CHAPITRE XXV.

« Courage, mes amis ! encore un autre assaut ! »

SHAKSPEARE. Henry V.

Tous les renseignemens qu’on put se procurer dans la soirée confirmèrent l’opinion que l’armée des insurgés marcherait sur Tillietudlem le lendemain dès la pointe du jour. Pique avait examiné les blessures de lord Evandale ; elles étaient en grand nombre, mais aucune n’était dangereuse. La grande quantité de sang qu’il avait perdue, autant peut-être que le spécifique si vanté de lady Marguerite, avait empêché la fièvre de se déclarer, de sorte que, malgré sa faiblesse, et quoiqu’il souffrit encore beaucoup, il voulut se lever le lendemain de très bonne heure. On ne put même le décider à garder la chambre ; s’appuyant sur une canne, il voulut encourager les soldats par sa présence, et examiner les travaux de défense qu’on pouvait soupçonner le major d’avoir ordonnés conformément aux anciens principes de l’art militaire. Personne n’était plus propre que lord Evandale à donner d’excellens avis à ce sujet. Il avait pris le parti des armes dès sa première jeunesse, avait servi avec distinction en France et dans les Pays-Bas, et la tactique avait été la principale étude de toute sa vie. Il trouva cependant peu de chose à ajouter ou à changer aux préparatifs de défense qui avaient été faits, et, sauf l’article des provisions, il vit qu’une place si forte avait peu à craindre de l’attaque d’ennemis tels que ceux qui la menaçaient.

Dès le point du jour il était sur les créneaux avec le major ; et, ayant donné un dernier coup d’œil aux préparatifs de défense, ils attendaient l’approche de l’ennemi.

Les deux espions dont Jenny avait parlé à sa maîtresse avaient fait leur rapport à lord Evandale, qui en avait rendu compte au major. Mais celui-ci refusait opiniâtrement de croire que Morton eût pris parti pour les insurgés.

– Je le connais mieux que vous, lui dit-il ; vos deux coquins n’ont pas osé avancer assez ; ils ont été trompés par quelques traits de ressemblance, ou ils ont ajouté foi à la première histoire qu’on leur a contée.

– Je ne partage pas votre opinion, major : je crois que nous le verrons à la tête des insurgés, et j’en éprouverai beaucoup plus de regret que de surprise.

– Vous ne valez pas mieux que Claverhouse, dit le major en souriant : il me soutenait hier en face que ce jeune homme, qui a autant de courage que de fierté, et d’aussi bons principes que qui que ce soit, ne manquait que d’une occasion pour se mettre à la tête des rebelles.

– D’après la manière dont il a été traité, et les soupçons dont il s’est vu l’objet, je ne sais pas trop quel autre parti il pouvait prendre ; quant à moi, je ne sais s’il mérite plus de blâme que de compassion.

– Le blâme, milord ! la compassion ! Si ce que l’on dit est vrai, il mérite la corde ; et je ne m’en dédirais pas, fût-il mon propre fils. La compassion ! non, milord, vous ne le pensez pas.

– Je vous donne ma parole d’honneur, major, que ce n’est pas d’aujourd’hui que je pense que nos chefs politiques et nos prélats ont employé contre ce pays des mesures trop violentes. On s’est porté à des extrémités fâcheuses, et l’on a exaspéré non seulement la basse classe, mais encore tous ceux que l’esprit de parti ou un entier dévouement au gouvernement n’enchaîne pas sous les drapeaux du roi.

– Je ne suis pas politique, milord, et ces distinctions sont trop subtiles pour moi. Mon épée appartient au roi, et je suis prêt à la tirer dès qu’il l’ordonne.

– J’espère, major, que vous verrez, que la mienne ne tient pas au fourreau ; mais je voudrais de tout mon cœur m’en servir contre des ennemis étrangers. Au surplus ce n’est pas l’instant de discuter cette question, car je vois l’ennemi s’avancer.

