CHAPITRE XXXVIII.

« Hélas ! que de larmes cruelles,

« Que de morts avant de mourir !

« Que d’amis furent infidèles !

« Que d’amours qui jamais ne devaient nous trahir ! »

LOGAN.

Cuddy rentra bientôt en assurant à l’étranger, d’un ton de voix joyeux, que le cheval souperait bien, et que la ménagère du manoir lui donnerait pour lui un lit plus convenable que celui qu’il aurait trouvé sous son toit de chaume.

– La famille serait-elle à la maison ? demanda l’étranger d’une voix tremblante.

– Non, monsieur, ils sont tous absens avec leurs domestiques, qui ne sont que deux ; et ma femme est ici pour avoir soin de tout, quoiqu’elle ne soit pas servante. Elle a été élevée dans la famille et en a toute la confiance. S’ils étaient ici, nous ne nous permettrions pas cette liberté sans prendre leurs ordres ; mais, puisqu’ils n’y sont pas, ils seront charmés que nous rendions service à un étranger. Miss Bellenden obligerait tout le monde si elle pouvait, et lady Marguerite a un grand respect pour les membres de la noblesse, sans être méchante pour les pauvres gens. – Allons, femme, pourquoi ne préparez-vous pas la bouillie ?

– Ne vous inquiétez pas, reprit Jenny. Elle sera servie à temps. Je sais que vous aimez la soupe bien chaude.

Cuddy répondit à cette agacerie par un regard d’intelligence, et il s’ensuivit entre Jenny et lui un dialogue assez insignifiant auquel l’étranger ne prit aucune part. Enfin il les interrompit tout-à-coup par cette question : – Pouvez-vous me dire quand aura lieu le mariage de lord Evandale ?

– Bientôt, répondit Jenny prévenant son mari. Il serait déjà fait sans la mort du vieux major Bellenden.

– Le brave et excellent vieillard ! dit l’étranger. J’ai appris sa mort à Édimbourg. A-t-il été long-temps malade ?

– Il n’a pas eu un jour de bonheur depuis que sa sœur et sa nièce ont été dépouillées de leur héritage, et il avait lui-même emprunté beaucoup d’argent pour soutenir le procès. Mais c’était sur la fin du roi Jacques, et Basile Olifant, qui réclamait le domaine, se fit papiste pour plaire aux juges. Dès lors il n’y avait plus rien à lui refuser ; et d’ailleurs lady Bellenden ne put jamais retrouver le chiffon de parchemin qui faisait son titre, de manière qu’après avoir plaidé pendant des années entières, elle a fini par être condamnée. Ç’a été pour le major un coup dont il ne s’est jamais relevé, et la révolution l’a achevé ; car, quoiqu’il ne dût pas aimer beaucoup le roi Jacques, qui venait de dépouiller sa belle-sœur et sa nièce, il était attaché au sang des Stuarts. Enfin il est mort. Il n’avait jamais été bien riche, le brave homme : jamais il n’avait pu voir personne dans le besoin sans le secourir. De sorte qu’après sa mort Charnwood a passé aux créanciers.

– Oui, c’était un digne homme : on le dit du moins, reprit l’étranger en balbutiant. – Ainsi donc, ajouta-t-il, ces dames se trouvent sans fortune et sans protection ?

– Oh ! elles ne manqueront jamais de rien tant que vivra lord Evandale. Il ne les a pas abandonnées comme ont fait tant d’autres : bien au contraire, et depuis le temps du patriarche Jacob, comme disait la vieille Mause, ma belle-mère, jamais homme n’a tant fait pour obtenir une femme.

– Et pourquoi, dit l’étranger avec émotion, pourquoi son attachement n’a-t-il pas été récompensé plus tôt ?

– D’abord le procès, reprit Jenny, et puis divers arrangemens de famille.

– Allons donc, ajouta Cuddy, il y avait encore une raison, car la jeune dame…

– Chut, retenez votre langue, et soupez avec votre bouillie, lui dit sa femme. Je vois que monsieur est loin d’être bien, et j’ai envie de tuer un poulet pour lui.

– Il n’en est pas besoin, répondit l’étranger : je vous prie de me donner seulement un verre d’eau, et de me laisser seul.

– Prenez donc la peine de me suivre, dit Jenny en allumant une petite lanterne, et je vous montrerai le chemin.

Cuddy s’offrit aussi pour l’accompagner ; mais sa femme lui rappela que les enfans pourraient se battre et tomber dans le feu. Il resta donc pour avoir soin du ménage.

Jenny passa la première dans un petit sentier tournant. Après avoir traversé quelques bosquets d’églantiers et de chèvre-feuilles, ils arrivèrent à la porte dérobée d’un petit jardin. Jenny leva le loquet, et après avoir passé au milieu d’un parterre, ils se trouvèrent devant une porte vitrée qu’elle ouvrit encore avec un passe-partout ; allumant alors une chandelle sur une petite table, elle demanda à l’étranger la permission de le quitter quelques instans pour préparer son appartement. Au bout de cinq minutes elle eut fini ; mais en rentrant elle fut effrayée de le trouver la tête appuyée sur la table, et le crut évanoui. En s’approchant cependant, elle reconnut, à ses sanglots, qu’il était seulement livré à quelque vive douleur ; elle recula prudemment jusqu’à ce qu’il eût levé la tête. Alors, feignant de n’avoir pas remarqué son agitation ; elle lui dit que le lit était prêt. L’étranger la regarda un moment, comme pour chercher le sens de ses paroles. Elle les répéta : il ne lui répondit que par un signe de tête et entra dans l’appartement qu’elle lui montrait du doigt. C’était une petite chambre à coucher, réservée à lord Evandale quand il venait à Fairy-Knowe, ce dont Jenny l’informa. Cette chambre était d’un côté attenante à un petit cabinet donnant sur le jardin, et de l’autre au salon, dont elle n’était séparée que par une mince boiserie.

