« Aisément obtenu ; maintenant à cheval ! »
SHAKSPEARE. Henry IV, première partie.
Henry s’éveilla au premier rayon de l’aurore, et vit près de lui le fidèle Cuddy, un porte-manteau dans les mains.
– J’ai mis vos affaires en ordre, en attendant votre réveil, M. Henry, dit Cuddy. C’est mon devoir, puisque vous voulez bien me prendre à votre service.
– Moi, Cuddy ! c’est un rêve que vous avez fait cette nuit.
– Non, monsieur, répondit Cuddy. Lorsque j’étais hier les mains liées sur un cheval, je vous ai dit que si nous redevenions libres, je voulais être votre domestique. Vous ne m’avez pas répondu. Si ce n’est pas là y consentir, je ne m’y connais pas. Il est bien vrai que vous ne m’avez pas donné d’arrhes, mais vous me les aviez déjà données à Milnwood.
– Hé bien, Cuddy, si vous ne craignez pas de vous associer à ma mauvaise fortune…
– Ne dites pas cela, M. Henry, ne dites pas cela. Notre fortune prendra une bonne tournure, pourvu que ma mère ne vienne pas à la traverse… J’ai déjà bien commencé la campagne, et je vois que la guerre n’est pas un métier difficile à apprendre.
– Vous avez été à la maraude, Cuddy !… sinon d’où vous viendrait ce porte-manteau ?
– Il n’y a là ni maraude ni autre chose de ce genre. Je l’ai eu très légitimement par un commerce permis. J’avais vu nos gens déshabiller les dragons morts, et les laisser nus comme l’enfant qui vient de naître. Mais, lorsque nos whigs furent occupés d’écouter les sermons de Kettledrummle, et de cet autre bavard dont je ne sais pas le nom, je me mis en marche, et j’arrivai dans un endroit qu’on n’avait pas encore visité. Or, devinez qui je trouvai là étendu sur le carreau ? notre ancienne connaissance, le brigadier Bothwell.
– Quoi ! cet homme est mort ? dit Morton.
– Oh ! bien mort. Ses yeux étaient ouverts, son front baissé, ses dents serrées les unes contre les autres, comme celles d’une trappe à prendre les fouines au printemps. En vérité j’avais presque peur de le regarder, cependant je pensai à prendre ma revanche avec lui. J’ai donc vidé ses poches comme il a fait dans sa vie à de plus honnêtes gens ; et voilà votre argent (ou celui de votre oncle, ce qui est la même chose), les mêmes pièces d’or qu’il reçut à Milnwood le malheureux soir que nous devînmes soldats.
– Je crois, Cuddy, que, sachant d’où vient cet argent, nous pouvons nous en servir sans scrupule ; mais je veux le partager avec vous.
– Un moment, M. Henry, un moment ! Cette bague qui était pendue sur son sein, attachée à un ruban noir… Pauvre diable ! c’est peut-être quelque souvenir d’amour ! Quelque dur que soit le cœur, il est toujours tendre pour une jolie fille ; et voici un livre avec des papiers ; j’ai trouvé deux ou trois objets que je garderai à mon usage, avec un équipement de linge qui me servira pour notre campagne.
– Pour un débutant, Cuddy, lui dit son nouveau maître, vous ne commencez pas mal.
– N’est-il pas vrai ? répondit Cuddy d’un air content de lui-même ; je vous avais bien dit que je n’étais pas si bête quand il s’agissait de l’adresse des mains ; et. Dieu merci, j’ai trouvé deux bonnes montures. Un pauvre tisserand qui a quitté sa navette et sa maison pour venir errer sur les montagnes avait attrapé deux chevaux de dragons qu’il ne pouvait gouverner ; il s’est donc estimé très heureux de les céder pour un noble d’or ; je les aurais eus pour la moitié de cet argent, mais comment changer une pièce de monnaie dans cet endroit-ci ? Vous trouverez donc le noble de moins dans la bourse de Bothwell.
– Vous avez fait une très bonne acquisition, Cuddy. Mais quel est ce porte-manteau ?
– Le porte-manteau ? il était hier à lord Evandale, aujourd’hui il est à vous ; je l’ai trouvé derrière ce buisson de genêts là-bas ; chaque chien a son jour ; vous savez la chanson :
Ma mère, à votre tour, a dit Tam-o’-the-linn.
