« Que la discorde à vos conseils préside ! »
ORWAY, Venise sauvée.
Morton était encore occupé à calmer par sa prudence la division qui régnait dans l’armée lorsque, deux jours après son arrivée à Hamilton, il y fut joint par son collègue le révérend Poundtext. Celui-ci fuyait la colère de Burley, irrité contre lui à cause de la part qu’il avait prise à la délivrance de lord Evandale. Lorsqu’il se fut reposé quelques heures de la fatigue que lui avait occasionée ce nouveau voyage, il rendit compte à Morton de ce qui s’était passé dans les environs de Tillietudlem après son départ.
La marche nocturne de Morton avait été si bien concertée, et les hommes qui l’avaient suivi avaient été si discrets, que Burley n’en avait pas conçu le moindre soupçon. Les premiers mots qu’il prononça en se levant furent pour demander si Kettledrummle et Macbriar étaient venus. Ce dernier était dans le camp, et l’autre était attendu à chaque instant. Burley fit partir sur-le-champ un messager pour avertir Morton et Poundtext de se rendre au conseil ; mais Morton n’y était plus ; et Poundtext, qui, en l’absence de son jeune collègue, ne se souciait pas beaucoup de s’exposer à la colère du féroce Burley, était aussi parti pour son presbytère, où il se reposa vingt-quatre heures avant de se mettre en marche pour Hamilton.
Burley s’empressa de demander des nouvelles du prisonnier, et sa rage ne connut plus de bornes quand il apprit qu’il avait été conduit, pendant la nuit, hors du camp par une escorte que Morton lui-même commandait. – Le lâche ! s’écria-t-il en s’adressant à Macbriar, le traître ! il a voulu faire sa cour au gouvernement en menant en liberté notre prisonnier, quand pour racheter sa vie on nous aurait rendu cette place qui nous retient ici depuis si long-temps.
– N’est-elle donc pas à nous ? dit Macbriar ; je vois flotter sur la tour le drapeau du Covenant !
– C’est un stratagème, dit Burley, une insulte par laquelle on veut encore aigrir notre ressentiment.
Il fut interrompu par l’arrivée d’un des hommes qui avaient suivi Morton au château, lequel venait lui en annoncer l’évacuation, et son occupation par les troupes presbytériennes. Cette nouvelle favorable, bien loin d’apaiser Burley, ne fit que redoubler sa fureur.
– Quoi ! s’écria-t-il, j’aurai veillé, combattu, noué des intrigues, – j’aurai renoncé à des entreprises plus glorieuses et plus importantes, pour réduire ce château ; j’y aurai introduit la famine et la soif, pour qu’au moment de m’en rendre maître, au moment de pouvoir rendre les fils de l’ennemi esclaves, et leurs filles le jouet du camp, un jeune homme sans barbe au menton vienne me ravir ma moisson avec sa faucille, et m’enlever ceux que je regardais déjà comme ma proie ! N’est-ce pas à l’ouvrier qu’est dû le salaire ? n’est-ce pas à celui qui a pris la ville qu’appartiennent les captifs ?
– Burley, dit Macbriar, ne l’échauffe pas ainsi contre un enfant qui n’est pas digne de ta colère : Dieu choisit ses instrumens à sa volonté ; et qui sait si ce jeune homme n’a pas été inspiré par lui pour mettre plus tôt en notre pouvoir le château de Tillietudlem ?
– Paix ! dit Burley, ne fais pas toi-même tort à ton propre jugement. N’est-ce pas toi qui m’as averti le premier de me méfier de ce sépulcre blanchi, de cette pièce de cuivre que j’avais prise pour de l’or ? Il convient mal, même aux élus, de ne pas se soumettre aux avis de pasteurs tels que toi ; mais la chair nous égare. Ce jeune homme ingrat est le fils de mon ancien ami. Il faut te ressembler, Éphraïm, quand on veut se dégager des liens de l’humanité.
Ce compliment toucha la corde sensible du cœur du prédicateur.
Burley espérait amener facilement ses opinions à servir ses vues, d’autant plus qu’ils étaient déjà d’accord dans le conseil sur le gouvernement de l’Église.
