CHAPITRE XXI.

Ananias. « Je n’aime point cet homme. C’est un païen qui

« ne parle que le langage de Canaan.

Tribulation. « Attentez la vocation et l’inspiration de l’Esprit.

« Vous avez mal fait de le menacer. »

BEN JOHNSON. L’Alchimiste.

Nous avons laissé Henry Morton au milieu du champ de bataille. Assis près d’un des feux de garde, il mangeait sa part des provisions de l’armée, rêvant au parti qu’il allait prendre, lorsque Burley survint avec le jeune ministre dont l’exhortation, après la victoire, avait produit un si grand effet.

– Henry Morton, dit brusquement Balfour, le conseil de guerre de l’armée du Covenant, espérant que le fils de Silas Morton ne peut être un tiède Laodicéen dans ce grand jour, vous a nommé un de ses chefs, avec le droit de voter, et toute l’autorité nécessaire à un officier qui commande à des chrétiens.

– M. Balfour, reprit Morton sans hésiter, je suis sensible, comme je dois l’être, à cette marque de confiance. Personne n’aurait droit d’être surpris que les injustices que souffre ce malheureux pays, celles que j’ai éprouvées moi-même, me fissent prendre les armes pour le soutien de la liberté civile et religieuse ; mais, avant d’accepter un commandement parmi vous, j’ai besoin de connaître un peu mieux les principes qui vous dirigent.

– Pouvez-vous douter de nos principes ? ne savez-vous pas que nous voulons relever le sanctuaire détruit, réunir les saints dispersés par la persécution, et anéantir l’homme du péché ?

– Je vous avouerai franchement, M. Burley, que ce genre de langage, qui produit tant d’effet sur bien des gens, est tout-à-fait impuissant sur moi : il est bon que vous le sachiez, avant que nous formions une liaison plus étroite.

Ici le jeune ministre poussa un soupir qu’on pouvait nommer un gémissement.

– Je vois que je n’ai pas votre approbation, monsieur, lui dit Morton. C’est peut-être parce que vous ne me comprenez pas : je respecte les saintes Écritures autant que qui que ce soit, et c’est par suite de ce respect qu’en tâchant d’y conformer ma conduite je ne crois pas devoir en citer des textes à chaque instant, au risque d’en dénaturer l’esprit.

Le ministre, qui se nommait Éphraïm Macbriar, parut très scandalisé et comme étourdi de cette déclaration. Il s’apprêtait à y répondre.

– Paix, Éphraïm ! dit Burley, souvenez-vous que c’est un enfant encore enveloppé dans ses langes. – Écoute-moi, Morton, je vais te parler le langage de la raison charnelle, puisque c’est encore là ton guide aveugle et imparfait. Pour quel objet consentirais-tu à tirer l’épée ? N’est-ce pas pour obtenir la liberté des citoyens et de l’Église ; pour que des lois sages empêchent un gouvernement arbitraire de confisquer les biens, d’emprisonner les individus, et de torturer les consciences selon leur caprice ?

– Sans doute, dit Morton, de tels motifs légitimeraient la guerre à mes yeux, et je combattrais pour les soutenir tant que ma main pourra tenir une épée.

– Ce n’est pas cela, s’écria Macbriar, il faut marcher droit au but. Ma conscience ne me permet pas de transiger, et de peindre les causes de la vengeance divine sous de fausses couleurs.

– Paix, Éphraïm Macbriar ! répéta Burley.

– Je ne me tairai pas, dit le jeune homme ; ne s’agit-il pas de la cause du maître qui m’a envoyé ? N’est-ce pas une profanation de son autorité, une usurpation de sa puissance, une abjuration de son nom, que de mettre à sa place un roi ou un parlement, comme maître et gouverneur de sa maison, époux adultère de son épouse ?

– C’est bien parler, dit Burley en le tirant à part, mais c’est parler sans prudence. N’avez-vous pas entendu cette nuit, dans le conseil, que la division règne déjà parmi les restes dispersés des justes ? Voudriez-vous encore mettre un voile de séparation entre eux ? Voulez-vous bâtir une muraille avec un mortier imparfait ? un seul de leurs regards pourra la renverser.

– Je sais, reprit le jeune ministre, que tu es fidèle, honnête et zélé jusqu’à la mort ; mais crois-moi, ces ruses mondaines, ces ménagemens avec le péché et la faiblesse, sont des moyens coupables, et je crains que le ciel ne nous prive de l’honneur de faire beaucoup pour sa gloire, si nous cherchons des stratagèmes et des soutiens charnels. Une sainte fin demande des moyens sanctifiés.