Et à ce propos, je voudrais bien aller voir ce que devient ma mère, si vous n’avez rien à m’ordonner…
– Mais, dit Morton, je ne puis accepter ces choses sans vous récompenser.
– Allons donc, monsieur ; prenez toujours : quant à la récompense, nous en causerons une autre fois. Je me suis pourvu moi-même de ce qui me convenait ; qu’aurais-je fait des beaux habits de lord Evandale ? ceux du brigadier Bothwell sont fort bons pour moi.
Ne pouvant décider son serviteur désintéressé à rien accepter pour lui de ses dépouilles de guerre, Morton résolut de profiter de la première occasion pour restituer ce qui appartenait à lord Evandale s’il vivait encore ; en attendant, il n’hésita pas à faire usage du butin de Cuddy pour changer de linge, et à profiter de certains petits articles de peu de valeur que contenait le porte-manteau.
Il jeta ensuite les yeux sur les papiers de Bothwell : il y en avait de plusieurs sortes. Il y trouva le contrôle de ses cavaliers ; la note de ceux qui étaient absens par congé ; une liste de malintentionnés à mettre à l’amende ; la copie d’un mandat du conseil privé pour arrêter différentes personnes ; divers certificats des chefs sous lesquels il avait servi, et qui faisaient tous l’éloge de son courage ; des mémoires de dépenses faites dans des cabarets, etc., etc. La pièce la plus remarquable était son arbre généalogique, fait avec grand soin, et accompagné des documens nécessaires pour démontrer son authenticité. Il s’y trouvait aussi une liste très exacte de tous les biens qui avaient appartenu aux comtes de Bothwell, et qui avaient été confisqués, avec le nom des personnes à qui Jacques VI les avait accordés, et de ceux qui en étaient actuellement possesseurs, Bothwell avait écrit au bas : Haud immemor. F. S. E. B..
Avec ces documens, qui peignaient le caractère et les sentimens du propriétaire de ces papiers, il y en avait d’autres qui le montraient sous un jour bien différent.
Dans un secret du portefeuille, que Morton ne découvrit pas sans peine, étaient deux ou trois lettres de l’écriture d’une femme. La date en remontait à vingt ans ; elles n’avaient point d’adresse, et n’étaient signées que par des initiales. Sans avoir le temps de les lire attentivement, Morton s’aperçut qu’elles contenaient les expressions d’un amour fidèle, qui cherche à calmer les soupçons jaloux d’un amant dont le caractère impétueux et impatient était le sujet de tendres plaintes. L’encre de ces lettres était effacée par le temps, et, malgré le soin avec lequel elles avaient été conservées, elles restaient illisibles dans deux ou trois endroits.
N’importe ! Ces mots étaient écrits sur l’enveloppe de celle qui avait le plus souffert. Je les sais par cœur.
Avec ces lettres, Morton trouva une boucle de cheveux pliée dans une copie de vers, dont le sentiment valait mieux que le style plein de concetti qui tenaient au goût de l’époque.
Lien chéri de deux amans fidèles,
Que le trépas, hélas ! a désunis ;
Gage d’amour, à mon cœur tu rappelles
Cet heureux jour où tu me fus remis.
Ah ! Si mon sein, qui t’a servi d’asile,
N’altéra pas l’or pur de ta couleur,
Mon sein brûlant d’une rage inutile,
Avec les flots disputant de fureur.
Et qui parfois, dans la douleur amère,
En palpitant ébranlerait la terre…
Si ta couleur conserve son éclat,
Malgré les feux de cet ardent climat,
De mon Agnès quel eût été l’empire
Sur les pensers de ce cœur malheureux !
Si j’avais eu pour astre son sourire,
Serais-je donc à la terre odieux,
Maudit du ciel, et maudissant la vie ?…
Que n’ai-je, hélas ! conservé mon amie !
Après la lecture de ces vers, Morton ne put s’empêcher de réfléchir avec compassion au sort de cet homme bizarre et malheureux, qui, dans un état de misère et presque de mépris, semblait avoir sans cesse devant les yeux le rang élevé auquel sa naissance lui donnait des droits, et qui, plongé dans une grossière licence, se souvenait secrètement, avec quelques remords, du temps de sa jeunesse où il avait conçu une passion vertueuse.