– Rendons-nous sans plus tarder au château, dit-il : il y a dans les papiers que nous y trouverons quelque chose qui nous vaudra un chef valeureux et cent cavaliers.
– Mais ce chef, ces cavaliers seront-ils des enfans du Covenant ? dit le prédicateur. Nous avons déjà parmi nous trop de ces hommes plus avides de terres, d’argent et d’or, que de la parole divine ! Ce n’est point par de tels défenseurs que la délivrance s’opérera.
– Tu te trompes, reprit Burley : ces hommes mondains ne sont pour nous que des instrumens. Quoi qu’il arrive, du moins la femme moabite sera dépouillée de son héritage, et ni l’impie Evandale ni Morton l’érastien ne possèderont ce château et ses domaines quand ils obtiendraient sa main.
À ces mots, il marcha le premier, et entra à Tillietudlem, où il s’empara de l’argenterie et de tout ce qui pouvait servir aux besoins de l’armée : il fouilla dans le chartrier et dans les autres endroits où étaient tenus les paniers de famille, traitant avec mépris les remontrances de ceux qui lui rappelaient que la capitulation garantissait le respect des propriétés particulières.
Dans le cours de la journée, Kettledrummle et le laird de Langcale arrivèrent aussi à Tillietudlem. Ils envoyèrent alors un exprès au presbytère de Milnwood, pour inviter le révérend Poundtext à se rendre au château pour assister au conseil ; mais il se souvint qu’il s’y trouvait un cachot et une porte de fer, et il résolut de ne pas confier sa personne à ses confrères irrités. Il reçut parfaitement bien le messager, tira de lui les détails que nous venons d’offrir à nos lecteurs, et partit pendant la nuit pour Hamilton, avec la nouvelle que les autres chefs comptaient s’y rendre dès qu’ils auraient réuni un corps suffisant de puritains pour en imposer à la partie de l’armée dont ils se défiaient.
– Vous voyez, dit Poundtext en terminant son récit, qu’ils sont maintenant assurés d’avoir la majorité dans le conseil ; car le laird de Langcale, qui n’était ni chair ni poisson, s’est laissé entièrement subjuguer par Kettledrummle, et nous a abandonnés. Il est toujours du parti le plus nombreux. Nous sommes donc entourés d’ennemis de toutes parts, l’armée royaliste d’un côté, de l’autre des frères insensés qui se déclarent contre nous.
Morton l’exhorta au courage et à la patience, l’informa de l’espérance qu’il avait d’obtenir des conditions de paix raisonnables, par l’entremise de lord Evandale, et le flatta de l’espoir qu’il avait qu’avant peu il irait retrouver sa pipe, sa bière et son Calvin relié en parchemin, pourvu qu’il continuât à coopérer avec lui de tous ses efforts pour obtenir une pacification générale. Il parvint ainsi à lui inspirer un peu de fermeté, et le détermina à attendre l’arrivée des caméroniens.
Burley et ses collègues avaient réuni un corps de leurs partisans, de cent hommes de cavalerie et de quinze cents d’infanterie, tous fanatiques remarquables par l’exagération de leurs principes, pervertissant à tout propos des passages de l’Écriture pour justifier le meurtre et tous les crimes, et dont le zèle sombre et féroce était prêt à obéir à tous les ordres que leurs chefs, non moins sanguinaires, voudraient leur donner. Ils arrivèrent au camp d’Hamilton plutôt en ennemis qu’en alliés. Burley n’alla point voir ses deux collègues, ne leur donna aucun avis de ce qu’il avait dessein de faire ; il se contenta de les faire avenir, dans la matinée qui suivit son arrivée, de se rendre au conseil.
Morton et Poundtext, en entrant dans la salle où se tenait l’assemblée, y trouvèrent leurs quatre collègues déjà réunis. Ils n’en reçurent aucune marque d’un gracieux accueil, et ils prévirent que la conférence ne se passerait pas paisiblement.
– En vertu de quelle autorité, s’écria Macbriar, dont l’impétuosité prenait toujours l’initiative, le lord réprouvé Evandale a-t-il échappé à la mort que le jugement d’en-haut avait prononcée contre lui ?
