« Elle dit, et la vieille mère
« En parlant répandit des pleurs.
« Jenny, je t’avais dit naguère
« De ne pas suivre les chasseurs. »
Ancienne ballade.
En entrant dans la chaumière, Morton reconnut que son hôtesse ne l’avait pas trompé. L’intérieur n’était pas ce qu’on l’aurait cru d’après les dehors de cette habitation. Elle était propre, confortable même, surtout dans la pièce où mistress Maclure le conduisit, et dans laquelle il devait souper et coucher. Elle lui fit servir un repas frugal ; Morton n’en avait pas un pressant besoin ; il se mit pourtant à table afin de retenir son hôtesse et de pouvoir plus aisément la faire jaser. Malgré la privation de sa vue, elle veillait avec assiduité à ce que rien ne manquât à son hôte, et une sorte d’instinct lui faisait trouver à l’instant ce dont elle avait besoin.
– N’avez-vous que celle jolie enfant pour vous aider à servir les voyageurs ? lui demanda Henry assez naturellement, pour entamer la conversation.
– Oui, monsieur. Je demeure seule comme la veuve de Zarephta : il vient peu de monde dans cette petite auberge, et je ne gagne pas assez pour payer une servante. J’ai eu deux fils qui veillaient à tout autrefois ; Dieu me les avait donnés, Dieu me les a retirés : que son nom soit béni ! Même depuis que je les ai perdus, j’ai été plus à l’aise que vous ne me voyez ; mais c’était avant la dernière révolution.
– En vérité ? Vous êtes pourtant presbytérienne, à ce que je crois ?
– Je le suis, monsieur ; bénie soit la lumière qui m’a éclairée pour me conduire dans le droit chemin !
– Comment se fait-il donc que la révolution vous ait causé quelque préjudice ?
– Si elle a fait le bien du pays, si elle a procuré la liberté de conscience, qu’importe ce qu’elle a produit pour un pauvre vermisseau comme moi ?
– Mais encore, je ne vois pas comment elle a pu vous nuire ?
– C’est une longue histoire, monsieur. Une nuit, c’était environ six semaines avant la bataille du pont de Bothwell, un jeune gentilhomme s’arrêta à cette pauvre chaumière. Il était pâle, couvert de blessures, perdait tout son sang, et il était hors d’état d’aller plus loin. Son cheval même était tellement épuisé, qu’il ne pouvait mettre un pied devant l’autre ; il était poursuivi, et c’était un de nos ennemis. Que devais-je faire, monsieur ? Vous qui êtes un soldat, vous me traiterez peut-être de vieille folle ; mais je le fis entrer chez moi, j’arrêtai le sang qui coulait de ses blessures, et je le cachai jusqu’à ce qu’il pût partir sans danger.
– Et qui oserait vous blâmer d’avoir agi ainsi ?
– Il est pourtant vrai que cela me fit regarder de mauvais œil par notre parti : on dit que j’aurais dû me conduire envers lui comme Jael envers Sisara ; mais je n’avais pas reçu l’inspiration de répandre le sang. Il me semblait, au contraire, que le ciel m’ordonnait de l’épargner, et de sauver mon semblable : jamais je ne m’en suis repentie, quoiqu’on m’ait reproché de ne pas avoir un cœur de mère, puisque j’avais secouru un homme appartenant au corps qui avait assassiné mes deux fils.
– Assassiné vos deux fils ?
– Oui, quoique vous puissiez donner à leur mort un autre nom ; l’un est mort en combattant pour le Covenant trahi ; l’autre… ah ! mon Dieu ! les dragons vinrent l’arrêter ici, et ils le fusillèrent en face de la maison, sous mes propres yeux, qui n’ont plus fait que verser des larmes depuis ce moment ; c’est alors que ma vue a commencé à décliner, et il n’y a guère qu’un an que je l’ai perdue tout-à-fait : mais, je vous le demande, monsieur, aurais-je rendu la vie à mon Johny et à Ninian, en sacrifiant celle de lord Evandale ?
– De lord Evandale ! s’écria Morton, c’est à lord Evandale que vous avez sauvé la vie ?