Ayant souhaité le bonsoir et meilleure santé à l’étranger, la femme de Cuddy redescendit chez elle aussi vite qu’elle put.

– Cuddy, Cuddy, s’écria-t-elle, j’ai bien peur que nous soyons perdus.

– Comment donc ? – de quoi s’agit-il ? reprit l’imperturbable Cuddy, qui n’était pas de ces cens qui prennent si facilement l’alarme.

– Oui croyez-vous que soit ce monsieur ? et pourquoi lui avez-vous dit de s’arrêter ici ? s’écria Jenny.

– Eh bien, qui diable est-il ? il n’y a pas de loi qui défende de donner l’hospitalité aujourd’hui, répondit Cuddy ; ainsi, qu’il soit tory ou whig, que nous importe ?…

– Oui, c’est un homme qui fera manquer le mariage de miss Édith avec lord Evandale ; c’est l’ancien amoureux de miss Édith ! votre ancien maître !

– Au diable ! s’écria Cuddy ; j’aurais reconnu Henry Morton sur cent personnes. Me prendrez-vous pour un aveugle ?

– C’est vrai, vous avez de bons yeux ; mais j’y vois mieux que vous encore.

– À la bonne heure. Mais en quoi cet homme ressemble-t-il à M. Henry ?

– Je vous dis, répéta Jenny, que j’ai remarqué comme il détournait son visage et parlait en déguisant sa voix ; aussi l’ai-je éprouvé avec des contes du temps jadis ; et, quand j’ai parlé de la soupe chaude, il a eu peine à s’empêcher de rire, quoiqu’il semble si triste. Et, comme son chagrin vient du mariage de miss Édith, jamais je n’ai vu homme plus véritablement amoureux, je dirais jamais femme non plus, si je ne me rappelais quelle fut la désolation de miss Édith quand elle apprit que vous et lui vous marchiez sur Tillietudlem avec les rebelles. Mais que faites-vous là ?

– Ce que je fais ! dit Cuddy en remettant les vêtemens qu’il avait déjà ôtés, je vais aller voir mon pauvre maître.

– Vous n’irez pas, Cuddy, dit Jenny d’un air froid et résolu.

– Elle a le diable au corps, s’écria Cuddy : croyez-vous donc que je me laisserai mener toute ma vie par des femmes ?

– Et qui vous mènera donc, si ce n’est moi ? répondit Jenny. Écoutez-moi, mon ami : il n’y a que nous qui sachions que M. Henry vit encore. Puisqu’il se cache, je vois que son intention serait de se retirer sans rien dire, si miss Édith était mariée ou sur le point de l’être ; mais, si miss Édith le savait en vie, fût-elle en présence du ministre avec lord Evandale, elle dirait non, quand il faudrait dire oui.

– Eh bien ! que m’importe tout cela ? Si miss Édith préfère l’ancien amoureux au nouveau, n’est-elle pas libre de le reprendre ? – Vous-même, Jenny, n’aviez-vous pas promis à Holliday de l’épouser ? cela est sûr, car il l’a dit partout.

– Holliday est un menteur, et vous êtes un imbécile de le croire : mais, quant à miss Édith, ah ! mon Dieu !… Je suis sûre que tout l’or que possède M. Morton est dans la broderie de son habit. Comment donc pourrait-il faire vivre lady Marguerite et miss Édith ?

– Et n’y a-t-il pas Milnwood ? dit Cuddy : et, quoique le vieux laird l’ait laissé en mourant à la vieille Alison, sa vie durant, parce qu’il ne savait ce qu’était devenu son neveu, je suis sûr qu’il n’y a qu’un mot à dire à la brave femme, et ils y vivront tous parfaitement bien.

– Ta, ta, ta, dit Jenny : vous n’y entendez rien. Croyez-vous que des dames de leur rang veuillent faire maison avec la vieille Alison, quand elles sont trop fières pour accepter les bienfaits de lord Evandale lui-même ? Non, non. Si miss Édith épouse M. Morton, il faudra qu’elle le suive à l’armée.

– Et la vieille dame aussi, dit Cuddy : elle ne voudrait pas quitter miss Édith ; et à coup sûr elle ferait fort mauvaise figure parmi les bagages d’une armée.

– Et que de disputes entre eux sur les whigs et les torys ! continua Jenny.

– La vieille dame, dit Cuddy, est un peu chatouilleuse sur ce point.

– Et enfin, Cuddy, ajouta sa chère moitié, qui avait réservé son argument le plus puissant pour le dernier, – si le mariage de lord Evandale est rompu, que deviendrons-nous avec trois enfans ? Adieu la petite ferme, le jardin potager et l’enclos pour la vache ; il nous faudra courir le monde. Quelques larmes ajoutèrent à l’éloquence de sa harangue. Cuddy, la tête baissée, présentait la véritable image de l’indécision. – Mais, Jenny, lui dit-il, au lieu de tout ce verbiage, ne pourriez-vous me dire ce qu’il convient de faire ?

– Rien du tout, répondit Jenny. Ne reconnaissez M. Morton que lorsqu’il voudra vous reconnaître lui-même. Ne parlez de lui à personne ; ne dites à âme qui vive qu’il soit venu ici. Je ne vous en aurais même rien dit, si je n’avais craint que demain matin vous n’eussiez fait quelque bévue en le voyant. Je parie qu’il s’en ira sans se faire connaître, et qu’il ne reviendra plus.

