CHAPITRE XXXVII.

« Le temps fuit au galop… »

SHAKSPEARE, Comme il vous plaira.

Il est heureux pour les romanciers qu’ils ne soient pas assujettis, comme les écrivains dramatiques, aux unités de temps et de lieu, et qu’ils puissent, suivant leur bon plaisir, conduire leurs personnages à Athènes et à Thèbes, et les en ramener quand cela leur convient. Le temps, pour nous servir de la comparaison de Rosalinde, a jusqu’ici marché au pas avec notre héros, car, depuis le jour de la revue, où nous vîmes paraître Morton pour la première fois, jusqu’à son départ pour la Hollande, il s’est écoulé à peine deux mois ; mais depuis lors, jusqu’au moment où nous pouvons reprendre notre récit, les années ont glissé rapidement, et l’on peut dire que le temps a galopé dans cet intervalle. J’userai donc du privilége de mon titre, et je réclame l’attention du lecteur pour une histoire qui va dater d’une nouvelle ère, c’est-à-dire de l’année qui suivit immédiatement celle de la révolution anglaise.

L’Écosse commençait à se remettre de la commotion occasionée par un changement de dynastie ; et, grâce à la prudente tolérance du roi Guillaume, elle échappait à la prolongation d’une guerre civile. L’agriculture renaissait, et les habitans du pays, dont l’esprit avait été troublé par la double révolution survenue dans le gouvernement de l’église et de l’État, songeaient enfin à leurs propres intérêts, au lieu de s’occuper des affaires publiques.

Les montagnards du nord de l’Écosse résistaient seuls à l’ordre de choses nouvellement établi. Ils étaient en armes sous les ordres du vicomte de Dundee, que nos lecteurs ont connu jusqu’ici sous le nom de Grahame de Claverhouse.

Mais les Highlands jouissaient si rarement d’un état paisible, qu’un peu plus ou un peu moins de trouble n’affectait pas beaucoup la tranquillité générale du pays, tant que le désordre s’arrêtait aux limites des montagnes. Dans les Lowlands les jacobites, devenus le parti vaincu, avaient cessé d’espérer aucun avantage immédiat d’une insurrection déclarée. À leur tour ils en étaient réduits à tenir des conciliabules secrets, et à former des associations de défense mutuelle que le gouvernement appelait des menées de conspirateurs, tandis que les jacobites criaient à la persécution.

Les whigs, triomphans lorsqu’ils avaient rétabli le presbytérianisme comme religion nationale, et rendu aux assemblées générales de l’Église toute leur influence primitive, étaient encore restés bien loin des prétentions extravagantes que les non-conformistes et les caméroniens proclamaient sous les rois Charles et Jacques. Ils ne voulurent écouter aucune proposition pour rétablir la Ligue solennelle et le Covenant ; et ceux qui s’attendaient à trouver dans le roi Guillaume un monarque zélé covenantaire furent cruellement désappointés lorsqu’il intima avec le flegme caractéristique de sa nation, qu’il entendait tolérer toutes les formes de religion compatibles avec la sûreté de l’État. Les principes de tolérance ainsi adoptés par le gouvernement blessaient les whigs exagérés, qui les condamnaient comme diamétralement opposés à l’Écriture. À l’appui de cette doctrine étroite ils citaient divers textes, isolés, comme on pense bien, de leurs véritables conséquences, et empruntés pour la plupart aux passages du vieux Testament où il est recommandé aux Juifs de chasser les idolâtres de la terre promise. Ils murmuraient aussi contre l’influence qu’usurpaient certains séculiers dans le patronage ecclésiastique, ce qu’ils disaient être une violence faite à la chasteté de l’Église. Ces mêmes hommes censuraient et condamnaient comme entachées d’érastianisme la plupart des mesures par lesquelles, après la révolution, le gouvernement manifesta l’intention de s’immiscer dans les affaires de l’Église ; enfin, ils refusèrent de prêter le serment d’allégeance au roi Guillaume et à la reine Marie, jusqu’à ce que les deux époux couronnés eussent juré le Covenant et la grande charte du presbytérianisme, comme ils l’appelaient eux-mêmes.

Ce parti était donc toujours mécontent, et ne cessait de répéter ses déclarations contre l’apostasie et les sujets de colère divine : si on l’eût persécuté comme sous les deux règnes précédents, il en serait résulté une révolte ouverte. Mais on laissa les mécontens s’assembler et témoigner tant qu’ils voulurent contre le socinianisme, l’érastianisme et toutes les désertions du temps : leur zèle, n’étant plus alimenté par la persécution, s’éteignit peu à peu ; le nombre des réfractaires diminua, et n’offrit plus que quelques fanatiques dispersés dont le Vieillard de la Mort, qui m’a fourni par ses légendes le sujet de cette histoire, présente assez fidèlement le caractère grave, scrupuleux, et innocemment enthousiaste.