– Je te dis, répondit Balfour, que tu es trop rigide. Nous avons besoin de l’aide des Laodicéens et des Érastiens. Il nous faut accueillir pour un temps les modérés. Les fils de Zerniah sont encore trop forts pour nous.

– Tel n’est point mon avis, dit Macbriar ; Dieu peut opérer la délivrance de son peuple par un petit nombre aussi bien que par la multitude. J’en appelle à l’armée des fidèles qui furent vaincus à Pentland pour avoir reconnu les intérêts charnels du tyran oppresseur Charles Stuart.

– Va donc faire les représentations au conseil, car tu sais qu’il a décidé de faire une déclaration qui puisse satisfaire toutes les consciences timorées et délicates. Ne m’empêche pas de gagner à notre parti un jeune homme dont le nom seul fera sortir de terre des légions pour soutenir la bonne cause.

– Fais ce que tu voudras ; je ne veux pas contribuer à égarer ce jeune homme, ni à l’entraîner dans le péril, sans assurer sa récompense éternelle.

Débarrassé du fougueux prédicateur, Burley, plus habile, vint rejoindre son prosélyte ; mais pour nous dispenser de détailler les argumens par lesquels il engagea Morton à se joindre aux insurgés, nous prendrons cette occasion pour faire mieux connaître à nos lecteurs celui qui les employa, et les motifs qu’il avait pour s’intéresser si vivement à ce que Morton embrassât la cause qu’il défendait.

John Balfour de Kimloch, ou Burley, car il est désigné sous ces deux noms dans les histoires et les proclamations de cette époque malheureuse, était d’une bonne famille du comté de Fife, et possédait une assez belle fortune. Il avait adopté le parti des armes dès ses premières années, et avait passé sa jeunesse dans des excès de toute nature ; mais de bonne heure il avait renoncé à la débauche, et embrassé les dogmes les plus rigoureux du calvinisme. Malheureusement il fut plus facile à ce caractère sombre, rêveur et entreprenant, de renoncer à ses habitudes d’intempérance qu’à un instinct de vengeance et d’ambition qui, malgré ses principes religieux, ne cessa de dominer son esprit. Plein d’audace dans ses projets, impétueux et violent dans l’exécution, n’imposant aucun frein à son besoin d’indépendance et de révolte, le but de tous ses désirs était de devenir le chef des presbytériens.

Pour y parvenir il avait suivi tous les conventicules des whigs. Il les avait plus d’une fois commandés lorsqu’ils s’étaient levés en armes, et il avait battu les forces envoyées contre eux. Enfin son enthousiasme farouche joint, comme on l’a prétendu, à des motifs de vengeance particulière, le mirent à la tête de ceux qui assassinèrent le primat d’Écosse comme auteur de toutes les souffrances des presbytériens. Les mesures violentes adoptées par le gouvernement pour punir ce crime, non seulement sur ceux qui l’avaient commis, mais sur tous les membres de la religion à laquelle ils appartenaient, vinrent réveiller le souvenir d’anciennes persécutions. Il ne restait plus d’autre ressource aux proscrits que la force des armes, et ce fui ce qui occasiona l’insurrection qui commença par la défaite de Claverhouse à Loudon-Hill.

Mais, malgré la part qu’il avait eue à ce succès, Burley était loin de se croire au terme de son ambition. Il savait tout ce qu’il avait à craindre de la différence d’opinions qui divisait les insurgés par rapport au meurtre de l’archevêque Sharpe. Les plus violens l’approuvaient comme un acte de justice inspiré par la Divinité ; mais la plupart des presbytériens le désavouaient comme un crime punissable, tout en admettant que l’archevêque avait été récompensé selon ses mérites.