– Mon pauvre maître ! dit Cuddy. Quoi ! je le verrais, je lui parlerais, sans lui dire que je le reconnais ! c’est impossible, Jenny ; je partirai avant le jour pour aller labourer, et je ne rentrerai qu’à la nuit tombante.

– C’est bien pensé, Cuddy. Personne n’a plus de bon sens que vous, quand vous jasez de vos affaires avec quelqu’un ; mais vous ne devriez jamais agir d’après votre tête.

– Il est bien vrai, dit Cuddy en se déshabillant et en se mettant au lit, que, depuis que je me connais, j’ai toujours eu quelque femelle qui s’est mêlée de mes affaires, et qui m’a fait marcher à sa guise, au lieu de me laisser suivre la route que je voulais prendre. D’abord ma vieille mère, ensuite lady Marguerite ; encore n’étaient-elles pas d’accord, et je me trouvais entre elles deux aussi embarrassé que le boulanger que j’ai vu aux marionnettes de la foire, et qui est tiré par le diable d’un côté, et par polichinelle de l’autre : et maintenant que j’ai une femme, ajouta-t-il en se roulant dans sa couverture, il paraît qu’il faut encore que je marche comme elle l’entend !

– Ne suis-je pas le meilleur guide que vous ayez eu de votre vie ? dit Jenny. Et elle finit la conversation en prenant place auprès de son mari, et en éteignant la chandelle.

Laissant reposer ce couple, nous allons, sans plus tarder, informer le lecteur que le lendemain matin deux dames à cheval, suivies de leurs domestiques, arrivèrent à Fairy-Knowe ; et Jenny fut on ne peut plus confuse de reconnaître miss Bellenden et lady Émilie Hamilton, sœur de lord Evandale.

– Si vous vouliez vous asseoir ici un moment, leur dit Jenny, étourdie de cette apparition inattendue, j’irais mettre tout en ordre dans l’appartement.

– Cela est inutile, dit Édith, nous n’avons besoin que du passe-partout. Gudyil ouvrira les fenêtres du petit parloir.

– Il est impossible d’en ouvrir la porte : la serrure est dérangée, dit Jenny, qui se rappela que la clef du petit parloir ouvrait aussi la chambre où se trouvait Morton.

– Hé bien, nous irons dans la chambre rouge, dit miss Bellenden. Et, prenant les clefs, elle s’avança vers la maison par un chemin différent de celui qu’avait pris Morton.

– Tout va se découvrir, pensa Jenny, à moins que je ne vienne à bout de le faire sortir secrètement. J’aurais mieux fait de dire tout naturellement à ces dames qu’il y avait un étranger dans la maison. Mais alors elles l’auraient peut-être prié à déjeuner.

En se parlant ainsi à elle-même, elle faisait le tour de la maison pour y entrer par le jardin, et voir si elle pourrait en faire sortir son hôte incognito. – Allons, allons, dit-elle en y arrivant, voilà Gudyil dans le jardin ! mon Dieu ; mon Dieu ! que faire ? que devenir ?

Dans cet état de perplexité, elle s’approcha du ci-devant sommelier pour l’attirer hors du jardin ; mais malheureusement John Gudyil, depuis qu’il vivait à Fairy-Knowe, s’était prit de belle passion pour le jardinage, et Jenny trouva qu’il tenait au jardin autant que les arbustes qui y étaient les mieux enracinés. Il arrosait, bêchait, mettait des tuteurs à de jeunes arbrisseaux, faisait une dissertation sur les vertus de chaque plante qu’il rencontrait ; et la pauvre Jenny, tremblante de crainte, d’inquiétude et d’impatience, désespéra de réussir dans son projet.

Mais le destin avait résolu dans cette fatale matinée de la contrarier complètement. Le hasard voulut que miss Bellenden se rendît précisément dans le salon d’où Jenny aurait voulu l’éloigner. Cette pièce n’était séparée de la chambre où se trouvait Morton que par une cloison si mince, qu’on ne pouvait dire un mot ni faire un pas dans l’une des deux pièces sans être entendu dans l’autre.

Miss Édith s’y étant assise avec son amie : – Comment se fait-il qu’il ne soit pas arrivé ? lui dit-elle ; pourquoi nous donne-t-il rendez-vous ici au point du jour, au lieu de venir nous joindre à Castle-Dinan, chez vous, où il devait ramener ma mère aujourd’hui ?

– Evandale n’agit jamais par caprice, dit lady Émilie ; il nous donnera de bonnes raisons pour se justifier, et, s’il ne le fait pas, je vous aiderai à le gronder.

– Ma plus grande crainte, c’est qu’il ne se trouve engagé dans quelqu’un de ces complots si fréquens dans le malheureux temps où nous vivons. Je sais que son cœur est avec Claverhouse, et je crois qu’il l’aurait rejoint depuis long-temps, sans la mort de mon oncle, qui lui a occasioné tant d’embarras à cause de nous. N’est-il pas étonnant qu’un homme si raisonnable, qui connaît si bien les fautes et les erreurs qui ont privé du trône la famille des Stuarts, soit prêt à tout sacrifier pour l’y rappeler ?

– Que vous dirai-je ? C’est un point d’honneur pour Evandale : notre famille a toujours été distinguée par sa loyauté. Il a servi long-temps dans le régiment des gardes dont le vicomte Dundee était colonel. Beaucoup de ses parens voient son inaction de mauvais œil, et l’attribuent à un défaut d’énergie. Vous devez savoir, ma chère Édith, que bien souvent des raisons de famille, des liaisons d’amitié, ont sur notre conduite plus d’influence que les meilleurs raisonnemens. J’espère pourtant qu’il pourra continuer à demeurer tranquille, quoique vous dire vrai vous puissiez seule le retenir.