Mais, pendant les premières années de la révolution, les caméroniens continuèrent à former une secte forte par le nombre, violente dans ses opinions politiques, et que le gouvernement cherchait à détruire tout en temporisant, par prudence, avec eux. Les épiscopaux et les jacobites, malgré leur ancienne animosité nationale, s’unirent plus d’une fois pour en appeler au mécontentement de ces sectaires, et les faire concourir à leurs projets de rétablir la famille des Stuarts sur le trône. Le gouvernement, à la révolution, était soutenu par la masse des intérêts du bas pays, où l’on penchait généralement vers un presbytérianisme modéré. C’était là aussi qu’était le parti qui antérieurement avait été anathématisé par les caméroniens pour avoir accepté la tolérance de Charles II. Tel était l’état des partis en Écosse après la résolution de 1688.

Ce fut à cette époque, et par une belle soirée d’été, qu’un étranger, monté sur un bon cheval, et paraissant un militaire d’un grade distingué, descendit les sentiers d’une colline d’où l’on apercevait les ruines pittoresques du château de Bothwell, et la Clyde, qui serpente à travers les montagnes et les bois pour aller embrasser de ses eaux les tours antiques bâties par Aymer de Valence. Le pont de Bothwell terminait la plaine, qui, peu d’années auparavant, avait offert une scène sanglante de carnage et de désolation, et où tout respirait alors le calme et la tranquillité. Le souffle léger du vent du soir se faisait à peine entendre parmi les arbres et les buissons qui croissaient sur les rives de la Clyde, et les eaux de cette rivière semblaient adoucir leur murmure de peur d’interrompre le silence qui régnait sur leurs bords.

Le sentier que suivait le voyager était çà et là bordé de grands arbres, le plus souvent par des haies et par des branches chargées de fruits.

L’habitation la plus proche était une ferme qui pouvait aussi bien être la demeure d’un petit propriétaire, et située sur une rive couverte de pommiers et de poiriers. À l’entrée du sentier qui conduisait à cette habitation modeste était un petit cottage, qu’on aurait pu prendre, mais à tort, pour une loge de concierge. Cette chaumière paraissait être confortable et plus proprement arrangée que ne le sont ordinairement les chaumières d’Écosse. Elle avait son petit jardin, où quelques arbres fruitiers se mêlaient aux végétaux culinaires. Une vache et six moutons paissaient dans un enclos voisin ; le coq se pavanait, chantait, et rassemblait sa famille autour de lui devant la porte ; des broussailles et de la tourbe artistement entassées indiquaient qu’on avait pris quelques précautions contre l’hiver. Une légère vapeur d’azur, qui s’échappait du toit de chaume et s’élevait en serpentant du milieu du feuillage des arbres, annonçait que la famille qui habitait cette demeure songeait aux préparatifs du repas du soir. Pour compléter ce tableau champêtre, une jolie petite fille, âgée d’environ quatre ans, remplissait une cruche de l’eau limpide d’une fontaine qui sortait en murmurant des racines d’un vieux chêne à vingt pas de la chaumière. L’étranger arrêta son cheval, et s’adressant à la petite nymphe lui demanda le chemin de Fairy-Knowe. L’enfant posa sa cruche à terre, et, séparant avec ses doigts de beaux cheveux blonds qui lui tombaient sur le front : – Que me dites-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle en fixant sur lui, avec un air de surprise, ses jolis jeux bleus. Cette réponse, si l’on peut appeler ces mots une réponse, est assez généralement celle que fait un paysan écossais à quelque question qu’on lui adresse.

– Je désire savoir le chemin de Fairy-Knowe.

– Mama, mama, s’écria l’enfant en courant à la porte de la chaumière, venez parler à ce monsieur.

La mère parut. C’était une jeune et fraîche paysanne, dont les traits annonçaient qu’elle avait dû être espiègle et maligne ; mais le mariage lui avait donné cet air de décence et de gravité, caractère distinctif des villageoises écossaises. Elle portait dans ses bras un enfant encore au maillot ; un autre, âgé d’environ deux ans et demi, tenait un coin de son tablier ; et la fille aînée, que le voyageur avait vue la première, placée derrière sa mère, jetait souvent sur lui un regard à la dérobée.

– Que désirez-vous, monsieur ? dit la fermière à l’étranger d’un air de prévenance respectueuse peu commun parmi les gens de sa classe, mais sans trop de hardiesse.

Le voyageur la regarde avec attention, et ajouta : – Je désire aller à Fairy-Knowe, et je voudrais parler à un nommé Cuthbert Headrigg.