– Hélas ! que sommes-nous, se disait Morton, si nos meilleurs sentimens peuvent ainsi se dégrader, si notre orgueil dégénère en un mépris hautain de l’opinion, et si les regrets d’une affection malheureuse habitent le même cœur que la débauche, la soif de la vengeance et la rapine ont choisi pour séjour ? C’est partout la même chose. Les principes généreux d’un homme dégénèrent en une froide insensibilité ; la piété d’un autre en enthousiasme fanatique. Nos résolutions, nos passions sont comme les vagues de la mer, et sans l’aide de celui qui a créé le cœur humain, nous ne pouvons dire à ces vagues : Vous n’irez pas plus loin.
Pendant qu’il moralisait ainsi, Burley se présenta devant lui.
– Déjà debout ! lui dit-il. C’est bien. C’est une preuve de zèle pour la bonne cause. Mais quels sont ces papiers ?
Morton lui rendit un compte succinct de l’expédition de Cuddy, et lui remit les papiers de Bothwell. Burley examina avec attention tous ceux qui avaient quelque rapport aux affaires publiques ; mais pour les vers, il les jeta avec mépris : – Lorsque, grâce à la protection du ciel, dit-il, je délivrai la terre de cet instrument de persécution, je ne croyais guère qu’un homme qui avait de la bravoure se fût dégradé jusqu’à s’occuper de choses aussi futiles que profanes. Mais je vois que Satan distribue à ses favoris tous les genres de talens, et que la même main à laquelle il donne le pouvoir de massacrer les élus dans cette vallée de perdition, peut aussi pincer un luth ou une guitare, pour consommer la perte des filles du péché dans les jeux de la vanité.
– Vos idées de devoir, dit Morton, excluent donc l’amour des beaux-arts, qu’on regarde en général comme propres à purifier et élever l’âme ?
– Sous quelque nom que vous déguisiez les plaisirs du monde, ils ne sont pour moi que vanité, ils n’offrent que des piéges. Nous n’avons qu’un but sur la terre, c’est de reconstruire le temple du Seigneur.
– Mon père m’a dit souvent que bien des gens qui s’emparaient de l’autorité au nom du ciel l’exerçaient avec autant de sévérité, et avaient autant de répugnance à s’en dessaisir, que si l’ambition avait été leur seul motif ; mais ce n’est pas le sujet dont nous avons à parler en ce moment. Avez-vous réussi à faire nommer un nouveau conseil ?
– La nomination est faite. Il est composé de six membres ; vous en faites partie, et je viens vous chercher pour que vous preniez part à la délibération.
Morton le suivit dans la même chaumière où il avait été la veille, et où leurs collègues les attendaient. Les deux principales factions qui divisaient cette armée rassemblée à la hâte étaient enfin convenues, après une longue et tumultueuse discussion, que chacune d’elles nommerait trois membres du conseil. Les caméroniens avaient choisi Burley, Macbriar et Kettledrummle, et les modérés Poundtest, Henry Morton et un petit propriétaire, le laird de Langcale. Les deux partis se trouvaient ainsi complètement balancés par cette représentation dans le conseil ; mais il paraissait probable que les opinions les plus violentes prévaudraient toujours.
La délibération de ce jour, du moins, fut plus paisible qu’on ne devait s’y attendre d’après celle de la veille. Après avoir examiné leurs ressources actuelles et leur augmentation présumable, les chefs résolurent de garder leur position toute la journée, afin de donner aux renforts qu’ils attendaient le temps de les joindre ; mais ils arrêtèrent qu’on marcherait le lendemain vers Tillietudlem, et qu’on ferait au château une sommation de se rendre. Si les habitans s’y refusaient, on risquerait un assaut ; et s’il ne réussissait pas, on laisserait devant la place une force suffisante pour la bloquer et la réduire par la famine, tandis que le principal corps d’armée se porterait sur Glascow, pour en chasser lord Ross et Claverhouse.
Tel fut le résultat de la délibération. La première démarche d’Henry dans sa nouvelle carrière allait donc être d’attaquer un château appartenant à la mère de celle qui possédait toute son affection, et qui était défendu par le major Bellenden, pour qui il avait autant d’estime que d’amitié et de reconnaissance. Il sentait tout l’embarras de sa position. Il se consola pourtant en songeant que l’autorité qu’il venait d’acquérir dans l’armée lui donnerait la facilité d’accorder aux habitans de Tillietudlem une protection sur laquelle ils n’auraient pu compter s’il ne s’y était pas trouvé. Il se flatta même qu’il pourrait ménager, entre le château et les presbytériens, des conditions de neutralité qui pourraient mettre la famille Bellenden à l’abri des dangers de la guerre civile.