– Oui, monsieur, reprit la vieille, et depuis ce temps il a eu bien des bontés pour moi. Il m’a donné une vache et un veau, du blé, de l’argent ; et tant qu’il a eu de l’autorité, personne n’aurait osé m’insulter. Mais nous sommes vassaux du château de Tillietudlem ; Basile Olifant, le laird actuel, plaida long-temps contre lady Marguerite pour la propriété de ce domaine, et lord Evandale soutenait la vieille dame pour l’amour de miss Édith, qui est une des meilleures et des plus jolies filles d’Écosse, à ce qu’on dit dans tout le pays ; mais enfin Basile gagna le château et les terres, Dieu sait comment ! – en abandonnant sa croyance. Quand vint la révolution, il fut encore le premier à changer, jurant qu’il n’avait été papiste qu’extérieurement, qu’il avait toujours été bon presbytérien au fond du cœur ; et il s’insinua dans les bonnes grâces du nouveau gouvernement ; lord Evandale, au contraire, perdit tout crédit, parce qu’il était trop fier et trop franc pour changer à tout vent, quoique plusieurs de nos gens sachent comme moi que, quels que fussent ses principes, il nous épargnait autant qu’il le pouvait. Mais enfin Basile Olifant, qui ne pouvait lui pardonner de s’être déclaré contre lui dans son procès, était un homme vindicatif. Ne pouvant rien contre lui personnellement, que fit-il ? il persécuta la pauvre Bessie Maclure, parce qu’il savait que lord Evandale la protégeait. Il a fait vendre mes vaches pour des arrérages de rente que je lui devais ; il a eu soin que j’eusse continuellement des dragons à loger ; enfin il a cherché tous les moyens de me ruiner, et tout cela pour chagriner lord Evandale ; mais il s’est bien trompé ; car lord Evandale n’en sait rien, et il se passera long-temps avant que je l’en instruise. Je sais supporter les peines que le ciel m’envoie ; et la perte des biens de ce monde n’est pas la plus grande.
Morton entendit avec autant d’admiration que d’intérêt la peinture naïve de la résignation, de la reconnaissance et du désintéressement de cette bonne femme, et il ne put s’empêcher de maudire le lâche qui avait cherché le plaisir d’une si misérable vengeance.
– Ne le maudissez pas ! reprit-elle : j’ai entendu dire qu’une malédiction était comme une pierre lancée en l’air, et qui peut retomber sur la tête de celui qui la jette ; mais si vous connaissez lord Evandale, conseillez-lui de prendre garde à lui, car j’ai entendu prononcer son nom plusieurs fois par les soldats qui sont ici, et l’un d’eux va souvent à Tillietudlem. On l’appelle Inglis : il est comme le favori de Basile Olifant, quoiqu’il ait été un des plus cruels persécuteurs du pays, si l’on en excepte le brigadier Bothwell. Tout cela me donne des soupçons.
– Je prends le plus vif intérêt à la sûreté de lord Evandale, dit Morton ; et vous pouvez compter que je trouverai le moyen de lui faire savoir ce que vous venez de m’apprendre. Mais en récompense, ma bonne femme, permettez-moi de vous faire une question. Pouvez-vous me donner quelques nouvelles de Quintin Mackell d’Irongray ?
– Des nouvelles de qui ? s’écria la vieille aveugle d’un ton de surprise et d’effroi.
– De Quintin Mackell d’Irongray. Ce nom a-t-il quelque chose d’effrayant ?
– Non…, non, répondit-elle en hésitant. Mais l’entendre prononcer par un étranger, par un soldat ! Que le ciel me protège ! De quel nouveau malheur suis-je encore menacée ?
– Aucun dont je puisse être cause, reprit Morton ; soyez-en bien sûre. Celui dont je vous parle n’a rien à craindre de moi, si, comme je le suppose, son véritable nom est John Bal…
– Ne prononcez pas ce nom ! s’écria la vieille en mettant un doigt sur sa bouche. Je vois que vous connaissez son secret, et que vous avez le mot d’ordre ; je puis donc vous parler librement. Mais, pour l’amour de Dieu, parlez bas. Vous m’assurez bien que votre intention n’est pas de lui nuire ? Cependant vous m’avez dit que vous étiez militaire.
– Il est vrai ; mais un militaire dont il n’a rien à craindre. Je commandais avec lui à la bataille du pont de Bothwell.
– Est-il possible ? Il y a dans votre voix quelque chose qui, à la vérité, inspire la confiance ; et puis vous parlez rondement, sans chercher vos paroles, comme un homme franc et honnête.
– Et j’ose me flatter que je le suis, dit Morton.