– C’est mon mari, monsieur, dit la jeune femme avec un sourire gracieux. Voulez-vous descendre, monsieur, et entrer dans notre pauvre demeure ! Cuddy ! Cuddy ! (un petit blondin de quatre ans parut à la porte) cours, mon petit homme, et dis à ton père qu’un monsieur le demande. Non, reste. Jenny, vous ferez mieux la commission. Allez le chercher du côté du parc. – Monsieur, voulez-vous descendre, manger un morceau ou accepter un verre d’ale, en attendant que mon homme vienne ? C’est de la bonne ale, quoique ce ne soit pas à moi de le dire, puisque je la brasse moi-même ; mais les laboureurs ont un travail pénible, et il leur faut un peu de bonne liqueur pour leur soutenir le cœur : aussi j’ajoute toujours une bonne poignée de drèche.

L’étranger refusait, lorsque Cuddy, ancienne connaissance du lecteur, parut en personne. Son aspect offrait encore le même air de stupidité apparente, animée momentanément par ces éclairs de finesse dont le mélange caractérise fréquemment la classe de nos souliers ferrés. Il regarda l’étranger comme quelqu’un qu’il n’avait jamais vu, et, de même que sa femme et sa fille, il ouvrit la conversation par la question d’usage :

– Que désirez-vous de moi, monsieur ?

– Je suis curieux de faire quelques questions sur ce pays, dit l’étranger, et l’on vous a désigné à moi comme un homme intelligent et en état de me satisfaire.

– Sans doute, répondit Cuddy après un moment d’hésitation ; mais je voudrais savoir quelle sorte de questions. On m’en a fait de tant d’espèces dans ma vie, que vous ne devez pas être étonné si je suis devenu méfiant. Ma mère me fit apprendre en premier lieu le simple catéchisme, ce qui n’était pas très amusant. Je fus ensuite à l’école de mes parrain et marraine pour plaire à la vieille femme, et je ne plus ni à elle ni aux autres. Puis, quand je fus à l’âge d’homme, il vint une autre mode de questions que j’aimais encore moins que l’appel efficace, et auxquelles on répliquait souvent par des coups. Vous voyez donc, monsieur, que j’aime à entendre une question avant d’y répondre.

– Vous n’avez rien à craindre des miennes, mon bon ami, je ne veux vous questionner que sur la situation du pays.

– Le pays, reprit Cuddy, le pays va bien, si ce n’était ce diable de Claverhouse, qu’on appelle aujourd’hui Dundee, et qui fait du bruit dans les montagnes, dit-on, avec les Donald, les Duncan et les Dugald, qui portèrent toujours des jupons en guise de culottes. Nous sommes pourtant raisonnablement tranquilles ; mais Mackay l’aura bientôt mis à la raison, n’en doutez pas. – Il lui donnera son compte, je vous le garantis.

– Et qui vous en rend donc si certain, mon ami ?

– Je le lui ai entendu prédire de mes propres oreilles par un homme qui était mort depuis trois heures, dit Cuddy, et qui ressuscita exprès pour lui dire sa façon de penser. C’était à un endroit qu’on appelle Drumshinnel.

– En vérité ! J’ai peine à vous croire, mon ami !

– Vous pourriez le demander à ma mère si elle vivait encore, c’est elle qui me l’a expliqué, car moi je croyais que ce prophète avait seulement été blessé. Il annonça en propres termes l’expulsion des Stuarts, et la vengeance qui couvait pour Claverhouse et ses dragons. On appelait cet homme Habacuc Murklewrath ; son cerveau était un peu dérangé, mais il n’en prêchait pas moins bien.

– Il me semble, dit l’étranger, que vous vivez dans une contrée riche et paisible.

– Nous n’avons pas à nous plaindre, mais si vous aviez vu le sang couler sur ce pont là-bas, comme l’eau y coule dessous, vous n’en auriez pas dit autant.

– Vous voulez parler de la bataille qui a eu lieu il y a quelques années ; j’étais près de Monmouth, et j’en vis quelque chose.

– Alors vous avez vu une bataille qui me suffira pour le reste de mes jours. Je devinais bien que vous étiez un troupier, à votre habit rouge galonné et à votre chapeau retroussé.

– Et de quel côté vous battiez-vous, mon ami ? continua l’étranger questionneur.

– Holà ! l’ami, répliqua Cuddy avec un regard plein de finesse, ou du moins voulant affecter cet air-là : je ne vois pas qu’il me serait utile de répondre à cette question sans savoir qui me l’adresse.

– Je loue votre prudence, mais elle n’est pas nécessaire, car je sais que vous serviez Henry Morton.

– Vous le savez ! et qui vous a dit ce secret ? reprit Cuddy avec surprise ; mais n’importe, le soleil luit pour nous maintenant. Plût à Dieu que mon maître vécût encore pour en être témoin.

