« La paix et le repos s’éloignent de ces lieux. »
BURNS.
Lorsque Morton, après avoir quitté les avant-postes de l’armée royale, fut arrivé à ceux de son parti, la différence de discipline le frappa vivement, et il en conçut un fâcheux augure. La discorde qui régnait dans le conseil s’était répandue jusque parmi les simples soldats, et il n’existait pas une patrouille, pas un poste militaire où l’on ne fut occupé à discuter avec acharnement la cause de la colère divine, et à définir les bornes de l’hérésie des érastiens, bien plus qu’à surveiller les mouvemens de l’ennemi, quoiqu’on entendit leurs tambours et leurs trompettes.
Cependant une forte garde avait été placée à la tête du pont de Bothwell, par où l’ennemi devait nécessairement se présenter ; mais les soldats qui gardaient ce poste, divisés d’opinion entre eux et découragés, se regardaient comme envoyés à une mort certaine, et pensaient déjà à se retirer vers le corps principal de l’armée. Cette démarche aurait assuré sa ruine, car l’événement du combat paraissait entièrement dépendre de la défense de ce passage. S’il était forcé, l’ennemi se trouvait maître d’une grande plaine qui n’était coupée que par quelques groupes d’arbres, et où des troupes régulières auraient un avantage décidé sur des soldats indisciplinés, qui n’avaient que peu de cavalerie, et pas une seule pièce d’artillerie.
Morton examina donc ce poste avec attention, et le trouva susceptible de défense contre une force supérieure, en occupant quelques maisons qui étaient sur la rive gauche de la rivière, avec quelques bouquets d’aulnes et de noisetiers qui en garnissaient les bords. Il donna des ordres en conséquence, et fit bloquer le passage lui-même, fermer les battans d’un portail construit sur l’arche centrale selon un ancien usage, et abattre les parapets à cette extrémité du pont de Bothwell. Il conjura les chefs du détachement de tenir ferme à ce poste important, dont dépendait le salut de l’armée, et leur promit de leur envoyer promptement un puissant renfort. Enfin il les chargea de surveiller avec attention tous les mouvemens de l’ennemi, et d’en donner avis au conseil. Le sang-froid, l’intelligence et l’activité de Morton rendirent la confiance à tous ceux qui composaient ce détachement ; ils reprirent courage, exécutèrent ponctuellement ses ordres, et saluèrent son départ par des acclamations réitérées.
Morton alors s’avança au grand galop vers le corps de l’armée. Mais quelles furent sa surprise et sa consternation en le trouvant dans le désordre et dans une confusion complète ! Au lieu d’écouter les ordres de leurs officiers, et de former leurs rangs, tous les soldats, mêlés ensemble, paraissaient une masse agitée comme les flots d’une mer en courroux. Mille voix, ou plutôt mille cris, s’élevaient en même temps, et personne n’écoutait. Pendant que Morton cherche à découvrir la cause de ce désordre et les moyens d’y remédier, nous allons faire connaître à nos lecteurs ce qui s’était passé pendant son absence.
Les insurgés s’étaient disposés à tenir leur jour d’humiliation, que, selon la pratique des puritains pendant les guerres civiles précédentes, ils regardaient comme le moyen le plus efficace de résoudre toutes les difficultés et de terminer toute discussion. Une chaire provisoire fut érigée au milieu du camp ; elle devait être occupée d’abord par le révérend Pierre Poundtext, à qui son âge faisait accorder l’honneur de la prestance. Mais au moment où le digne ministre s’avançait d’un pas grave et lent vers sa tribune aux harangues, il fut prévenu par l’apparition inattendue d’Habacuc Mucklewrath, ce prédicateur forcené qui avait produit une impression si désagréable sur l’esprit de Morton lors de sa première entrée au conseil après la bataille de Loudon-Hill. On ne sait pas s’il céda aux instigations des caméroniens, ou à sa propre imagination en délire, ou à la tentation d’occuper cette chaire qui était vacante ; mais il est certain qu’il saisit aux cheveux l’occasion de haranguer un si respectable auditoire : il se précipita dans la chaire, promena ses yeux hagards autour de lui ; et, nullement intimidé par les murmures du grand nombre, il ouvrit la Bible, et prit pour texte ce passage du Deutéronome : « – Des enfans de Bélial sont sortis du milieu de vous, et ont emmené les habitans de leur ville, disant : Allons servir d’autres dieux que vous n’avez pas connus. »
Puis il commença, dans un style emphatique et décousu, un discours dans lequel il ne parla que des objets controversés dans l’année, et qui étaient un sujet de division. Il accusa les modérés d’hérésie, engageant les fidèles puritains à séparer leur cause de la leur, de crainte de se souiller en combattant dans les mêmes rangs. Appliquant nominativement à Morton les paroles de son texte, il appela sur lui et les siens la colère et la vengeance, en exhortant ceux qui voulaient se conserver purs et sans tache à se séparer de lui.