Les insurgés différaient encore d’opinion sur un autre point dont nous avons déjà dit quelque chose. Les plus fanatiques condamnaient comme coupables d’un abandon pusillanime des droits de l’Église, ces prédicateurs et ces congrégations qui se contentaient d’exercer leur culte avec la permission du gouvernement établi. – C’était, disaient-ils, un véritable érastianisme, ou soumission de l’Église de Dieu à un gouvernement terrestre, ce qui ne valait guère mieux, selon eux, que l’épiscopal ou le papisme. – D’une autre part, les modérés consentaient à reconnaître les droits du roi au trône, et son autorité en matière civile, tout autant qu’elle ne blessait ni les libertés du sujet ni les lois du royaume ; mais les sectaires les plus exaltés, appelés Caméroniens, du nom de leur chef Richard Cameron, allaient jusqu’à renier le monarque régnant et tous ceux de ses successeurs qui ne voudraient pas jurer la ligue solennelle du Covenant. Les germes de désunion abondaient en conséquence dans ce malheureux parti. Burley, tout enthousiaste qu’il était dans son austérité de principes, prévoyait qu’on perdrait tout si dans une telle crise on ne recherchait pas l’unité avant toute chose. Nous l’avons vu désapprouver le zèle trop ardent de Macbriar, et désirer les secours des presbytériens modérés, avec l’arrière-pensée de leur imposer un jour un gouvernement de son choix après avoir renversé le gouvernement établi.

Ce motif faisait désirer vivement à Burley d’entraîner Henry Morton dans les rangs des insurgés, afin d’y retenir les presbytériens modérés, parmi lesquels la mémoire du colonel Silas Morton était encore chérie et respectée, et qui reconnaîtraient volontiers son fils pour leur chef. Il se flattait d’ailleurs d’exercer quelque influence sur l’esprit de ce jeune homme, fils de son ancien compagnon d’armes, et de conserver, par ce moyen, autant de crédit sur les modérés qu’il en avait sur les fanatiques. Il avait donc vanté au conseil de guerre, dont il était l’âme, les talens et les dispositions de Morton, et avait obtenu sans peine sa nomination au rang d’un des capitaines de cette armée divisée et sans discipline.

Les argumens dont il se servit pour déterminer Henry à accepter cette dangereuse promotion étaient aussi adroits que pressant. Il ne chercha pas de détours pour avouer qu’il avait sur le gouvernement ecclésiastique les mêmes idées que le fougueux prédicateur qui venait de les quitter ; mais il prétendit que, dans la crise où étaient les affaires de la nation, une légère différence d’opinion ne devait pas empêcher ceux qui déliraient le bien de leur patrie de prendre les armes pour la défendre. Plusieurs sujets de division, ajouta-t-il, naissaient de circonstances qui cesseraient dès que la délivrance de l’Écosse serait complète : telle était, par exemple, la question sur la tolérance légale ; car, une fois que le presbytérianisme serait triomphant, il ne serait plus nécessaire de faire un semblable compromis avec l’autorité : donc toute discussion sur la légalité de la tolérance serait par là réduite à néant. Burley insista principalement sur la nécessité de profiter de l’avantage décisif qu’on venait d’obtenir ; que ce succès allait soulever en leur faveur tous les comtés de l’ouest de l’Écosse ; enfin qu’on se rendrait coupable si, par crainte ou par indifférence, on refusait de coopérer au triomphe de la cause de la justice.

Morton, doué d’un caractère fier et indépendant, n’était que trop porté à se joindre à une insurrection dont le but semblait être de faire rendre la liberté à son pays. Il craignait, à la vérité, que cette grande entreprise ne fût pas soutenue par des forces suffisantes, et que ceux qui la conduisaient n’eussent pas assez de sagesse et d’idées libérales pour bien user du succès. D’ailleurs considérant les injures que subissaient tous les jours ses compatriotes, et celles qu’il avait essuyées personnellement, il était dans une situation précaire et dangereuse vis-à-vis du gouvernement : tout se réunissait pour l’engager à se rendre aux propositions de Burley. Cependant, en lui annonçant qu’il acceptait le grade que le conseil de guerre lui avait conféré, il y mit une sorte de restriction.

– Je suis prêt, dit-il, à joindre mes faibles efforts aux vôtres pour travailler à l’émancipation de mon pays ; mais ne vous méprenez pas sur mes intentions. Je condamne absolument l’acte qui paraît avoir déterminé cette lutte, et si l’on doit se permettre encore de telles mesures, il ne faut pas compter sur ma participation.

Le sang monta au visage basané de Burley. – Vous voulez parler de la mort de James Sharpe ? lui dit-il en cherchant à cacher son agitation.

– Franchement, répondit Morton, telle était ma pensée.

