CHAPITRE XXVI.

« Le roi de des soldats a réuni l’élite. »

SHAKSPEARE, Henry IV, part. II.

Les chefs de l’armée presbytérienne tinrent une conférence sérieuse dans la soirée du jour où ils avaient attaqué Tillietudlem. La perte qu’ils avaient éprouvée ne les encourageait pas, et, comme c’est l’ordinaire, c’étaient leurs plus braves soldats qu’ils avaient à regretter. Ils devaient craindre, s’ils laissaient refroidir l’enthousiasme de leurs partisans par des efforts infructueux pour s’emparer d’un château-fort d’une importance secondaire, que leur nombre ne diminuât par degrés, et qu’ils ne perdissent l’occasion de profiter du moment où une insurrection soudaine et imprévue trouvait le gouvernement sans préparatifs pour la réprimer. D’après ces motifs, il fut décidé que le corps d’armée s’avancerait vers Glascow pour en déloger le régiment de lord Ross et les débris de celui de Claverhouse, qu’Henry Morton et quelques autres chefs en prendraient le commandement, et que Burley resterait devant Tillietudlem à la tête de cinq cents hommes, pour bloquer le château, et réunir les renforts qui ne cessaient d’arriver.

Morton ne fut nullement satisfait de cet arrangement. Il dit à Burley que les motifs les plus puissans lui faisaient désirer de rester devant Tillietudlem, et que si l’on voulait lui en confier le blocus, il ne doutait pas qu’il ne parvint à un arrangement qui, sans être rigoureux pour les assiégés, donnerait toute satisfaction à l’armée.

Burley devina facilement la cause qui faisait parler ainsi son jeune collègue. Il était intéressé à bien connaître le caractère et les dispositions de ses compagnons d’armes, et, grâce à l’enthousiasme de la vieille Mause et à la simplicité de Cuddy, qu’il avait adroitement questionnés, il avait appris quelles étaient les relations de Morton avec une partie des habitans du château. Il profita du moment où Poundtext se levait en annonçant qu’il allait dire seulement quelques mots sur les affaires publiques, ce qui (comme Burley l’interpréta avec raison) promettait un discours d’une heure ; et, tirant Morton à l’écart, il eut avec lui un entretien.

– Tu n’es pas sage, jeune homme, lui dit-il, de vouloir sacrifier la cause sainte à ton amitié pour un Philistin incirconcis, et à ta concupiscence pour une Moabite.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, M. Balfour, répondit Morton avec quelque colère, et vos allusions me déplaisent. Je ne sais quel peut être votre motif pour me faire un tel reproche, et pour m’adresser un langage si peu civil.

– Avoue la vérité ; conviens que tu voudrais veiller sur la sûreté des habitans avec la sollicitude d’une mère pour ses enfans, plutôt que de faire triompher sur le champ de bataille la bannière de l’église d’Écosse.

– Si vous voulez dire que je préférerais terminer cette guerre sans répandre de sang, plutôt que d’acquérir de la gloire et de l’autorité aux dépens des jours de mes concitoyens, vous avez parfaitement raison.

– Et je n’ai pas tort de penser que tu n’exclurais pas de cette pacification générale tes amis de Tillietudlem.

– Certainement je dois trop de reconnaissance au major Bellenden pour ne pas souhaiter de lui être utile, autant que me le permettra l’intérêt de la cause que j’ai embrassée. Je n’ai jamais fait un mystère de mes sentimens pour lui.

– Je le sais ; mais, quand tu aurais voulu me les cacher, je ne les aurais pas moins découverts. Maintenant, écoute-moi : Miles Bellenden a des vivres pour un mois.

– Vous vous trompez. Nous savons que ses provisions ne peuvent durer plus d’une semaine.

– On le dit ainsi ; mais j’ai acquis la preuve qu’il a lui-même répandu ce bruit afin de déterminer la garnison à une diminution de ration, pour faire traîner le siége en longueur, jusqu’à ce que le glaive qui nous menace ait le temps de s’aiguiser et vienne nous atteindre.

– Et pourquoi n’en avoir pas instruit le conseil de guerre ?