Poundtext s’empressa de lui répondre. Il voulait donner à Morton une preuve de son courage, et jamais d’ailleurs il ne restait court, quand il ne s’agissait que de tenir tête à des personnes revêtues de sa robe.
– Par la mienne, répondit-il, et par celle de M. Morton.
– Et qui vous a donné, mon frère, dit Kettledrummle, le droit de vous interposer dans une matière si importante ?
– La même autorité qui vous donne le droit de m’interroger, dit Poundtext : si un seul de nous a pu le condamner à mort, deux ont pu de même révoquer cette sentence.
– Allez, allez, dit Burley, nous connaissons vos motifs. C’était pour envoyer ce ver à soie, ce lord tout doré, porter au tyran des propositions de paix.
– Il est vrai, dit Morton qui s’aperçut que son compagnon commençait à fléchir sous le regard farouche de Burley ; vous ne vous trompez pas. Qu’en résulte-t-il ? devons-nous entraîner la nation dans une guerre éternelle, pour des projets aussi injustes qu’impossibles à exécuter ?
– Écoutez-le, dit Burley, il blasphème !
– Non, dit Morton : celui qui blasphème est celui qui attend du ciel des miracles, et qui ne se sert pas des moyens que la Providence a accordé aux hommes pour faire réussir leurs desseins. Oui, j’en conviens, notre but est d’obtenir le rétablissement de la paix à des conditions justes et honorables, et qui assurent notre liberté civile et religieuse. Nous n’avons pas le désir de tyranniser celle des autres.
La querelle se serait échauffée davantage, si un courrier, qui arriva en ce moment, n’eût apporté la nouvelle que le duc de Monmouth était parti d’Édimbourg, que son armée était en marche, et qu’elle se trouvait déjà à mi-chemin d’Hamilton. Toute division cessa à l’instant, et l’on convint d’oublier le passé pour ne s’occuper que des moyens de repousser l’ennemi commun. On décida que les révérends Poundtext et Kettledrummle prononceraient le lendemain un sermon devant l’armée, le premier le matin, et le second dans la soirée, et que tous deux s’abstiendraient avec soin de toucher à aucun point qui pût devenir un sujet de schisme et de division.
Tout se trouvant réglé de cette manière, les deux chefs modérés se hasardèrent à faire une autre proposition, se flattant qu’elle obtiendrait l’appui de Langcale qu’ils avaient vu pâlir à l’annonce de l’approche de l’armée royaliste, et qu’ils savaient être toujours prêt à embrasser l’avis de celui qu’il regardait comme le plus fort. Ils firent observer que, puisque le roi, en cette occasion, n’avait confié le commandement de ses forces à aucun de leurs anciens persécuteurs, et qu’il avait au contraire fait choix d’un homme d’un caractère doux, et dont on connaissait les dispositions favorables à leur cause, il était probable qu’on avait à leur égard des intentions moins hostiles que par le passé, qu’il était donc non seulement prudent, mais même nécessaire, de s’assurer si le duc de Monmouth n’avait pas en leur faveur quelques instructions secrètes ; enfin, que le seul moyen de s’en instruire était de lui députer un envoyé.
– Et qui voudra se charger d’aller dans son camp ? dit Burley, cherchant à éluder une proposition trop raisonnable pour qu’il pût s’y opposer ouvertement. Claverhouse n’a-t-il pas juré de faire pendre le premier parlementaire que nous lui enverrions, par représailles de la mort de son neveu ?
– Que cette raison ne soit pas un obstacle, répondit Morton ; je remplirai cette mission, si le conseil veut me la confier.
– Laissons-le partir, dit tout bas Burley à Macbriar, le conseil en sera débarrassé.
Cette proposition ne fut donc contredite par aucun de ceux qui semblaient devoir y apporter le plus d’opposition, et il fut résolu qu’Henry Morton se rendrait auprès du duc de Monmouth, afin de savoir à quelles conditions il voudrait traiter avec les insurgés. Dès que cette détermination fut connue, plusieurs presbytériens du parti modéré vinrent prier Morton de ménager un accommodement, en s’en tenant aux termes de la pétition confiée à lord Evandale ; car l’approche de l’armée royale répandait une terreur générale, malgré le ton exalté des exagérés caméroniens.