– Comment cela serait-il en mon pouvoir ?

– En lui fournissant le prétexte mentionné dans l’Évangile… Il a pris une femme, et par conséquent il ne peut venir.

– J’ai promis, dit Édith d’une voix faible ; mais j’espère que quant au temps de l’accomplir, on me laissera libre de le fixer.

– C’est ce que je vais laisser à Evandale le soin de discuter avec vous, dit lady Émilie, car je l’aperçois.

– Restez lady Émilie ! restez, je vous en supplie ! s’écria Édith en tâchant de la retenir.

– Non, en vérité, répondit-elle : un tiers fait souvent une sotte figure en certaines occasions. Je vais me promener dans la prairie, près du ruisseau ; vous me ferez avertir quand il s’agira de déjeuner.

Comme elle sortait du salon, lord Evandale y entra. – Bonjour, mon frère, lui dit-elle en riant, et adieu jusqu’au déjeuner. J’espère que vous donnerez à miss Bellenden quelques bonnes raisons pour l’avoir obligée à se lever si matin. Et en parlant ainsi, elle sortit sans attendre sa réponse.

Miss Édith allait lui faire la même demande ; mais en jetant les yeux sur lui, elle vit dans ses traits une expression si extraordinaire, un air d’agitation si marqué, qu’elle s’écria : – Mon Dieu, milord, qu’avez-vous ?

– Les fidèles sujets de Sa Majesté Jacques II, dit lord Evandale, viennent de remporter près Blair d’Athole une victoire signalée, et qui paraît devoir être décisive ; mais mon brave ami, le lord Dundee…

– Est mort ? s’écria miss Édith devinant sur-le-champ le reste de la nouvelle.

– Il est vrai ! il n’est que trop vrai ! mort dans les bras de la victoire, et il n’est plus un seul homme qui ait assez de talens et d’influence pour le remplacer au service du roi Jacques ; ce n’est pas le temps, Édith, de composer avec mon devoir : j’ai ordonné la levée de mes vassaux, et il faut que je prenne congé de vous ce soir.

– Pourriez-vous y penser, milord ? Ne Savez-vous pas combien votre vie est précieuse pour vos amis ? Ne la risquez pas dans une entreprise si téméraire : pouvez-vous, seul, avec quelques vassaux, espérer de résister aux forces de toute l’Écosse, si l’on en excepte les clans des montagnards ?

– Écoutez-moi, Édith, mon entreprise n’est pas aussi téméraire que vous le pensez ; des motifs de la plus haute importance doivent me décider à la démarche que je vais faire. Le régiment des gardes dans lequel j’ai servi si long-temps, ajouta-t-il en baissant la voix comme s’il eût craint que les murs du salon ne prissent des oreilles pour l’entendre, conserve un secret attachement pour la muse de son légitime souverain. Dès que j’aurai le pied dans l’étrier, deux autres régimens de cavalerie se rendront sous mon drapeau ; ils l’ont juré : ils n’attendaient pour se déclarer que l’arrivée du vicomte de Dundee dans le bas pays. Maintenant qu’il n’existe plus, quel officier osera se décider à une telle démarche, s’il n’y est encouragé par le soulèvement des troupes ? Si je diffère, leur zèle se refroidira. Je dois les amener à se déclarer pendant que leur cœur s’enorgueillit encore de la victoire obtenue par leur ancien chef, et qu’ils brûlent du désir de venger sa mort prématurée.

– Et c’est, dit Édith, sur la foi de soldats prêts à passer à chaque instant d’un parti dans un autre que vous allez faire un pas si dangereux !

– Il le faut, je le dois : l’honneur et la loyauté m’en imposent l’obligation.

– Et tout cela pour un prince dont vous-même n’approuviez pas la conduite quand il était sur le trône ?

– Il est vrai : citoyen libre, je ne pouvais voir sans peine ses innovations dans l’Église et dans le gouvernement ; mais il est dans l’adversité, sujet fidèle je soutiendrai ses droits. Que des flatteurs et des courtisans adorent le pouvoir et abandonnent l’infortune, leur conduite ne servira jamais de modèle à la mienne.

– Mais puisque vous, êtes déterminé, milord, à une démarche que mon faible justement me présente comme inconsidérée, pourquoi, dans un pareil moment, avez-vous désiré cette entrevue ?

– Ne me suffirait-il pas de vous répondre, dit lord Evandale avec tendresse, que je ne pouvais me résoudre à partir pour l’armée sans revoir celle à qui je suis si glorieux d’être déjà fiancé ? Me demander les motifs d’un pareil désir, c’est douter de l’ardeur de mes sentimens, et me donner une preuve de l’indifférence des vôtres.

– Mais pourquoi fallait-il que notre entrevue eût lieu en cet endroit, et avec cette apparence de mystère ?

– Parce que j’ai une demande à vous faire, miss Bellenden, une demande que je n’ose expliquer, ajouta-t-il en lui présentant une lettre, avant que vous n’ayez lu ce billet.

Édith jeta promptement les yeux sur l’adresse de la lettre, y reconnut l’écriture de son aïeule, et lut ce qui suit :

« MA CHÈRE ENFANT,

« Je n’ai jamais été plus contrariée du rhumatisme qui me retient dans mon fauteuil, qu’en vous écrivant cette lettre, tandis que je voudrais être où elle va bientôt se trouver, c’est-à-dire à Fairy-Knowe, près de la fille unique de mon pauvre Willie. Mais c’est la volonté de Dieu que je sois éloignée d’elle en ce moment, comme ce l’est aussi que je souffre de mon rhumatisme, puisqu’il n’a cédé ni aux cataplasmes de camomille, ni aux décoctions de moutarde, avec lesquels j’ai si souvent soulagé ceux des autres.

