillietudlem. – Holà, hé ! Bessie Maclure. – Où donc est la vieille sorcière ?

– Retenez-les autant que vous le pourrez, dit Morton à son hôtesse en lui mettant sa bourse dans la main ; je n’ai besoin que de gagner du temps.

Il courut à l’endroit où son cheval l’attendait.

– Où irai-je ? dit-il en y montant. À Fairy-Knowe ? Non, je ne suffirais pas seul pour les défendre. Courons à Glascow : Wittenbold, qui y commande, me donnera un détachement, et me procurera le secours de l’autorité civile. – Allons, Moorkopf, dit-il à son cheval, c’est aujourd’hui qu’il faut faire preuve de vitesse.

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