Muni des instructions du conseil, et suivi du seul Cuddy, Morton partit donc pour le camp des royalistes, s’exposant à tous les dangers qui menacent assez souvent ceux qui se chargent du rôle délicat de médiateur dans les discordes civiles.
Morton n’était encore éloigné du camp des insurgés que de trois à quatre milles, quand il s’aperçut qu’il allait déjà rencontrer l’avant-garde de l’armée royale. Étant parvenu sur une hauteur, il vit toutes les routes couvertes de troupes s’avançant dans le meilleur ordre vers Bothwell-Moor, plaine où l’armée se proposait de camper cette nuit. Elle n’était éloignée de la Clyde que de deux milles, et c’était de l’autre côté de cette rivière qu’était placé le camp des presbytériens.
Morton déploya un drapeau blanc, et s’adressa au premier détachement de cavalerie qu’il rencontra ; il fit part au brigadier qui le commandait du désir qu’il avait de parler au duc de Monmouth. Le brigadier lui dit qu’il devait en référer à son capitaine, et celui-ci arriva bientôt accompagné du major.
– Vous perdez votre temps, mon cher ami, lui dit le major, et vous risquez votre vie inutilement. Le duc de Monmouth n’écoutera aucune proposition de la part de rebelles qui ont les armes à la main ; et votre parti a commis tant de cruautés, que vous devez craindre des représailles.
– Quand le duc de Monmouth nous croirait coupables, répondit Morton, je ne puis penser qu’il voulût condamner tant de sujets du roi sans avoir entendu ce qu’ils peuvent avoir à alléguer pour leur défense. Quant à moi, je ne crains rien. Je n’ai à me reprocher, ni d’avoir autorisé, ni d’avoir souffert aucun acte de cruauté ; la crainte d’être l’innocente victime des crimes des autres ne m’empêchera donc pas d’exécuter ma mission.
Les deux officiers se regardèrent.
– J’ai dans l’idée, dit le capitaine, que c’est là le jeune homme dont lord Evandale a parlé.
– Lord Evandale est-il à l’armée ? demanda Morton.
– Il est à Édimbourg, répondit le major : attendu le mauvais état de sa santé, le duc n’a pas voulu lui permettre de suivre l’armée. – Votre nom, monsieur, serait-il Henry Morton ?
– Oui, monsieur, répondit-il.
– Nous ne nous opposerons donc point, reprit l’officier, à ce que vous voyiez le duc ; mais je vous répète que cette démarche est absolument inutile. Quand même Son Altesse aurait quelque inclination à traiter favorablement votre parti, le conseil de guerre, qu’il doit consulter, ne lui permettrait pas de le faire.
– Si cela est ainsi, dit Morton, j’en serai désespéré ; mais je n’en dois pas moins persister à vous prier de me procurer une audience du duc.
– Lumley, dit le major au capitaine, allez annoncer à Son Altesse l’arrivée de M. Morton ; rappelez-lui que c’est l’officier dont lord Evandale a parlé avec tant d’éloges.
Le capitaine ne tarda pas à revenir. Il dit à Morton que le duc ne pouvait le voir ce soir, mais qu’il le recevrait le lendemain dans la matinée. On le retint comme prisonnier dans une chaumière voisine pendant toute la nuit ; mais on le traita avec les plus grands égards. Le lendemain, de très bonne heure, Lumley vint le prendre pour le conduire devant le duc.
L’armée se formait déjà en colonnes pour se mettre en en marche. Le duc était au centre, à environ un mille de l’endroit où Morton avait passé la nuit. Les chefs de l’armée royale avaient une telle confiance dans leurs forces, qu’ils ne prirent aucune précaution pour empêcher Henry de pouvoir s’en former une idée. Il s’y trouvait quatre régimens anglais, l’élite des troupes de Charles II, le régiment des gardes, brûlant du désir de se venger de sa défaite à Loudon-Hill, plusieurs régimens écossais, un corps considérable de volontaires, et quelques compagnies de montagnards écossais, ennemis jurés des puritains, dont ils détestaient les principes autant qu’ils méprisaient leurs personnes. Un train nombreux d’artillerie accompagnait l’armée, qui avait un air si imposant que Morton pensa qu’il ne fallait rien moins qu’un miracle pour sauver d’une destruction complète les presbytériens, mal équipés, mal armés et insubordonnés.