– C’est que, soit dit sans vous offenser, monsieur, dans ce malheureux temps les frères sont armés les uns contre les autres ; et Burley n’a pas moins à craindre du nouveau gouvernement que de l’ancien.
– Vraiment ? j’ignorais cela. Mais je dois vous dire que j’arrive tout récemment des pays étrangers.
– Écoutez-moi donc, dit la vieille en lui faisant signe d’approcher. Elle garda un instant le silence, tourna lentement la tête autour d’elle, pour qu’à défaut des yeux qui lui manquaient, ses oreilles pussent l’assurer que personne ne les écoutait ; puis, n’entendant aucun bruit : – Vous savez, reprit-elle, combien il a travaillé pour la délivrance des élus ! Après la déroute de l’armée il passa en Hollande : là, ceux même de nos frères qui étaient exilés en ce pays refusèrent de le voir, et le prince d’Orange lui fit ordonner d’en sortir. Ce fut une épreuve bien dure pour lui, qui avait tant souffert et tant fait… trop fait peut-être ; mais est-ce à moi de le juger ? Il retourna donc près de moi et dans son ancien lieu de refuge, qu’il connaissait depuis long-temps, et où il était encore caché deux jours avant la grande victoire de Loudon-Hill ; car je me souviendrai toujours qu’il y revenait le soir du jour où le jeune Milnwood fut capitaine du Perroquet, mais j’eus soin de l’avertir de ne pas s’y exposer.
– Quoi ! dit Morton, c’est donc vous qui, couverte d’un manteau rouge, et assise sur le bord du chemin, lui dites qu’un lion était dans le chemin qui conduisait aux montagnes !
– Au nom du ciel ! qui êtes-vous donc ? s’écria la vieille aveugle, interrompant sa narration. Mais, qui que vous soyez, continua-t-elle d’un ton plus calme, pouvez-vous trouver mauvais que j’aie voulu sauver la vie de mes amis comme de mes ennemis ?
– Non, vraiment, ma bonne femme, dit Morton. Continuez, je vous prie, votre récit. J’ai seulement voulu vous prouver que je connais assez bien les affaires de celui dont nous parlons, pour que vous puissiez me confier ce qui vous reste à m’apprendre.
– Il y a un ton d’autorité dans votre son de voix, dit la vieille aveugle, et en même temps beaucoup de douceur. Je n’ai plus que peu de choses à vous apprendre. Les Stuarts ont été détrônés, Guillaume et Marie règnent à leur place ; mais il n’est pas plus question du Covenant que s’il n’existait pas. Ils ont accueilli le clergé toléré, et une assemblée érastienne au lieu de l’Église sainte d’Écosse. Nos fidèles champions, qui ont porté témoignage, sont encore plus mal avec ces hypocrites qu’avec la tyrannie déclarée des jours de persécution ; car les âmes sont endurcies, et les multitudes affamées reçoivent de vaines paroles de morale au lieu du verbe d’en-haut pour s’exciter à la grande œuvre… plusieurs…
– En un mot, dit Morton qui voulut couper court à cette discussion, que l’enthousiasme de la bonne vieille aurait sans doute trop prolongée, – en un mot, vous n’êtes pas pour le nouveau gouvernement, et Burley pense comme vous.
– Plusieurs de nos frères croient que nous avons combattu, jeûné, prié, souffert pour la grande ligue nationale du Covenant, et qu’on oubliera tout-à-fait que nous avons combattu, jeûné, prié et souffert. D’abord on avait cru qu’on parviendrait à quelque chose en rappelant l’ancienne dynastie avec de nouvelles conditions ; et après tout, si le roi Jacques a été banni, j’ai entendu dire que les grands reproches que lui adressaient les Anglais étaient en faveur de sept prélats impies. De sorte que, bien qu’une partie des nôtres aient adopté le régime actuel, et levé un régiment sous les ordres du comte d’Angus, – notre brave ami, et quelques autres hommes justes, préférèrent écouter les jacobites plutôt que de se déclarer contre eux, craignant de tomber comme un mur mal cimenté, ou comme celui qui s’assied entre deux tabourets.
– Se sont-ils bien adressés pour obtenir liberté de conscience ? il me semble…
– Oh ! mon cher monsieur, le jour naturel se lève à l’orient ; mais la lumière spirituelle peut venir du nord, pour nous autres mortels aveugles.
– Et Burley a été la chercher dons le nord ?
– Oui, monsieur, et il y a vu Claverhouse lui-même, qu’on appelle aujourd’hui Dundee.