« Il faut donc que je vous dise par écrit, au lieu de vous le dire de ma propre bouche, comme je l’aurais souhaité, que lord Evandale, étant appelé à l’armée par l’honneur et le devoir, désire vivement qu’avant son départ les saints nœuds du mariage l’unissent irrévocablement à vous. Je n’ai vu aucune objection à cette demande, puisque vous êtes fiancés, et que ce n’est que le complément du lien qui existe déjà entre vous. Je me flatte donc que mon Édith, qui a toujours été une fille soumise et respectueuse, n’élèvera pas des difficultés qui ne seraient pas raisonnables.

« Il est bien vrai que dans notre famille les mariages ont toujours été célébrés d’une manière plus convenable à notre rang ; qu’ils n’ont jamais eu lieu en secret, avec peu de témoins, et comme une chose dont on aurait à rougir ; mais telle est la volonté du ciel, comme ce fut celle des hommes qui gouvernent ce pays, de nous priver de nos biens, et notre roi de son trône. Je me flatte pourtant que Dieu rétablira l’héritier légitime dans ses droits, et convertira son cœur à la foi protestante. Pourquoi ne me flatterais-je pas de voir encore cet heureux événement malgré ma vieillesse ? N’ai-je pas vu Sa Majesté le roi Charles II, d’heureuse mémoire, triompher des rebelles ligués contre lui, peu de temps après qu’il eut daigné accepter un déjeuner… ? »

Nous n’abuserons pas de la patience de nos lecteurs en mettant sous leurs yeux le reste de la lettre de lady Marguerite. Nous nous contenterons de dire qu’elle se terminait par une injonction solennelle à sa petite-fille de procéder sans délai à la célébration de son mariage avec lord Evandale.

– Je n’aurais jamais cru jusqu’à ce moment, dit Édith, que lord Evandale pût manquer de générosité.

– Manquer de générosité, Édith ! s’écria lord Evandale : pouvez-vous interpréter ainsi le désir que j’éprouve de vous appeler mon épouse, avant de vous quitter, peut-être pour toujours ?

– Lord Evandale aurait dû se rappeler, dit miss Bellenden, que lorsque sa persévérance, et je dois ajouter mon estime pour lui, la reconnaissance des obligations que nous lui avons, ont enfin obtenu de moi le consentement de lui donner un jour ma main, j’y ai mis pour condition qu’on ne me presserait pas quant à l’époque où j’accomplirais ma promesse ; et maintenant il se prévaut de son crédit sur la seule parente qui me reste, pour me forcer à une démarche si importante sans m’accorder un seul instant de réflexion ! N’y a-t-il pas, milord, dans une telle conduite, plus d’égoïsme que de générosité ?

Lord Evandale parut blessé de ce reproche ; il fit deux ou trois tours dans l’appartement avant d’y répondre. Enfin, se rapprochant de miss Bellenden : – Vous m’auriez épargné, lui dit-il, une accusation qui m’est si pénible, si j’avais osé vous dire quel est le principal motif qui m’a déterminé à vous faire cette demande. Vous me forcez de vous le faire connaître, et je suis sûr qu’il ne peut manquer d’avoir du poids sur votre esprit, non par rapport à vous, mais en ce qu’il concerne votre respectable aïeule lady Marguerite. Je pars pour l’année, et le destin de mon ami le vicomte de Dundee m’y attend peut-être : dans ce cas, tous mes biens passent à un parent éloigné, par la loi de substitution ; ou je puis être déclaré traître par le gouvernement usurpateur, et une confiscation peut me dépouiller au profit du prince d’Orange ou de quelque favori hollandais. Dans l’un comme dans l’autre cas, ma respectable amie lady Marguerite et ma chère fiancée miss Bellenden resteraient sans fortune et sans protection ; au lieu que lady Evandale trouverait, dans les droits que lui donnerait son mariage, les moyens d’assurer à sa digne aïeule une vieillesse tranquille, et jouirait ainsi d’un plaisir qui la consolerait d’avoir accordé sa main à un homme qui n’ose se flatter d’en être digne.

Cet argument, auquel Édith ne s’attendait point, ne lui laissa rien à répondre. Elle fut forcée de reconnaître que la conduite de lord Evandale était inspirée par la délicatesse autant que par la générosité.

– Et cependant, milord, telle est la bizarrerie de mon imagination, que mon cœur (ajouta-t-elle en pleurant), se reportant vers le passé, ne peut sans un pressentiment sinistre, penser à remplir si subitement mes engagemens.

– Vous savez, ma chère Édith, reprit lord Evandale, que le résultat de toutes nos informations, de toutes nos recherches, a été de nous convaincre que nos regrets étaient superflus.

– Il n’est que trop vrai ! dit Édith en soupirant profondément.

À l’instant même elle entendit son soupir répété comme par un écho imprévu dans l’appartement voisin. Elle tressaillit, et se rassura à peine quand lord Evandale lui eut fait observer que ce qu’elle avait cru entendre ne pouvait être que l’écho de sa propre voix.

– Tout ce que j’entends, dit Édith, se convertit en sinistre augure, tant je suis agitée.

Lord Evandale s’efforça alors de nouveau de la déterminer à une mesure qui, quoique en apparence un peu précipitée, était cependant le seul moyen qui pût la mettre, ainsi que son aïeule, à l’abri des événemens futurs. Il lui mit sous les yeux les droits que lui donnaient déjà leurs fiançailles, les désirs de son aïeule, la nécessité d’assurer son indépendance, rattachement qu’il lui avait voué depuis si long-temps. Il n’appuya pas sur les services qu’il leur avait rendus, mais moins il les faisait valoir, plus ils se représentaient à l’esprit d’Édith. Enfin, n’ayant à opposer à ses sollicitations qu’une répugnance sans motif raisonnable, et qu’elle rougissait presque d’avouer dans un instant où son amant lui donnait une nouvelle preuve de la noblesse de ses sentimens, elle ne trouva plus à lui alléguer que l’impossibilité que la cérémonie eût lieu dans un si court délai.