– Ne craignez point, dit-il, le hennissement des coursiers ni le bruit des cuirasses ; ne cherchez point le secours des Égyptiens contre l’ennemi, quoiqu’il soit nombreux comme une armée de sauterelles, et féroce comme le dragon : leur confiance n’est point comme notre confiance, ni leur force comme notre force. Sinon, comment mille fuiraient-ils devant un seul ? comment deux suffiraient-ils pour faire fuir dix mille ?
J’ai rêvé dans les visions de la nuit, et la voix me dit : – « Habacuc, prends ton van, sépare le froment de la paille, de peur qu’ils ne soient confondus ensemble par le feu de l’indignation et le tonnerre de la colère. » Je vous dis donc : Prenez cet Henry Morton, cet impie Achaz, qui a amené la malédiction parmi vous, et s’est fait des frères dans le camp ennemi, prenez-le et lapidez-le, brûlez-le ensuite, afin que la colère céleste s’éloigne des enfans de la sainte ligue. Cet homme n’a point pris un vêtement babylonien, mais il a vendu le vêtement de la justice à la femme de Babylone ; il n’a pas pris deux cents pièces d’argent, mais il a trahi la vérité, qui est plus précieuse que l’argent et l’or.
Une pareille attaque, dirigée si inopinément contre un des principaux chefs de l’armée, fut suivie d’un grand tumulte. Les caméroniens s’écrièrent que ceux qui n’étaient pas pour eux étaient contre eux ; qu’un homme tiède dans leur cause ne valait pas mieux qu’un prélatiste, un anti-covenantaire, etc. ; enfin, qu’il fallait à l’instant procéder à une nouvelle nomination d’officiers, et n’admettre à ce grade que ceux qui ne voulaient ni paix ni trêve avec les hérésies et les corruptions du temps. Les modérés, de leur côté, accusaient leurs adversaires de nuire au succès de leur cause par un zèle outré et des prétentions ridicules, et de semer sans cesse la zizanie dans l’armée. Poundtext et quelques autres faisaient de vains efforts pour calmer les esprits et prévenir une funeste division, en leur répétant ces paroles du patriarche : – N’ayons point de querelle, je vous prie, entre vous et moi, ni entre vos bergers et les miens, car nous sommes frères. – Ils ne pouvaient se faire entendre, et ce fut inutilement que Burley même fit entendre sa voix sonore et sévère pour rétablir l’ordre et la discipline. L’esprit d’Habacuc semblait s’être emparé de tous ceux qui l’avaient entendu : ils ne songeaient plus qu’à leurs querelles intestines, et oubliaient qu’un ennemi formidable était sur le point de les attaquer. Les plus prudens ou les plus timides se retiraient déjà, et abandonnaient une cause qu’ils regardaient comme perdue ; les autres se choisissaient de nouveaux officiers, et renvoyaient ceux qui les avaient commandés jusqu’alors.
Ce fut en ce moment de confusion générale que Morton arriva, et sa présence excita de nouvelles clameurs ; des applaudissemens d’un côté, des imprécations de l’autre.
Il aperçut Burley, qui, fatigué des efforts qu’il avait faits pour rétablir la discipline, et désespéré de voir la confusion s’accroître à chaque instant, était immobile, appuyé sur son épée.
– Que signifie un tel désordre dans un pareil moment ? lui dit-il.
– Il signifie, répondit Burley, que Dieu a résolu de nous livrer entre les mains de nos ennemis.