L’année des insurgés commençait effectivement à se montrer sur une colline peu éloignée du château. Elle en prit la route ; mais elle fit halte avant d’être à la portée du canon, comme si elle n’avait pas voulu s’exposer au feu des batteries de la tour. Elle paraissait beaucoup plus nombreuse qu’on ne l’avait présumé, et, à en juger par la profondeur de ses colonnes, il fallait qu’elle eût reçu des renforts considérables. Il y eut un moment d’anxiété dans un parti comme dans l’autre, et les rangs des covenantaires agités par l’incertitude des mouvemens qu’ils devaient faire, semblaient hésiter avant d’aller plus avant. Leurs armes, qui avaient quelque chose de pittoresque dans leur diversité, brillaient au soleil, dont les rayons étaient reflétés par une forêt de piques, de mousquets, de hallebardes et de haches d’armes. Enfin de cette masse se détachèrent trois ou quatre cavaliers, qui paraissaient être des chefs : ils s’avancèrent et gagnèrent une petite hauteur qui était plus voisine du château.

John Gudyil, qui avait quelques connaissances comme artilleur, pointa un canon sur ce groupe, et se tournant vers le major :

– Mon commandant, ferai-je feu ? je vous réponds qu’il en restera quelqu’un sur la place.

Le major regarda lord Evandale.

– Un instant, dit celui-ci, je vois qu’ils déploient un drapeau blanc.

En effet, un des cavaliers mit pied à terre et s’achemina seul vers le château, portant un drapeau blanc au bout d’une pique. Le major et lord Evandale descendirent de la tour, et s’avancèrent jusqu’à la dernière barricade pour le recevoir, ne jugeant pas à propos de le laisser entrer dans la place, qu’ils avaient intention de défendre. Au moment du départ du parlementaire, ses compagnons avaient été rejoindre l’armée, comme s’ils eussent prévu les intentions favorables que Gudyil avait à leur égard.

L’envoyé des presbytériens, à en juger par son air et son maintien, paraissait rempli de cet orgueil, caractère distinctif de cette secte enthousiaste. Une sorte de sourire méprisant se faisait remarquer sur ses lèvres, et ses yeux à demi fermés, se tournant vers le ciel, semblaient mépriser les choses terrestres pour ne s’occuper que de contemplations célestes.

Lord Evandale ne put s’empêcher de sourire en voyant cette figure grotesque, qu’il examinait à travers les barrières.

– Avez-vous vu jamais pareil automate ? dit-il au major ; ne croirait-on pas que des ressorts le font mouvoir ? Pensez-vous que cela puisse parler ?

– Oh oui ! dit le major, il me rappelle mes anciennes connaissances. C’est un vrai puritain, du vrai levain pharisaïque. – Écoutez, il tousse, il va faire une sommation au château, avec un texte de sermon en place de trompette.

Le major, qui dans les guerres civiles précédentes avait eu plus d’une occasion de connaître le jargon et les manières de ces fanatiques, ne se trompait pas dans ses conjectures ; seulement, au lieu d’un exorde de sermon en prose, l’envoyé, qui était le laird de Langcale, entonna d’une voix de Stentor la paraphrase en vers du 24e psaume.

Ouvrez vos portes orgueilleuses,

Princes qui régnez en ces lieux !

Laissez entrer du roi des cieux

Les phalanges victorieuses.

– Ne vous l’avais-je pas dit ? dit le major à lord Evandale.

Alors ils se présentèrent tous deux à la porte de la barricade, et le major demanda au laird de Langcale pourquoi il venait se lamenter à la porte du château, comme un pourceau poursuivi par le vent.

– Je viens, répondit celui-ci sans les saluer, et toujours sur le même ton, je viens au nom de l’armée religieuse et patriotique des presbytériens, pour parler au jeune fils de Bélial, William Maxwell, dit lord Evandale, et au vieux pécheur endurci Miles Bellenden de Charnwood.