– Vous croyez donc, lui dit Burley, que le Tout-Puissant, dans des temps difficiles, ne suscite pas des instrumens pour délivrer son Église des oppresseurs ? Vous pensez que la justice d’une exécution consiste non dans le crime du coupable, ou dans l’effet salutaire de l’exemple, mais seulement dans la robe du juge, le siége du tribunal, et la voix de celui qui condamne. Un châtiment juste n’est-il pas juste dans une bruyère écartée comme sur l’échafaud ? Et quand, par avarice ou par leur alliance avec les transgresseurs, des juges constitués souffrent non seulement qu’ils traversent le pays en liberté, mais encore qu’ils s’asseyent parmi eux, et teignent leurs vêtemens dans le sang des saints, ne doit-on pas des louanges aux braves qui consacrent leur épée à la cause publique ?

– Je ne veux juger cette action individuelle, reprit Morton, que pour vous prévenir de mes principes. Je vous répète donc que la supposition que vous venez de faire ne me satisfait pas. Que le Tout-Puissant, dans sa providence mystérieuse, appelle un homme sanguinaire à verser le sang d’un coupable, cela justifie-t-il ceux qui, sans aucune autorité, prennent sur eux de se rendre les instrumens d’un meurtre, et osent s’appeler les exécuteurs de la vengeance divine ?

– Et ne le sommes-nous pas ? dit Burley d’un ton d’enthousiasme. Tous ceux qui ont reconnu le Covenant et la sainte ligue de l’église d’Écosse ne sont-ils pas obligés par ce Covenant à exterminer le Judas qui a vendu la cause de Dieu pour cinquante mille marcs d’argent de revenu annuel ? Si nous l’avions rencontré sur le chemin lorsqu’il revenait de nous trahir à Londres, et si nous l’avions frappé alors du tranchant de l’épée, nous n’aurions fait que remplir le devoir d’hommes fidèles à leur cause et à leurs sermens enregistrés dans le ciel. L’exécution elle-même n’est-elle pas la preuve de notre mission ? Le Seigneur ne l’a-t-il pas livré en nos mains, quand nous ne cherchions qu’un de ses satellites subalternes ? Ne priâmes-nous pas pour être éclairés ? L’ordre de punir ne se grava-t-il pas dans nos cœurs comme si ces mots y avaient été tracés avec la pointe d’un diamant ; – Vous le saisirez et le tuerez ? » Le sacrifice ne dura-t-il pas une demi-heure entière dans une plaine campagne, malgré les patrouilles des garnisons ? Qui interrompit cette grande œuvre ? Entendit-on même un seul chien aboyer pendant notre marche et notre rencontre, pendant le temps de sa mort et de notre dispersion ? Qui donc osera dire qu’un bras plus puissant que le nôtre ne se révéla pas ce jour-là ?

– Vous vous abusez vous-même, M. Balfour, répondit Morton. Cette facilité d’exécution et de fuite favorisa souvent les plus grands crimes. Mais ce n’est pas à moi de vous juger. La première délivrance de l’Écosse eut pour signal un acte de violence qu’aucun homme ne peut justifier, le meurtre de Cumming par la main de Robert Bruce. Tout en blâmant votre action, je veux bien supposer que vous avez eu des motifs valables à vos yeux, sinon aux miens. Je n’en fais mention que pour vous déclarer que je prétends me joindre à des hommes prêts à faire la guerre comme le doivent les nations civilisées, mais sans approuver l’acte de violence qui l’a fait naître.

Balfour se mordit les lèvres, et se contint pour ne pas répondre avec violence. Il s’aperçut avec dépit qu’en fait de principes, son jeune frère d’armes avait une rectitude de jugement et une fermeté d’âme qui ne lui permettaient guère d’exercer sur lui l’influence qu’il avait compté obtenir. Après un moment de silence il lui dit avec sang-froid :

– Ma conduite n’a été cachée ni aux hommes ni aux anges. Ce que ma main a fait n’a pas été désavoué par ma bouche. Je suis prêt à le soutenir partout, les armes à la main, dans le conseil, sur le champ de bataille, à l’échafaud, ou au jour du grand jugement. Je ne veux pas plus long-temps discuter avec un homme qui est de l’autre côté du voile du sanctuaire. Mais si vous consentez à faire partie de nos frères, suivez-moi au conseil qui va délibérer sur la marche de l’armée et sur les moyens de profiter de la victoire.

Morton se leva et le suivit en silence, mécontent de son associé, et plus satisfait de la justice de la cause qu’il avait épousée que des mesures et des motifs de la plupart de ceux qui la défendaient avec lui.

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