Mais lord Evandale avait tout prévu. Il se hâta de lui expliquer que l’ancien chapelain de son régiment l’avait suivi avec un fidèle domestique, qui avait servi dans le même corps, et qui serait témoin de leur mariage, ainsi que lady Émilie, Cuddy Headrigg et sa femme. Il ajouta qu’il avait choisi Fairy-Knowe pour la célébration, afin d’en assurer le secret, parce que, devant partir sur-le-champ, cette précipitation donnerait nécessairement des soupçons au gouvernement, si elle était connue ; car comment concevoir qu’un mari quitte sa nouvelle épouse quelques heures après son mariage sans les motifs les plus puissans ?

Ayant ainsi victorieusement répondu au dernier argument d’Édith, et n’attendant plus de nouvelles objections, il alla sur-le-champ avertir sa sœur de retourner près de son amie, et courut prévenir les personnes dont la présence était nécessaire pour procéder à la cérémonie.

Quand lady Émilie arriva, elle trouva Édith fondant en larmes ; elle en chercha vainement la cause : elle était du nombre de ces demoiselles qui ne voient rien de terrible ni d’effrayant dans le mariage, surtout quand le futur époux possède tous les avantages que réunissait lord Evandale. Elle employa, pour rappeler le courage d’Édith, tous les argumens obligés en faveur du lien conjugal ; mais quand elle vit que ses pleurs continuaient à couler sur ses joues décolorées, qu’elle était insensible à ses caresses et à ses consolations, que la main quelle pressait restait froide et sans mouvement, sa fierté s’en offensa, et l’amitié fit place au dépit.

– Je dois avouer, miss Bellenden, lui dit-elle, que je ne comprends rien à votre conduite. Vous avez promis d’épouser mon frère quand vous avez consenti à être fiancée à lui ; et maintenant qu’il s’agit de remplir votre promesse, vous gémissez comme si vous aviez à tenir un engagement pénible et déshonorant ! Je crois pouvoir répondre pour lord Evandale qu’il ne voudra jamais obtenir la main d’une femme contre son gré, et, quoique je sois sa sœur, je puis ajouter qu’il ne me paraît pas fait pour souffrir les mépris de personne. Vous me pardonnerez, miss Bellenden, mais les pleurs que je vous vois répandre me semblent d’un mauvais augure pour le bonheur de mon frère, et je dois vous dire que votre douleur est un triste retour pour un attachement dont il vous a donné tant de preuves depuis si long-temps.

– Vous avez raison, lady Émilie, dit Édith en essuyant ses yeux, et en s’efforçant de calmer son agitation. Ce n’est point ainsi que je devrais répondre à l’honneur que me fait lord Evandale en me choisissant pour son épouse ; mais ma consolation en ce moment, c’est qu’il connaît la cause de mes larmes, car je n’ai rien de caché pour lui. Vous n’en avez pas moins raison. Je mérite d’être blâmée de m’abandonner encore à de pénibles souvenirs et à de vains regrets ; mais c’est pour la dernière fois. Ma destinée va être unie à celle de lord Evandale ; rien désormais ne pourra exciter ses plaintes ni le mécontentement de sa famille. Je ne souffrirai pas que de vaines illusions, me rappelant le passé…

À ces mots, comme elle avait la tête tournée vers une fenêtre à laquelle était adaptée une jalousie à demi fermée, elle poussa un cri effrayant et s’évanouit. Les yeux de lady Émilie prirent à l’instant la même direction, mais elle ne vit que l’ombre d’un homme qui semblait disparaître de la croisée. Plus épouvantée de l’état où elle voyait Édith que de l’espèce d’apparition dont elle venait d’être témoin, elle jeta de hauts cris, et appela du secours. Son frère arriva sur-le-champ avec l’aumônier et Jenny Dennison ; mais il se passa quelque temps avant qu’on parvint à lui rendre la connaissance, et elle ne put d’abord s’exprimer que par des phrases entrecoupées.

– Ne me pressez pas davantage ! dit-elle à lord Evandale ; cela est impossible ! Le ciel et la terre, les vivans et les morts s’y opposent ! Prenez tout ce que je peux vous accorder : la tendresse d’une sœur, une bien vive amitié. Ne parlez plus de mariage.

L’étonnement de lord Evandale ne put se décrire.

– C’est un de vos tours, Émilie, dit-il vivement à sa sœur : pourquoi faut-il que je vous aie envoyée près d’elle ! Vous l’aurez rendue folle par quelqu’une de vos extravagances.

– Sur ma parole, mon frère, dit lady Émilie, vous êtes bien en état de rendre folles toutes les femmes d’Écosse ! Parce que votre maîtresse veut s’amuser à vos dépens, ou se rendre intéressante à vos yeux, vous faites une querelle à votre sœur à l’instant où elle vient de prendre votre parti, et où elle se flattait de lui avoir fait entendre raison. Et qui nous a valu cette excellente scène tragique ? la vue d’un homme qui a paru à une fenêtre, et que sa sensibilité exaltée lui a fait prendre pour vous ou pour tout autre.

– Quel homme ? quelle fenêtre ? s’écria lord Evandale d’un ton d’impatience : miss Bellenden est incapable de vouloir me jouer.