– Et qu’avez-vous à leur dire ? reprit le major.

– Est-ce à eux que je parle en ce moment ? dit le laird de Langcale.

– Oui, répondit le major ; quelle est votre mission ?

– Voici donc la sommation que vous adressent les chefs de l’armée, lui répliqua l’envoyé en remettant un papier à lord Evandale ; et voici pour Miles Bellenden une lettre d’un jeune homme qui a l’honneur de commander une des divisions de l’armée. Lisez promptement, et puisse le ciel faire fructifier dans vos cœurs les paroles que vous allez lire, ce dont je doute pourtant beaucoup !

La sommation était conçue dans les termes suivans :

« Nous, chefs nommés et constitués de l’armée presbytérienne réunie pour la cause de la liberté et de la véritable religion, faisons sommation à William Maxwell, lord Evandale, à Miles Bellenden de Charnwood, et à tous autres actuellement en armes dans le château de Tillietudlem, de faire à l’instant la reddition dudit château, sous condition qu’ils auront la vie sauve, et pourront se retirer avec armes et bagages ; s’ils s’y refusent, nous les prévenons que nous les y forcerons par le fer et le feu, et qu’il n’y aura plus de quartier ; et ainsi puisse Dieu défendre sa sainte cause ! »

Cette sommation était signée : John Balfour de Burley, quartier-maître général de l’armée presbytérienne, pour lui et les autres chefs, par ordre du conseil.

La lettre adressée au major était d’Henry Morton. Voici ce qu’elle contenait :

« J’ai fait une démarche, mon respectable ami, qui, entre autres conséquences pénibles, va, je le crains bien, m’exposer à votre désapprobation. Je m’y suis trouvé engagé sans y penser, sans l’avoir ni désiré ni prévu, et par suite de l’oppression dont vous avez vu que j’ai été la victime. Je ne puis cependant m’en repentir, et ma conscience est tranquille sur les suites que peut avoir ma conduite. Pouvais-je voir plus long-temps nos droits foulés aux pieds, notre liberté violée, nos personnes outragées, notre sang répandu sans motif et sans jugement légal ? Les excès de nos persécuteurs auront amené la fin de leur tyrannie. Je ne croirais pas digne du nom d’homme libre celui qui, pensant comme moi, se séparerait de la cause de sa patrie ; mais Dieu, qui connaît le fond de mon cœur, sait pourtant que je ne partage pas les passions violentes et haineuses d’une partie de ceux qui se trouvent dans nos rangs. Mes vœux les plus ardens sont de voir cette guerre promptement terminée par le concours des hommes prudens et modérés des deux partis, et d’obtenir le rétablissement d’une paix qui, sans diminuer en rien les droits constitutionnels du roi, substituera la justice de la magistrature civile au despotisme militaire ; permettra à chacun d’honorer Dieu suivant sa conscience, et enchaînera l’enthousiasme fanatique par la douceur et la raison, au lieu de le pousser jusqu’à la frénésie par la persécution et l’intolérance.

« Avec de pareils sentimens, vous devez sentir combien il m’est pénible de me trouver en armes devant le château de votre respectable parente ; on nous assure que vous avez intention de le défendre contre nous. Permettez-moi de vous représenter qu’une telle mesure ne conduirait qu’à une inutile effusion de sang. Vous n’avez pas eu le temps nécessaire pour faire des préparatifs suffisans de résistance, et si nos troupes ne réussissent pas à s’emparer du château par un assaut, le défaut de vivres vous forcera bientôt à le rendre. Dans l’un et l’autre cas, mon cœur saigne en songeant aux souffrances et aux malheurs auxquels ceux qui l’habitent seraient exposés.