L’officier qui accompagnait Morton cherchait à lire dans ses yeux l’impression que devait produire sur son esprit l’appareil de la force militaire qui se déployait devant lui ; mais, fidèle à la cause qu’il avait embrassée, Henry parvint à ne laisser paraître ni émotion ni inquiétude, et il regardait d’un air d’indifférence les corps militaires devant lesquels il passait.
– Vous voyez la fête qu’on vous prépare, dit Lumley.
– Si elle avait dû me déplaire, répondit Morton, je ne serais pas avec vous dans ce moment. J’avoue cependant que j’aimerais mieux voir, dans l’intérêt de tous les partis, les préparatifs d’une fête pour célébrer le retour de la paix.
Ils arrivèrent enfin sur une hauteur qui commandait tous les environs, et où se trouvait le commandant en chef, entouré de ses principaux officiers. On distinguait de là tous les détours de la Clyde, et l’on apercevait même le camp des insurgés. Les officiers paraissaient occupés à reconnaître le terrain pour dresser un plan d’attaque.
Le capitaine Lumley avertit le duc que Morton attendait ses ordres. Le duc fit aussitôt signe aux officiers qui l’environnaient de se retirer, et n’en retint que deux près de lui. Il leur parla quelques instans à voix basse avant de faire avancer Morton, qui eut ainsi le temps d’examiner les chefs avec lesquels il avait à traiter.
Il était impossible de voir le duc de Monmouth sans être captivé par les grâces de sa personne, dont le grand-prêtre des muses anglaises de cette époque dit depuis :
Dans tout ce qu’il faisait on voyait tant d’aisance
Que plaire semblait être un droit de sa naissance.
La grâce accompagnait son moindre mouvement,
Et d’un ange il avait le sourire charmant .
Cependant, aux yeux d’un observateur attentif, quelque chose nuisait à la noble beauté des traits de Monmouth : c’était un air d’hésitation et d’incertitude qui semblait le tenir en suspens dans les momens mêmes où il était le plus urgent de prendre un parti.
Auprès de lui était Claverhouse avec un autre officier général dont l’extérieur était singulier. Il portait l’ancien costume usité dans les premières années du règne de Charles Ier, en peau de chamois, tailladé bizarrement et couvert de galons d’or. Ses bottes et ses éperons rappelaient la même date. Il avait une espèce de plastron de métal, sur lequel descendait une longue barbe, signe du deuil en l’honneur de Charles Ier, ayant cessé de se raser depuis le jour où ce monarque infortuné fut conduit à l’échafaud. Sa tête était découverte et presque entièrement chauve. Son front ridé, son teint basané, ses yeux perçans, annonçaient un vieillard que les infirmités n’avaient pas affaibli ; et dans ses traits respirait un courage sans mélange d’humanité. Tel était le célèbre général Thomas Dalzell, plus craint et plus détesté des whigs que Claverhouse lui-même, parce que celui-ci ne commettait des violences et des vexations que par un principe politique, et qu’il les regardait comme le meilleur moyen pour soumettre et extirper le presbytérianisme, au lieu que Dalzell n’agissait que par suite de son caractère naturellement sanguinaire et féroce.
La présence de ces deux généraux, dont l’un lui était connu personnellement, et l’autre par le portrait qu’on lui en avait fait, parut à Morton d’un fâcheux augure. Mais, malgré sa jeunesse, son inexpérience et l’accueil défavorable qu’on allait faire à ses propositions, il s’avança hardiment, résolu de défendre dignement son pays et la cause qui lui avait mis les armes à la main. Monmouth le reçut avec la courtoisie qui distinguait ses actions les plus frivoles. Dalzell le regarda d’un air sombre et impatient. Claverhouse, lui adressant un sourire ironique et un léger salut, semblait ne pas avoir oublié une ancienne connaissance.
– Monsieur, dit le duc à Morton, vous venez de la part de ces gens égarés, et votre nom est, je crois, Morton. Voulez-vous nous faire connaître le motif de votre mission ?
– Il est contenu, milord, répondit Henry, dans un écrit que lord Evandale a dû remettre entre les mains de Votre Altesse.