– Qu’est-il donc devenu ?

– Il s’était embarqué pour la Hollande. Tout l’équipage a péri, et jamais on n’en a eu de nouvelles. – Et à ces mots Cuddy soupira tristement.

– Vous lui étiez attaché ? continua le cavalier.

– Pouvais-je faire autrement ? il ne fallait que le regarder pour l’aimer. C’était un brave soldat. Oh ! si vous l’aviez vu seulement se précipiter sur ce pont comme un dragon volant ! Il y avait avec lui ce whig qu’on appelle Burley… Ah ! si deux hommes avaient pu suffire pour remporter une victoire, nous n’aurions pas eu sur l’échine ce jour-là.

– Vous parlez de Burley ; savez-vous s’il vit encore ?

– Ah ! c’est ce dont je ne m’inquiète guère. On ne sait pas trop ce qu’il est devenu. On assure qu’il est passé en pays étranger, mais qu’ayant été reconnu pour un des assassins de l’archevêque, aucun des nôtres n’a voulu le voir ; il est donc revenu en Écosse, plus intraitable que jamais, et il a rompu avec plusieurs presbytériens. Enfin, à l’arrivée du prince d’Orange il n’a pu obtenir aucun commandement, à cause de son caractère diabolique. On n’en a plus entendu parler ; seulement quelques uns prétendent que l’orgueil et la colère l’ont rendu tout-à-fait fou.

– Et, et, – dit l’étranger après avoir hésité un moment, – pourriez-vous me donner des nouvelles de lord Evandale ?

– Si je puis vous en donner ! et qui le pourrait mieux que moi ? ne va-t-il pas épouser ma jeune maîtresse, miss Édith ?

– Le mariage n’a donc pas encore eu lieu ? dit vivement l’étranger.

– Il ne s’en faut guère, car ils sont fiancés. Jenny et moi nous avons été témoins, il y a quelques mois. Cela a bien tardé. Il n’y a que ma femme et moi qui savons pourquoi. Mais ne voulez vous pas vous reposer ? voyez les nuages s’épaissir du côté de Glascow : cela annonce la pluie, à ce qu’on dit.

En effet, un noir nuage avait déjà caché le soleil ; quelques gouttes tombaient, et le tonnerre grondait dans le lointain.

– Cet homme a le diable au corps, dit Cuddy en lui-même ; je voudrais qu’il descendît de cheval, ou qu’il galopât jusqu’à Hamilton avant l’averse.

Mais le cavalier restait immobile sur son cheval comme un homme épuisé par un pénible effort ; enfin, revenant à lui tout-à-coup, il demanda à Cuddy si lady Marguerite Bellenden vivait encore.

– Oui, mais les temps sont bien changés pour elle. Quel malheur d’avoir perdu le château du Tillietudlem, la baronnie, toutes les terres que j’ai labourées tant de fois, sans oublier mon petit potager qu’on m’aurait rendu ! et tout cela faute de quelques morceaux de parchemin qui ne se sont pas trouvés au château quand elle y est rentrée.

– J’en avais appris quelque chose, dit l’étranger d’une voix émue : je prends beaucoup d’intérêt à cette famille, j’aurais grand plaisir à lui être utile ; pouvez-vous me donner un lit chez vous pour cette nuit, mon ami ?

– Nous n’avons qu’un petit coin, monsieur, mais nous chercherons à vous loger plutôt que de vous laisser en aller avec la pluie et l’orage ; car, à vous dire vrai, vous n’avez pas l’air trop bien portant.

– Je suis sujet à des vertiges, dit l’étranger, mais cela passera bientôt.

– Nous ferons ce que nous pourrons pour vous bien traiter, monsieur, dit Cuddy, quoique nous ne soyons pas bien pourvus en lits ; car Jenny a tant d’enfans, Dieu les bénisse, elle et eux ! aussi j’ai envie de prier lord Evandale de nous donner une chambre de plus dans la ferme.

– Je serai facile à contenter, dit l’étranger en entrant.

– Et votre cheval sera bien soigné, ajouta Cuddy ; je m’y entends. – Vous avez là une bonne monture.

Cuddy mena le cheval à l’étable, et dit à sa femme de tout préparer pour héberger l’étranger.

Celui-ci s’assit à quelque distance du feu, tournant le dos à la petite fenêtre. Jenny ou mistress Headrigg, si le lecteur préfère ce nom, le pria de déposer son manteau, son ceinturon et son chapeau ; mais il s’en défendit sous le prétexte qu’il avait froid, et, pour abréger le temps en attendant Cuddy, il entra en conversation avec les enfans évitant avec soin les regards curieux de leur mère.

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