– À quoi bon détromper là-dessus Kettledrummle, Macbriar, Poundtext et Langcale ? Tu sais toi-même que tout ce qui leur est dit est transmis à toute l’armée par la bouche des prédicateurs. L’armée est déjà découragée en songeant qu’il faudra peut-être passer huit jours devant ce château : que serait-ce si elle apprenait que cette semaine se changera en un mois ?

– Mais pourquoi me l’avoir caché à moi ? ou pourquoi m’en instruire à présent ? – Avant tout, quelles sont vos preuves ?

– En voici plusieurs, dit froidement Burley en lui montrant un grand nombre de réquisitions envoyées par le major pour faire fournir au château des grains, des bestiaux et des fourrages : la quantité en était telle, que Morton ne put s’empêcher de penser que le château se trouvait effectivement approvisionné pour plus d’un mois. Mais Burley se garda bien d’ajouter, ce dont il était parfaitement instruit, qu’on n’avait pas satisfait à la plupart de ces réquisitions, et que les dragons chargés de les porter avaient souvent vendu dans un village les provisions qu’ils venaient d’obtenir dans un autre, à peu près comme sir John Falstaff en agissait avec les recrues levées pour le roi.

– Il ne me reste plus qu’une chose à te dire, ajouta Burley, voyant qu’il avait produit sur l’esprit de Morton l’impression qu’il désirait ; c’est que cette circonstance ne t’a pas été cachée plus long-temps qu’à moi-même, car ce n’est qu’aujourd’hui que ces papiers m’ont été remis. Tu vois donc que tu peux aller avec joie devant Glascow et y travailler au grand œuvre de la rédemption du peuple : tu es bien assuré qu’il ne peut arriver rien de fâcheux en ton absence à tes amis du parti des méchans, puisque le château est approvisionné et que je n’aurai plus une force suffisante pour tenter de le prendre d’assaut ; d’ailleurs les ordres du conseil sont de me borner à un blocus.

– Mais, dit Morton, qui éprouvait une répugnance invincible à s’éloigner de Tillietudlem, pourquoi ne pas me charger de commander le blocus ? Pourquoi ne marchez-vous pas vous-même à Glascow ? cette mission est sans contredit la plus importante et la plus honorable.

– Et c’est pour cela que j’ai travaillé à en faire charger le fils de Silas Morton. Je me fais vieux, et ces cheveux blancs ont assez de l’honneur qu’on achète au prix du danger. Je ne veux pas parler de cette bulle d’air que les hommes appellent gloire terrestre, mais de cet honneur réservé à celui qui ne travaille pas négligemment. Ta carrière est à peine ouverte. Tu as encore à prouver que tu es digne de la confiance que les chefs de l’armée t’ont témoignée. Tu n’as point pris part à l’affaire de Loudon-Hill ; tu étais captif. Ici j’ai été chargé de l’attaque la plus dangereuse, et tu n’as combattu qu’à couvert. Si tu restais maintenant dans l’inaction devant de vieilles murailles, tandis qu’un service actif t’appelle ailleurs, toute l’armée proclamerait le fils de Silas Morton dégénéré de son père.

Morton, gentilhomme et soldat, piqué par cette dernière réflexion, consentit, sans réfléchir davantage, à l’arrangement proposé. Il ne pouvait cependant se défendre d’un sentiment de défiance, et il était trop franc pour le dissimuler.

– Monsieur Balfour, dit-il, entendons-nous bien. Vous n’avez pas cru au-dessous de vous de donner quelque attention à mes affections particulières ; permettez-moi de vous apprendre que j’y suis aussi constamment attaché qu’à mes principes politiques. Il est possible que pendant mon absence vous trouviez l’occasion de servir ou de blesser ces affections ; soyez bien assuré que, quelles que puissent être les suites de notre entreprise, votre conduite en cette occasion vous assurera ma reconnaissance éternelle, ou mon ressentiment implacable ; et, quelles que soient ma jeunesse et mon inexpérience, je saurai trouver des amis qui m’aideront à prouver l’une ou l’autre.

– Est-ce une menace ? dit Burley d’un air froid et hautain, vous auriez pu me l’épargner. Je sais apprécier le zèle de mes amis ; quant aux menaces de mes ennemis, je les méprise du plus profond de mon cœur : mais je ne veux point trouver ici aucun motif d’offense. Allez remplir la mission qui vous est confiée : quoi qu’il puisse arriver ici pendant votre absence, j’aurai pour vos désirs toute la déférence qui sera compatible avec la soumission due aux ordres d’un maître qui n’en reconnaît aucun.