– Je l’ai lu, dit le duc, et j’ai appris de lord Evandale que M. Morton s’est conduit dans ces malheureuses circonstances avec autant de modération que de générosité. Je le prie d’en recevoir mes remerciemens.
Morton remarqua ici que Dalzell remua la tête et les épaules d’un air d’indignation, en adressant tout bas quelques mots à Claverhouse, qui n’y répondit que par un léger sourire et un mouvement des sourcils presque imperceptible.
Cependant le duc paraissait combattu d’un côté par la bonté qui lui était naturelle, et par la conviction qu’il éprouvait que la demande qui lui était adressée n’était pas déraisonnable ; et d’un autre, par le désir de maintenir l’autorité royale, et de se conformer aux avis plus sévères des conseillers qu’on lui avait donnés, conseillers qui étaient même un peu ses surveillans.
– M. Morton, dit-il en tirant de sa poche le papier que lord Evandale lui avait remis, il y a dans cet écrit des demandes sur lesquelles je dois m’abstenir de faire connaître mes sentimens en ce moment : il en est quelques unes qui me paraissent justes et raisonnables ; et, quoique je n’aie pas reçu du roi d’instructions formelles à cet égard, je vous donne ma parole d’honneur que j’intercéderai auprès de lui en faveur de ses sujets égarés, et que j’emploierai tout mon crédit pour leur faire obtenir satisfaction. Mais vous devez comprendre que je ne puis céder qu’à des prières ; je ne traiterai pas avec des rebelles. Il faut donc avant tout que vos partisans rassemblés mettent bas les armes, et se dispersent à l’instant.
– Agir ainsi, milord, répondit hardiment Morton, ce serait reconnaître que nous sommes des rebelles, comme nos ennemis nous en accusent. Nous avons tiré l’épée, non contre notre souverain, que nous respectons, mais pour recouvrer des droits légitimes dont la violence nous a privés. Votre Altesse a daigné reconnaître la justice de quelques unes de nos demandes. Auraient-elles pu jamais se faire entendre, si elles n’avaient été accompagnées du son de la trompette ? Nous ne pouvons donc déposer les armes, malgré tout l’intérêt que Votre Altesse veut bien nous témoigner, sans avoir quelque assurance que la liberté civile et religieuse nous sera rendue, comme nous avons le droit de le demander.
– M. Morton, dit le duc, vous êtes jeune, mais vous avez vu assez le monde pour savoir que certaines demandes, innocentes en elles-mêmes, deviennent criminelles par la manière dont elles sont présentées.
– Nous pouvons répondre, milord, répliqua Morton, que nous n’avons eu recours à celle que nous employons qu’après avoir vainement épuisé toutes les autres.
– Je dois terminer là cette conférence, M. Morton, dit le duc : nous sommes prêts à commencer l’attaque ; je vais pourtant la suspendre pendant une heure, afin de vous donner le temps de communiquer ma réponse aux insurgens. S’ils veulent se disperser, déposer les armes, et m’envoyer une députation pour m’assurer de leur soumission, je me regarderai comme obligé en honneur d’obtenir pour eux une amnistie générale et le redressement des torts dont ils se plaignent. S’ils s’y refusent, qu’ils n’accusent qu’eux-mêmes des conséquences qui résulteront de leur conduite… Je crois, messieurs, dit-il en se tournant vers ses deux officiers, que, d’après mes instructions, je ne puis faire davantage en faveur de ces hommes égarés.
– Non, sur mon honneur, s’écria Dalzell, et je n’aurais jamais osé porter si loin l’indulgence, me trouvant responsable de mes actions envers le roi et ma conscience. Mais Votre Altesse connaît sans doute les intentions secrètes de Sa Majesté, mieux que nous qui devons suivre nos instructions littéralement.
Monmouth rougit. – Vous entendez, dit-il à Morton, que le général Dalzell me blâme de montrer pour vos partisans des dispositions trop favorables.