« Ne supposez pas, mon respectable ami, que je voudrais vous voir accepter des conditions qui pourraient ternir la réputation sans tache que vous avez acquise et méritée. Faites sortir du château les soldats qui s’y trouvent ; j’assurerai leur retraite, et j’obtiendrai qu’on n’exige de vous qu’une promesse de neutralité pendant le cours de cette malheureuse guerre. Vous ne recevrez point garnison, et les domaines de lady Marguerite, ainsi que les vôtres, seront respectés.

« Je pourrais vous alléguer bien d’autres motifs à l’appui de ma proposition ; mais, dans la crainte où je suis de paraître en cette occasion coupable à vos yeux, je sens que les meilleures raisons, présentées par moi, perdraient leur influence. Je finis donc par vous assurer que, quels que puissent être vos sentimens à mon égard, la reconnaissance que je vous dois ne sortira jamais de mon cœur, et que le plus heureux moment de ma vie serait celui où je pourrais vous en convaincre autrement que par des paroles. Ainsi donc, quoiqu’il soit possible que, dans le premier moment de chaleur, vous rejetiez ces propositions, si les événemens vous déterminaient par la suite à les accepter, n’hésitez pas à me le faire savoir, et croyez que je serai toujours heureux de pouvoir vous être de quelque utilité.

« HENRY MORTON. »

Le major lut cette lettre avec une indignation qu’il ne chercha point à cacher.

– L’ingrat ! le traître ! s’écria-t-il en la remettant à lord Evandale. Rebelle de sang-froid ! sans avoir l’excuse de l’enthousiasme qui anime ces misérables fanatiques ! J’aurais dû ne pas oublier qu’il était presbytérien. Je devais songer que je caressais un jeune loup qui finirait par vouloir me déchirer. Si saint Paul revenait sur terre, et qu’il fût presbytérien, il se révolterait avant trois mois. Le principe de la rébellion existe dans leur sang.

– Je serai le dernier, dit lord Evandale, à proposer de rendre le château, mais si nous venons à manquer de vivres, et que nous ne recevions pas de secours, je crois que nous pourrons profiter de cette ouverture pour assurer la sortie de nos dames.

– Elles souffriront toutes les extrémités, dit le major, plutôt que de rien devoir à la protection d’un hypocrite à langue dorée. Mais congédions le digne ambassadeur. – Retournez vers vos chefs, dit-il à Langcale, et dites-leur qu’à moins qu’ils n’aient une confiance toute particulière dans la dureté de leurs crânes, je ne leur conseille pas de venir les frotter contre ces vieilles murailles. Avertissez-les aussi de ne plus nous envoyer de parlementaire, ou nous le ferons pendre, en représailles du meurtre du cornette Grahame.

L’ambassadeur retourna avec cette réponse vers ceux qui l’avaient envoyé. Dès qu’il fut arrivé à l’armée, des cris tumultueux s’y firent entendre ; un étendard rouge bordé de bleu y fut déployé.

Au moment où la brise du matin déroulait les larges plis de ce signal de guerre et de défi, l’ancienne bannière de la famille de lady Bellenden fut arborée sur la tour, ainsi que le drapeau royal. Une décharge générale de l’artillerie du château fit éprouver quelque perte aux premiers rangs des insurgés, et y occasiona un moment de désordre. Aussitôt les chefs se retirèrent à l’abri, au revers de la montagne.

– Je crois, dit Gudyil en faisant recharger les canons, qu’ils trouvent que le bec de nos faucons est un peu dur pour eux. Ce n’est pas pour rien que le faucon siffle.