Morton fut obligé de se contenter de cette promesse un peu ambiguë.

– Si nous sommes battus, pensa-t-il, le château sera secouru avant d’être obligé de se rendre à discrétion. Si nous sommes vainqueurs, je vois, d’après la force du parti modéré, que ma voix aura autant de crédit que celle de Burley pour déterminer ce qu’il faudra faire.

En se rapprochant du lieu où se tenait le conseil, Morton et Burley entendirent Kettledrummle qui ajoutait quelques mots d’explication à une longue harangue.

Quand il eut fini, Morton déclara qu’il consentait à suivre le principal corps d’armée destiné à marcher sur Glascow. Ou lui nomma des collègues pour partager le commandement, et les prédicateurs ne perdirent pas cette occasion de placer une exhortation fortifiante.

Le lendemain matin les insurgés prirent le chemin de Glascow. Notre intention n’est pas de nous appesantir sur tous les incidens de cette guerre ; on peut les trouver dans l’histoire de cette époque. Il suffira de dire que lord Ross et Claverhouse, avant appris qu’ils allaient être attaqués par une force supérieure, se retranchèrent dans le centre de la ville, résolus à y attendre les insurgés, et à ne pas leur abandonner la capitale de l’Écosse occidentale.

Les presbytériens se divisèrent en deux corps pour faire leur attaque ; le premier pénétra dans la ville par le côté du collége et de l’église cathédrale, tandis que l’autre se présenta par Gallowgate, principale entrée du sud-est. Chacune de ces divisions était commandée par des chefs résolus, et l’une et l’autre déployèrent un grand courage ; mais leur valeur ne put tenir contre les avantages réunis de la discipline et d’une excellente position. Ross et Claverhouse avaient placé des soldats dans toutes les maisons des rues par où devaient passer les insurgés pour arriver au cœur de la ville ; ils avaient établi diverses barricades avec des chariots et des chaînes de fer ; et, à mesure que les presbytériens avançaient, leurs rangs s’éclaircissaient par des décharges de mousqueterie que faisaient des ennemis invisibles, contre lesquels ils ne pouvaient se défendre. Morton et les autres chefs firent en vain mille efforts et s’exposèrent bravement pour engager leurs troupes à surmonter ces obstacles : ils les virent fléchir et reculer de toutes parts.

Morton fut un des derniers à se retirer ; il maintint l’ordre dans la retraite, parvint à rallier quelques uns des fuyards, avec lesquels il contint des détachemens ennemis qui commençaient à les poursuivre. Cependant il eut le vif déplaisir d’entendre quelques uns des soldats qui avaient fui les premiers dire que la cause de cet échec était qu’on avait mis à leur tête un jeune homme qui n’était pas éclairé d’inspirations célestes, et qui n’avait que des idées mondaines, au lieu que, si le fidèle et vertueux Burley les avait conduits, ils auraient triomphé, comme à l’attaque des barricades de Tillietudlem.

Dans l’enthousiasme de son émulation, Morton avait peine à contraindre sa bouillante colère en entendant de tels reproches sortir de la bouche de ceux qui avaient été découragés les premiers ; mais il n’en sentit que mieux que, se trouvant engagé dans cette entreprise périlleuse, il n’avait d’autre ressource que de vaincre ou périr. – Je ne puis reculer, pensa-t-il ; forçons tout le monde, même Édith, même le major Bellenden, à convenir du moins que le courage de Morton, qu’ils traitent de rebelle, n’est pas indigne de celui de son père.

Il régnait si peu de discipline dans l’armée, et elle se trouvait, après cette retraite, dans un tel état de désorganisation, que les chefs crurent prudent de s’éloigner de quelques milles de Glascow, afin d’avoir le temps d’établir dans leurs rangs autant d’ordre qu’on pouvait espérer d’en introduire. Cet échec n’empêchait pourtant pas que de nombreux renforts ne leur arrivassent à chaque instant. La nouvelle du succès de Loudon-Hill électrisait tous les esprits, et celle de l’échec qu’on venait d’essuyer n’avait pas encore eu le temps de se répandre parmi ces nouvelles recrues : il y en eut plusieurs qui s’attachèrent à la division de Morton ; mais il voyait avec regret qu’il perdait tous les jours de son crédit sur ceux qui se livraient à l’exagération fanatique des covenantaires. Ses sentimens de tolérance étaient appelés indifférence pour la cause d’en haut ; les précautions de prudence qu’il prenait pour la sûreté de l’armée étaient traitées de confiance impie dans les moyens humains ; enfin on lui préférait les chefs en qui un zèle aveugle suppléait aux connaissances militaires, et qui dispensaient leurs soldats de discipline et de subordination, pourvu qu’ils eussent des sentimens exagérés et un enthousiasme féroce.