– Les sentimens du général Dalzell, milord, et ceux que vous daignez nous témoigner, dit Henry, sont tels que nous les attendions de chacun de vous ; mais je ne puis m’empêcher d’ajouter que dans le cas de la soumission absolue sur laquelle vous insistez, – avec de tels conseillers autour du trône, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur Dalzell et Claverhouse, nous aurions à craindre que votre intercession ne nous fût inutile. Au surplus, je ferai part à nos chefs de la réponse de Votre Altesse, et puisque nous ne pouvons obtenir la paix il faudra bien confier notre destinée à nos armes.
– Adieu, monsieur, dit le duc : souvenez-vous que je suspends l’attaque pour une heure, pour une heure seulement. Si vous avez une réponse à me donner d’ici à ce temps, je la recevrai, et je désire bien vivement qu’elle soit de nature à pouvoir éviter toute effusion de sang.
Un sourire ironique fut encore échangé en ce moment entre Dalzell et Claverhouse. Le duc s’en aperçut, et répéta d’un air de dignité :
– Oui, messieurs, j’ai dit et je répète encore que je désire que la réponse puisse épargner le sang des sujets de Sa Majesté. J’espère que ce sentiment ne mérite ni blâme ni mépris.
Dalzell prit un air froid et sévère, et ne répondit rien.
Claverhouse, s’inclinant profondément, dit qu’il ne lui appartenait pas de juger des sentimens de Son Altesse.
Le duc fil signe à Morton de se retirer. Il obéit, et la même escorte qui l’avait amené le reconduisit à travers le camp. En passant devant le régiment des gardes, il y trouva Claverhouse, qui était déjà à la tête de son corps ; dès que le colonel aperçut Morton, il s’avança vers lui, et le saluant avec un air de politesse : – Ce n’est pas la première fois, je crois, lui dit-il, que j’ai l’honneur de voir M. Morton de Milnwood ?
– Ce n’est pas la faute du colonel Claverhouse, répliqua Morton en souriant amèrement, si ma présence est maintenant importune à quelqu’un.
– Permettez-moi au moins de dire que la situation où je trouve M. Morton en ce moment justifie l’opinion que j’avais conçue de lui, et que ma conduite, à l’époque dont il parle, était conforme à mon devoir.
– Vous seul, colonel, m’avez jeté, sans que j’y songeasse, dans les rangs de gens dont j’approuve les principes sans approuver toute leur conduite. Quant à la manière dont vos actions s’accordent avec votre devoir, c’est votre affaire et non la mienne. Vous n’attendez pas sans doute que j’approuve la sentence injuste que vous aviez rendue contre moi.
Ayant ainsi parlé, Morton voulut continuer sa route.
– Un instant, je vous prie, dit Claverhouse : Evandale prétend que j’ai effectivement quelques torts à réparer envers vous. J’avoue que je ferai toujours une grande différence entre un homme d’un esprit élevé, égaré sans doute, mais qui agit d’après des principes généreux, et les misérables fanatiques rassemblés sous des chefs altérés de sang et souillés de meurtres. Si donc vous ne parvenez pas à les déterminer à mettre bas les armes, permettez-moi de vous engager à revenir à notre armée, et à faire votre soumission particulière ; car, croyez-moi, cet attroupement misérable ne nous résistera pas une demi-heure. Si vous prenez ce parti, demandez-moi en arrivant. Monmouth, quelque étrange que cela doive vous paraître, ne pourrait vous protéger ; Dalzell ne le voudrait pas : mais j’en ai le pouvoir et la volonté, et j’en ai fait la promesse à lord Evandale.
– Je devrais des remerciemens à lord Evandale, répondit froidement Morton, s’il ne semblait me croire capable d’abandonner la cause que j’ai promis de soutenir. Quant à vous, colonel, si vous voulez m’accorder un autre genre de satisfaction, il est probable que dans une heure vous me trouverez l’épée à la main, au bout du pont de Bothwell sur la Clyde.
– Je serai charmé de vous y rencontrer, dit Claverhouse ; mais je le serai encore davantage, si vous réfléchissez mûrement à ma première proposition, et si vous l’acceptez.
Ils se séparèrent en se saluant.
– Ce jeune homme a du feu, du courage, Lumley, dit le colonel à l’officier qui avait reconduit Morton jusqu’aux avant-postes ; mais il est perdu… Que son sang retombe sur sa tête !
En disant ces mots, il commença ses préparatifs pour le combat.