Comme il prononçait ces mots, la pente de la montagne fut de nouveau couverte de rangs ennemis ; ils firent une décharge générale de leurs armes à feu. À la faveur des nuages de fumée, une colonne de piquiers, commandés par Burley, non moins vaillant qu’enthousiaste, soutint bravement le feu de la garnison, s’avança jusqu’à la première barricade, en força l’entrée, blessa quelques uns de ceux qui la défendaient, et les obligea à se retirer derrière la seconde. Mais ce succès fut le seul qu’ils obtinrent, grâce aux précautions du major. Les covenantaires, maîtres de cette position, y furent exposés dans défense au feu meurtrier de la tour, sans pouvoir faire aucun mal à des ennemis défendus par des fortifications, et retranchés derrière des palissades. Ils furent donc obligés de se retirer avec perte, mais ils ne le firent qu’après avoir détruit la première barricade avec leurs haches, de manière à mettre les assiégés dans l’impossibilité de s’y loger de nouveau.

Balfour fut le dernier à quitter ce poste : il y resta même seul un instant, une hache à la main, travaillant comme un pionnier, et tranquille au milieu des balles qui sifflaient autour de lui.

Cette première attaque fit connaître aux insurgés la force de la place qu’ils se proposaient d’emporter. Aussi dirigèrent-ils la seconde avec plus de précautions. Un fort parti d’excellens tireurs (dont plusieurs avaient figuré à l’exercice du Perroquet), sous les ordres d’Henry Morton, fit un détour à travers le bois, et parvint à gagner une position d’où l’on pouvait inquiéter les défenseurs de la seconde barricade, tandis que Burley, à la tête d’une autre colonne, les attaquait de front.

Les assiégés virent le danger de ce mouvement, et tâchèrent d’empêcher l’approche de Morton, en tirant sur sa troupe chaque fois qu’elle était à découvert. Les assaillans, de leur côté, déployaient autant de sang-froid que d’intrépidité : ce qui devait être attribué en grande partie au jugement de leur jeune chef, qui montrait autant d’intelligence pour protéger ses soldats que pour inquiéter les ennemis.

Il enjoignit plusieurs fois à sa troupe de diriger son feu contre les habits rouges plutôt que contre les autres défenseurs du château, et surtout d’épargner les jours du vieux major, que son intrépidité portait à se montrer à tous les postes les plus dangereux. Il continua sa marche de buisson en buisson, de rocher en rocher, au milieu du feu de la mousqueterie du château, jusqu’à ce qu’il arrivât à la position qu’il voulait occuper. Il put alors faire feu sur les défenseurs de la barricade ; et Burley, profitant de la confusion que Morton avait jetée parmi eux, les attaqua de front avec fureur, força la seconde palissade, les repoussa jusqu’à la troisième, et y entra avec eux sa hache à la main, en criant à haute voix :

– Tuez ! tuez ! point de quartier aux ennemis de Dieu et de son peuple ! le château est à nous. Les plus intrépides de ses soldats, animés par ces cris, se précipitèrent à sa suite, tandis que les autres travaillaient à construire un abri dans la seconde barricade, pour s’y établir si le château n’était pas emporté par ce coup de main.

Lord Evandale ne put retenir plus long-temps son impatience. Le bras en écharpe, il se mit à la tête de ce qui restait de troupes dans le château ; et, les animant de la voix et du geste, il fit une sortie pour venir au secours de ses gens, qui se trouvaient en ce moment très pressés par Burley.

Le combat devint alors terrible. L’étroit passage était encombré par les hommes de Burley accourant au secours des leurs. Les soldats, animés par la présence et la voix de lord Evandale, combattaient vaillamment, l’infériorité de leur nombre étant balancée en partie par leur plus grande habitude des armes, et par l’avantage de leur position, qu’ils défendaient avec des piques, des hallebardes, les crosses de leurs carabines et leurs sabres. Ceux qui étaient dans l’intérieur du château faisaient feu toutes les fois qu’ils pouvaient viser les assaillans sans risquer d’atteindre leurs camarades. Les tireurs de Morton, rôdant à l’entour, ne cessaient de leur répondre chaque fois qu’ils apercevaient un mouvement par les créneaux. Le château était enveloppé d’une fumée épaisse, et les rochers retentissaient des cris des combattans. Au milieu de cette scène de confusion, un singulier hasard faillit mettre les assiégeans en possession de Tillietudlem.