– Paix, milord, paix ! dit Jenny, qui se sentait intéressée à empêcher toute explication ; parlez plus bas, de grâce, miss Édith commence à revenir à elle.

Dès qu’Édith eut repris l’usage de ses sens, elle pria qu’on la laissât seule avec lord Evandale. Chacun se retira : Jenny avec son air de simplicité officieuse, lady Émilie et l’aumônier avec celui d’une curiosité peu satisfaite.

Édith, restée seule avec Evandale, le pria de s’asseoir près du sofa sur lequel on l’avait couchée ; saisissant alors la main du lord, elle la porta à ses lèvres malgré sa surprise et sa résistance, et, rassemblant ce qui lui restait de forces, elle se leva brusquement et se jeta à ses pieds.

– Pardonnez-moi, milord, s’écria-t-elle, pardonnez-moi ! Il faut que je sois ingrate envers vous, que je rompe un engagement solennel. Vous avez mon amitié, mon estime, ma reconnaissance sincère ; bien plus, vous avez ma parole et ma foi ; mais pardonnez-moi un tort involontaire : vous n’avez pas mon amour, et je ne puis vous épouser sans être coupable.

– Vous sortez d’un rêve pénible ; ma chère Édith, dit lord Evandale en la relevant et en la replaçant sur le sofa ; vous vous laisser égarer par votre imagination, par les illusions d’une âme trop sensible. Celui que vous me préférez est dans un monde meilleur, où vous ne pouvez le suivre par vos inutiles regrets ; et si vous l’y suiviez, vous ne feriez que diminuer son bonheur.

– Vous vous trompez, lord Evandale, reprit Édith, je n’ai fait aucun rêve, et mon imagination n’est point égarée. Je ne l’aurais jamais pu croire, si quelqu’un me l’avait dit. Mais je l’ai vu, et je dois en croire mes yeux.

– Vu ! qui ? s’écria lord Evandale, aussi surpris que confondu.

– Henry Morton, répondit Édith ; et elle articula ces deux mots comme s’ils eussent été les derniers qu’elle dût prononcer de sa vie.

– Miss Bellenden, dit lord Evandale, vous me traitez comme un enfant, ou comme un insensé. Si vous vous repentez de votre engagement avec moi, ajouta-t-il d’un ton piqué, je ne suis pas homme à en profiter pour contrarier vos inclinations ; mais traitez-moi comme un homme, et ne plaisantez pas ainsi.

À ces mots il se disposait à la quitter, quand, jetant sur elle un dernier regard, il vit, à la pâleur de ses joues et à l’égarement de ses yeux, que le trouble qu’elle éprouvait n’était que trop véritable : quelles que fussent les causes qui avaient agi sur son imagination, son esprit semblait dans un désordre qu’il ne pouvait concevoir. Il changea de ton aussitôt, reprit sa place auprès d’elle, et essaya de lui faire avouer les causes secrètes de tant de terreur.

– Je l’ai vu, répéta-t-elle, j’ai vu Henry Morton à cette fenêtre ! Il regardait dans cet appartement au moment où j’allais abjurer son souvenir pour toujours. Sa figure était pâle, maigre ; il était enveloppé d’un grand manteau ; son chapeau lui couvrait les yeux ; l’expression de sa figure était la même que le jour où il fut interrogé par Claverhouse à Tillietudlem. Demandez à votre sœur si elle ne l’a pas vu comme moi – Je sais ce qui l’a appelé. – Il venait me reprocher d’oser donner ma main à un autre pendant que mon cœur est avec lui au fond de la mer où il a péri. Milord, c’en est fait entre vous et moi. – Quelles qu’en soient les conséquences, elle ne peut se marier celle dont le mariage trouble le repos des morts.

– Grand Dieu ! dit Evandale en traversant la chambre, troublé lui-même presque jusqu’au délire par la surprise et la douleur. Sa raison est égarée, et cela par l’effort que lui a coûté son consentement à ma proposition prématurée ! Sa raison est perdue à jamais si des soins et du repos ne la lui rendent bientôt.

En ce moment la porte s’ouvrit, et l’on vit entrer Holliday, qui avait quitté le régiment des gardes en même temps que lord Evandale, lors de la révolution, et qui depuis était toujours resté à son service. Sa figure était pâle, et il semblait trembler d’une terreur qui ne lui était pas ordinaire.

– Qu’y a-t-il de nouveau, Holliday ? s’écria son maître en se levant vivement. Aurait-on découvert… ?

Il eut assez de présence d’esprit pour s’arrêter au milieu de cette phrase dangereuse, qui pouvait trahir ses projets.

– Non, milord, répondit Holliday, ce n’est pas cela, ce n’est rien de semblable, mais je viens de voir un esprit.

– Un esprit ! s’écria lord Evandale perdant patience ; tout le monde conspire donc aujourd’hui pour me rendre fou ! Et quel esprit avez-vous vu, imbécile ?

– L’esprit d’Henry Morton, le capitaine whig du pont de Bothwell. Il a paru tout-à-coup à côté de moi dans le jardin, et s’est évaporé comme un feu follet.

– Vous êtes fou, s’écria lord Evandale, ou il y a là-dessous quelque noir complot. Jenny, prenez soin de votre maîtresse, et je vais tâcher de trouver la clef de ce mystère.