– Est-il possible ! s’écria Morton ; j’aurais juré que cette rencontre aurait coûté la vie à l’un d’eux.
– Non, non, monsieur, en des temps de troubles on voit d’étranges changemens. – Montgomery, Ferguson et tant d’autres, qui étaient les plus grands ennemis de Jacques, sont maintenant pour lui. Claverhouse reçut bien notre ami, et l’envoya se consulter avec lord Evandale ; mais ce fut ce qui rompit tout. Lord Evandale ne voulut ni le voir ni l’entendre ; et depuis, notre ami est dans un délire plus terrible encore que jamais, jurant de tirer vengeance de lord Evandale, et ne parlant que de brûler et tuer. Ô quels affreux accès de colère ! ils troublent son âme, et donnent un triste avantage à l’Ennemi.
– L’ennemi ! demanda Morton ; quel ennemi ?
– Quel ennemi ! Vous connaissez familièrement John Balfour de Burley, et vous ignorez qu’il a des combats cruels et fréquens à soutenir contre l’esprit du mal ? Ne l’avez-vous jamais vu, seul, la Bible à la main, et son épée nue sur ses genoux ? N’avez-vous jamais, dormant avec lui dans la même chambre, entendu sa lutte contre les illusions de Satan ? Oh ! vous le connaissez mal, si vous ne l’avez vu que le jour. Je l’ai vu, moi, après ces agitations cruelles dont aucun homme peut-être n’a jamais été témoin, je l’ai vu trembler si fort qu’un enfant l’eut arrêté, pendant que les gouttes de sueur ruisselaient sur son front comme l’eau d’un orage dur mon pauvre toit de chaume.
Morton commença à se rappeler l’aspect de Burley, pendant son sommeil, dans le grenier de Milnwood, quelques expressions de Cuddy, et les bruits répandus parmi les caméroniens, qui citaient souvent les extases de Burley et ses combats avec l’esprit des ténèbres. Il en conclut que cet homme était victime de ses propres illusions, quoique son âme, naturellement forte, pût non seulement dissimuler sa superstition à ceux dans l’opinion de qui elle aurait pu décréditer son jugement, mais encore, par une énergie analogue à celle de certains épileptiques, différer les accès de son délire jusqu’à ce qu’il fût loin de tous les yeux, ou en présence de ceux à qui ils donnaient encore une plus haute idée de lui. Il était naturel de supposer que les regrets de l’ambition, la ruine de ses espérances, et celle du parti auquel il avait voué une fidélité à toute épreuve, avaient, selon toute apparence, fait dégénérer son enthousiasme en une démence irrégulière. Ce n’était pas une chose sans exemple dans ces malheureux temps, que des hommes, tels que sir Henry Vane, Harrison, Overton, et d’autres, excités par un aveugle enthousiasme, pussent se conduire dans le monde non seulement avec adresse et bon sens au milieu des crises les plus difficiles, et avec courage dans le danger, mais encore avec l’intelligence et la valeur bien dirigée des grands capitaines. La suite de l’entretien confirma à Henry la justesse de ces réflexions.
– Au point du jour, dit mistress Maclure, ma petite Peggy vous conduira, avant que les soldats soient levés. Mais il vous faudra laisser passer son heure de danger, comme il l’appelle, avant de le surprendre dans son lieu de refuge. Peggy vous avertira. Elle y est accoutumée, car c’est elle qui lui porte tous les jours les provisions dont il a besoin pour soutenir sa vie.
– Et quelle retraite, dit Morton, ce malheureux a-t-il choisie ?
– Un des lieux les plus imposans où jamais créature vivante se soit retirée : on l’appelle la caverne de Linklater. – C’est un endroit lugubre ; mais il le préfère à tout autre, parce qu’il y a trouvé souvent sa sûreté. Il s’y plaît plus que dans une chambre tapissée et sur un lit de duvet. Vous le verrez : je l’ai vu moi-même plus d’une fois. J’étais une jeune folle alors, et pensais peu à tout ce qui devait arriver. – Désirez-vous quelque chose, monsieur, avant de vous coucher, car il faudra vous lever de grand matin ?
– Rien du tout, ma bonne mère, dit Morton ; et il lui souhaita le bonsoir.
Morton se recommanda au ciel, se jeta sur son lit, entendit en sommeillant les dragons qui revenaient de la patrouille, et puis s’endormit profondément, malgré la pénible agitation de son âme.