Cuddy Headrigg faisait partie des tireurs. Il n’existait pas aux environs du château un buisson ni une pointe de rocher qu’il ne connût parfaitement. Cent fois il avait été avec Jenny cueillir des noisettes dans les bois qui l’entouraient. Il n’était pas sans bravoure, mais il ne se souciait pas de chercher le danger pour le plaisir de s’y exposer, ou pour la gloire qui devait en résulter. Lorsqu’il vit qu’on tirait du château sur la troupe dont il faisait partie, comme il se trouvait à l’arrière-garde, il tourna sur la gauche, suivi de trois ou quatre de ses compagnons, et, pénétrant à travers un bois épais qu’il connaissait, il se trouva sous les murs du château, du côté opposé à celui par lequel on dirigeait l’attaque. On avait négligé de fortifier cette partie de la place, parce qu’elle paraissait défendue suffisamment par la nature, étant située en haut d’une montagne escarpée et bornée de tous côtés par des précipices. Il est bien certain qu’une armée n’aurait pu l’attaquer de ce côté, parce que les efforts de quelques hommes auraient suffi pour précipiter au bas de la montagne ceux qui seraient parvenus jusqu’au sommet ; mais on n’avait pas prévu que quelques hommes s’exposeraient à ce danger, précisément pour en éviter un autre.

C’était là que se trouvait une certaine fenêtre de la cuisine par laquelle, grâce aux branches d’un certain if qui s’élevait de la fente du rocher, Goose Gibby était sorti en fraude du château pour porter au major la lettre de miss Édith, et qui sans doute jadis avait favorisé d’autres projets de contrebande.

– Voilà un endroit que je connais bien, dit Cuddy en s’appuyant sur son fusil pour reprendre haleine. Combien de fois n’ai-je pas aidé Jenny Dennison à sortir du château par cette fenêtre ! combien de fois y ai-je passé moi-même pour aller jouer un peu après le labour !

– Et qui nous empêche d’y grimper maintenant ? dit un de ses camarades qui était un gaillard entreprenant.

– Je ne vois pas ce qui nous en empêcherait, dit Cuddy, mais que nous en reviendra-t-il ?

– Ce qu’il nous en reviendra ! Nous sommes cinq, tout le monde est sorti du château, nous nous en emparerons pendant qu’on se bat entre les palissades.

– À la bonne heure, dit Cuddy ; mais, songez-y bien ! que pas un de vous ne touche Jenny, ni miss Édith, ni lady Margaret, ni le vieux major, ni personne du château ! Occupez-vous des soldats, à la bonne heure. Je ne m’en inquiète pas.

– Allons, allons ! reprit l’autre, entrons d’abord dans le château, et nous verrons ensuite ce qu’il faudra faire.

Cuddy, poussé par ses compagnons, semblait avancer à regret. Sa conscience lui disait tout bas qu’il allait bien mal payer les bontés que lady Marguerite avait eues si long-temps pour lui et pour sa famille ; et d’une autre part il ne savait pas de quelle manière il pouvait être reçu dans la chambre où il s’agissait d’entrer. Il grimpa cependant sur l’if. Deux de ses compagnons y montèrent après lui, et les autres s’apprêtèrent à les suivre. La fenêtre était fort étroite, et avait été autrefois garnie de barreaux de fer, mais le temps les avait fait tomber, ou les domestiques les avaient détachés pour pouvoir sortir plus facilement. Il était donc facile de s’y introduire, pourvu qu’il ne se trouvât à l’intérieur personne pour y mettre obstacle ; ce dont Cuddy, toujours prudent, voulait s’assurer avant de risquer cette démarche périlleuse. Il n’écoutait donc ni les prières ni les menaces de ceux qui le suivaient, et il allongeait le cou pour regarder par la fenêtre, quand sa tête fut aperçue par Jenny Dennison, qui s’était établie dans cette chambre comme dans le lieu le plus retiré du château. Elle poussa un cri épouvantable, et courut à la cheminée, où elle venait de mettre sur le feu une grande marmite pleine de soupe aux choux, ayant promis à Tom Holliday de lui préparer à déjeuner ; elle prit cette marmite, revint à la fenêtre, et criant, – Au meurtre ! au meurtre ! nous sommes toutes perdues, le château est pris ! – elle en déchargea le contenu sur la tête de Cuddy.