– Non, s’écria Morton, ce n’est pas Dieu qui nous abandonne, c’est nous qui abandonnons Dieu, et qui nous déshonorons en trahissant la cause de la liberté et de la religion. S’élançant alors sur les tréteaux qui avaient servi de chaire à Habacuc : – Écoutez-moi, s’écria-t-il. L’ennemi vous offre la paix ; mais il exige que vous mettiez bas les armes : préférez-vous vous défendre ? Vous pouvez encore faire une honorable résistance ; mais le temps presse, il faut vous décider à l’instant. Qu’il ne soit pas dit que six mille Écossais n’ont su avoir ni le courage de combattre, ni le bon esprit de faire la paix, ni la prudence du lâche qui s’assure un moyen de retraite. Est-il temps de se quereller sur des points minutieux de discipline ecclésiastique alors que l’édifice est menacé d’une destruction totale ? Souvenez-vous, mes frères, que le dernier et le plus fatal des maux que Dieu appela sur le peuple qu’il avait choisi, le dernier et le plus terrible des châtimens que l’aveuglement et la dureté de cœur de ce peuple lui attirèrent, furent des dissensions sanglantes qui divisèrent la cité au moment ou l’ennemi sonnait à ses portes.
Quelques uns applaudirent à grands cris à cette exhortation, d’autres répondirent par des huées en disant : – À vos tentes, Israël.
Les colonnes de l’ennemi, en marche sur l’autre rive, se dirigeaient vers le pont ; Morton les aperçut. Élevant encore la voix, et faisant un geste de la main :
– Silence ! s’écria-t-il, silence ! cessez vos folles clameurs ! voici l’ennemi : c’est de la défense du pont que dépendent notre vie et nos libertés : il y aura un Écossais du moins qui mourra pour les protéger. Que tous ceux qui aiment leur pays me suivent !
La foule se tourna du côté par où l’ennemi devait arriver, et vit se déployer une infanterie en bon ordre ; une cavalerie redoutable marchait sur les deux flancs, et déjà des artilleurs établissaient une batterie de canons pour foudroyer le camp. Un profond silence succéda tout-à-coup aux clameurs bruyantes qui venaient de se faire entendre. Chacun semblait frappé de terreur, comme si cette attaque eût été un événement imprévu auquel on n’eût pas dû s’attendre. Les soldats se regardaient les uns les autres, et puis regardaient leurs chefs avec cet air de faiblesse qu’on remarque dans un malade qui sort d’un accès de frénésie. Cependant lorsque Morton descendant de la tribune se dirigea vers le pont, il fut suivi d’une centaine de jeunes gens qui lui étaient particulièrement attachés.
– Éphraïm, dit Burley à Macbriar, la Providence a voulu se servir de la sagesse mondaine de ce jeune homme pour nous montrer le seul chemin de salut qui nous reste. Allons, mes amis, que celui qui aime la lumière suive Burley.
– Arrête ! s’écria Macbriar, ce n’est point par Henry Morton, ni par ceux qui lui ressemblent, que le temple de Jérusalem peut être sauvé ; je crains la trahison de cet Achab, tu ne le suivras point : tu es nos chariots et nos cavaliers.
– Ne m’arrête point, s’écria Burley en le regardant d’un air de courroux ; il a dit la vérité : tout est perdu si l’ennemi emporte le pont ; ne me retiens pas : les enfans de cette génération seront-ils plus sages ou plus braves que les enfans du sanctuaire ? – À vos rangs, – marchez avec vos chefs, ne nous laissez pas manquer d’hommes ni de munitions, et maudit soit celui qui tournerait le dos en ce grand jour.
À l’instant il prit le chemin du pont, accompagné d’environ deux cents de ses plus zélés partisans.
Après le départ de Morton et de Burley, un découragement total s’empara de l’armée, et il n’y fut plus question ni de querelles, ni de discussions théologiques. Les chefs en profitèrent pour rétablir un peu d’ordre dans les rangs : les soldats n’opposèrent aucune résistance, et suivirent leurs ordres avec la docilité d’un troupeau ; mais leur enthousiasme, leur énergie, tout avait disparu.
On parvint cependant à faire encore aligner ces troupes en désordre, pour leur donner au moins l’apparence d’une armée. Les chefs espérèrent donc que quelque circonstance pourrait ranimer leur courage.
Kettledrummle, Poundtext, Macbriar et les autres prédicateurs, se donnèrent du mouvement pour faire entonner un psaume de triomphe ; mais les superstitieux remarquèrent, comme un fâcheux présage, qu’ils semblaient chanter les psaumes de la pénitence sur l’échafaud d’un criminel condamné à mort, plutôt que le cantique d’allégresse, dont avait retenti la sauvage bruyère de Loudon-Hill, en anticipation de la victoire de cette mémorable journée. Cette triste mélodie reçut bientôt un accompagnement plus lugubre encore par le bruit du canon qu’on tirait d’une rive de la Clyde, et de la mousqueterie qui lui répondait de l’autre ; enfin un nuage de fumée déroba quelque temps les combattans à tous les yeux.