Toutes les recherches de lord Evandale n’aboutirent à rien. Jenny seule aurait pu lui donner l’explication qu’il désirait, si elle l’avait voulu ; mais elle jugeait que son intérêt exigeait qu’elle laissât la vérité dans les ténèbres, depuis que la possession d’un mari actif et affectionné avait dompté toute sa coquetterie. Elle avait fort adroitement profité des premiers momens de confusion pour faire disparaître de la chambre voisine toutes les traces qui auraient pu prouver que quelqu’un y avait passé la nuit. Elle avait même poussé les précautions jusqu’à effacer les empreintes de pieds d’homme sur une plate-bande près de la fenêtre d’où elle conjecturait que miss Édith avait aperçu Morton, qui voulait sans doute, avant de partir, jeter un dernier regard sur celle qu’il allait perdre pour toujours. Il était évident qu’il avait aussi passé près d’Holliday dans le jardin, et Jenny apprit de l’aîné de ses garçons, par qui elle avait fait seller et brider le cheval de l’étranger, qu’il avait couru à l’étable, jeté une guinée à l’enfant, puis, qu’il s’était dirigé au galop vers la Clyde. Le secret était donc renfermé dans la famille de Jenny, et elle était résolue à ne pas l’en laisser sortir.

– Car, pensait-elle, quoique miss Édith et Holliday aient reconnu M. Morton au grand jour, ce n’est pas une raison pour que j’aie dû le reconnaître à la clarté d’une chandelle ; d’autant plus qu’il se cachait de Cuddy et de moi.

Elle se tint donc constamment sur la négative lorsqu’elle fut interrogée par lord Evandale. Quant à Holliday, tout ce qu’il put dire, c’est que, comme il entrait dans le jardin, l’esprit avait paru à ses côtés comme un éclair, et qu’il avait fui avec un air de colère mêlée de douleur.

– Je l’ai fort bien reconnu, ajouta-t-il, je ne pouvais m’y tromper, puisqu’il a été sous ma garde quand il était prisonnier ; et j’avais fait son signalement dans le cas où il parviendrait à s’échapper. D’ailleurs on ne voit pas beaucoup d’hommes qui soient tournés comme M. Morton. Mais pourquoi revient-il ? c’est ce que je ne puis concevoir, puisqu’il n’a été ni fusillé, ni pendu, ni assassiné, et que sa mort a été naturelle.

Lady Émilie déclara qu’elle avait bien certainement vu un homme se retirer de la fenêtre.

John Gudyil venait de quitter le jardin pour aller déjeuner, au moment de l’apparition ; Cuddy était aux champs ; le valet de lady Émilie attendait ses ordres dans la cuisine, et n’avait rien vu. Tels étaient tous les individus qui se trouvaient à la maison, et qui furent inutilement interrogés.

Lord Evandale se trouva contrarié au plus haut degré, en voyant renverser par cette aventure romanesque un plan qu’il avait adopté moins encore pour assurer son propre bonheur que pour mettre Édith à l’abri des événemens. Il la connaissait trop bien pour la supposer capable d’avoir cherché un prétexte pour se dégager de l’obligation de remplir sa promesse, mais il aurait attribué l’apparition qu’elle prétendait avoir vue à une imagination exaltée, sans le témoignage d’Holliday, qui n’avait aucun motif pour penser en ce moment à Morton plutôt qu’à toute autre personne. Lord Evandale avait trop d’esprit et de jugement pour croire aux apparitions ; mais il lui était tout aussi difficile de penser que Morton, qui avait, pensait-il, perdu la vie avec tout l’équipage du vaisseau le Wryheid de Rotterdam, sur lequel il s’était embarqué, eût échappé à la mort par un miracle ; qu’il eût été près de cinq ans sans donner de ses nouvelles à qui que ce fût, et que toutes les recherches faites pour s’assurer de son existence eussent été infructueuses. Enfin, en supposant qu’il fût vivant et en Écosse, quelle raison pourrait l’obliger à se cacher, maintenant que son parti triomphait, que la révolution survenue dans le gouvernement lui permettait de se montrer, et que tous ceux qui avaient été bannis par les Stuarts avaient été rappelés par Guillaume, lors de son avènement au trône ?

Le chapelain, à qui lord Evandale confia aussi ses doutes un peu à contre-cœur, lui fit un long discours sur les esprits et les apparitions, lui cita Delrio, Burthoog et de l’Ancre, et finit par lui dire que son opinion bien certaine et bien fixée était, ou que l’esprit de Morton était réellement apparu ce matin, événement dont, comme théologien et comme philosophe, il n’était pas préparé en ce moment à admettre ou à nier la possibilité ; ou que ledit Henry Morton était encore vivant, in rerum naturà, et s’était montré en propre personne ; ou enfin qu’une ressemblance, qui n’était pas sans exemple, avait abusé les yeux de miss Bellenden et d’Holliday. – Laquelle de ces hypothèses est la plus probable ? ajouta le docteur, c’est sur quoi je n’oserais prononcer ; mais je répondrais sur ma tête que l’une des trois est la véritable.

Lord Evandale eut bientôt un autre sujet d’inquiétude.

Miss Bellenden, quelques heures après cette aventure, se trouva malade très sérieusement.

– Je ne partirai point qu’elle ne soit hors de danger, pensa-t-il. Quelle que soit la cause immédiate de sa maladie, c’est moi qui y ai donné lieu par mes malheureuses sollicitations.

Lady Marguerite avait été instruite par un exprès de l’indisposition de sa petite-fille ; et, malgré son rhumatisme, elle s’était fait transporter le même jour à Fairy-Knowe. Lady Émilie ne voulut pas quitter la malade ; et la présence de ces deux dames y autorisa celle de lord Evandale, qui résolut d’y rester jusqu’à ce que la santé d’Édith se trouvât assez bien rétablie pour lui permettre d’avoir avec elle une explication définitive.

– Jamais je ne souffrirai, dit le généreux jeune homme, que l’engagement qu’elle a contracté avec moi soit à ses yeux une chaîne et un devoir qui la forcent à une union dont l’idée seule paraît déranger son esprit.

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