La soupe, donnée à Cuddy d’une autre façon, aurait sans doute été un régal pour lui ; mais comme elle lui fut administrée par Jenny, elle l’aurait guéri pour le reste de ses jours de l’envie de se faire soldat, s’il eût en ce moment levé les yeux. Heureusement pour notre homme de guerre, qu’il avait pris l’alarme au premier cri de Jenny, et qu’il s’expliquait avec ses camarades, baissant la tête pour leur dire combien il était urgent de battre en retraite ; de sorte que le casque et le justaucorps de peau de buffle qui avaient appartenu à Bothwell protégèrent sa personne contre la plus grande partie du liquide brûlant. Mais il eut assez d’éclaboussures pour sauter au plus vite à bas de l’arbre par-dessus ses compagnons, au grand péril de ses membres. Puis, sans écouter ni raison, ni prières, ni menaces, il prit le chemin le plus court pour rejoindre le gros de l’armée, sans vouloir recommencer l’attaque.

Quant à Jenny, après avoir ainsi jeté sur le corps d’un de ses admirateurs les alimens que ses blanches mains préparaient pour l’estomac de l’autre, elle continua ses cris d’alarme, en mentionnant tour à tour les crimes appelés par les légistes les quatre plaids de la couronne  ; à savoir : le meurtre, le feu, le viol et le vol.

Ces horribles clameurs donnèrent si bien l’alarme et excitèrent une telle confusion, que le major Bellenden et lord Evandale, craignant quelque surprise sur un autre point, jugèrent à propos de se borner à la défense de l’intérieur du château, et y rentrèrent avec leurs soldats, abandonnant aux insurgés tous les travaux extérieurs.

Leur retraite ne fut pas inquiétée, car la terreur panique de Cuddy et de ses compagnons avait produit parmi les assiégeans à peu près les mêmes effets que les cris de Jenny parmi les assiégés.

Il ne fut question d’un côté ni de l’autre de renouveler le combat ce jour-là : les insurgés avaient beaucoup souffert, et d’après la résistance qu’ils avaient éprouvée en emportant les barricades, ils avaient peu d’espérance de prendre la place d’assaut. D’une autre part, la situation des assiégés n’était pas rassurante. Ils avaient perdu deux ou trois hommes dans le combat, et plusieurs autres avaient été blessés. L’ennemi avait fait, il est vrai, une perte infiniment plus considérable, ayant eu vingt hommes tués. Mais cette perte était bien moins sensible pour une armée plus nombreuse, tandis que l’acharnement qu’avaient montré les whigs dans cette attaque prouvait évidemment que leurs chefs avaient résolu de s’emparer de la place, et qu’ils étaient bien secondés par le zèle de leurs soldats. Mais ce qu’on avait le plus à craindre dans le château était la famine, dans le cas où l’ennemi aurait recours à un blocus pour le réduire. Le major n’avait pas réussi à y faire entrer autant de provisions qu’il l’aurait désiré, et la plus active surveillance ne pouvait empêcher les dragons d’en gaspiller une partie tous les jours : ce fut donc en faisant des réflexions assez tristes qu’il donna ordre de clore la croisée par où Cuddy avait failli de surprendre le château ; et ou en fit autant à l’égard de toutes celles qui auraient pu donner la moindre facilité pour une semblable tentative.

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