Morton supportait cependant le principal fardeau du commandement ; car ses collègues, sachant que la tâche de rétablir l’ordre et la discipline dans une armée n’est pas la fonction qui rend un chef plus agréable à ses soldats, la lui abandonnaient volontiers. Il eut donc à vaincre bien des obstacles ; cependant il fit de tels efforts, qu’il parvint en trois jours à remettre ses troupes sur un pied assez respectable, et il crut pouvoir faire une nouvelle tentative sur Glascow.

On ne peut douter que Morton n’eût le plus grand désir de se mesurer personnellement avec Claverhouse, dont il avait reçu une si cruelle injure. Ce désir devait doubler son activité ; mais Claverhouse le trompa dans cette espérance, car, satisfait d’avoir eu l’avantage dans une première attaque, il ne voulut pas en risquer une seconde, dans laquelle les insurgés apporteraient de plus grandes forces et plus de discipline ; il évacua la place, et se retira à Édimbourg. Les insurgés entrèrent donc, sans résistance dans Glascow. Mais, quoique Morton eût manqué ainsi l’occasion de laver l’affront qui avait été fait à la première division de l’armée covenantaire, la retraite de Claverhouse et la prise de Glascow firent accourir une foule de nouveaux soldats dans les rangs des presbytériens, et ranimèrent leur courage. Il fallut nommer de nouveaux officiers, organiser de nouveaux régimens et de nouveaux escadrons, les habituer à la discipline, et Henry Morton fut encore chargé de cette commission. Il s’en acquitta volontiers et avec habileté, parce que son père lui avait appris de bonne heure la théorie de l’art militaire, et il voyait d’ailleurs que s’il n’exécutait pas cette tâche importante, aucun des autres chefs n’avait la volonté de le remplacer, ni les connaissances nécessaires pour la remplir.

Cependant la fortune paraissait vouloir favoriser les entreprises des insurgés au-delà de l’espérance des plus ardens. Le conseil privé d’Écosse, étonné de la résistance qu’avaient provoquée ses mesures arbitraires, fut frappé de terreur, et resta incapable d’agir vivement pour dompter les rebelles. Il n’y avait que peu de troupes dans le royaume, et elles se retirèrent sur Édimbourg, comme pour former une armée destinée à protéger la métropole. Les vassaux de la couronne furent sommés de se mettre en campagne, et de s’acquitter envers le roi du service militaire qu’ils lui devaient à cause de leurs fiefs. Mais cette sommation ne fut pas écoutée favorablement. La guerre n’était pas en général populaire parmi la noblesse, et ceux qui étaient disposés à prendre les armes en étaient détournés par la répugnance de leurs femmes, de leurs mères et de leurs sœurs.

En attendant, la nouvelle de la révolte était arrivée à la cour d’Angleterre. On fut surpris que le gouvernement établi en Écosse n’eût pas su l’étouffer dès sa naissance ; on douta de sa capacité ; on commença à croire que le système de sévérité qu’il avait adopté n’était pas fait pour ramener les esprits ; on résolut donc de nommer au commandement général de l’armée d’Écosse le duc de Monmouth, qui, par son mariage, avait acquis beaucoup d’influence dans le sud de ce pays. La science militaire, dont il avait donné plusieurs fois des preuves sur le continent, fut jugée nécessaire pour réduire les rebelles sur le champ de bataille, tandis que la douceur et la bonté de son caractère pouvaient contribuer à calmer les esprits et à leur inspirer des sentimens plus favorables au gouvernement. Le duc reçut donc une commission qui lui donnait plein pouvoir de régler les affaires d’Écosse, et partit de Londres avec des forces nombreuses pour prendre le commandement.

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