INTRODUCTION AUX CONTES DE MON HÔTE.

Comme je puis, sans vanité, présumer que le nom et les qualités officielles qui sont en tête de cet ouvrage lui attireront, de la part des gens sages et réfléchis auxquels je l’adresse, le degré d’attention qui est dû à l’instructeur zélé de la jeunesse et au sacristain exact à remplir ses devoirs du dimanche, je ne chercherai point à allumer une chandelle en plein jour, et je m’abstiendrai de faire l’éloge d’un ouvrage dont le titre seul est une recommandation suffisante.

Cependant, comme je ne me dissimule pas que l’envie aboie toujours contre le mérite, et qu’il se trouvera des gens qui diront tout bas que, quoiqu’on ne puisse me refuser la science et les bons principes (Dieu merci), le poste que j’occupe à Gandercleugh n’a pas dû me donner une grande connaissance des voies et des œuvres de la génération présente, je divise en trois points ma réponse à cette objection, si elle a lieu.

Je dirai donc, 1° que Gandercleugh est le point central de notre Écosse, son ombilic (si fas sic dicere) ; de sorte que tous ceux qui vont pour leurs affaires du côté de notre métropole de législation, comme j’appelle Édimbourg, ou de notre métropole de commerce, comme je désigne Glascow, sont obligés d’y passer, et s’y arrêtent souvent pour la nuit. Or le sceptique le plus décidé avouera que moi, qui depuis quarante ans passe toutes mes soirées, excepté celle du dimanche, dans un grand fauteuil de cuir, au coin du feu de l’auberge de Wallace, j’ai vu autant de monde que si je m’étais fatigué à voyager dans toute l’Angleterre. De même le percepteur du droit de péage de la grande route de Well-brae-Head, assis tranquillement dans sa loge, y reçoit plus d’argent que si, s’avançant sur le chemin, il allait demander une contribution à chaque personne qu’il rencontrerait ; ce qui l’exposerait, suivant l’adage vulgaire, à revenir avec plus de coups de pied au derrière que d’half-pence dans sa poche.

2° Si le roi d’Ithaque, le plus sage des Grecs, acquit sa réputation en visitant les villes et les hommes, comme l’assure le poète romain, je réponds au Zoïle qui m’opposera cet exemple que, par le fait, j’ai vu aussi des villes et des hommes ; car j’ai visité les fameuses cités d’Édimbourg et de Glascow, deux fois la première et trois fois la seconde, dans le cours de mon pèlerinage en ce monde. De plus j’ai eu l’honneur de m’asseoir à l’Assemblée Générale (c’est-à-dire comme auditeur dans les galeries), et j’y ai entendu parler si éloquemment sur la loi du patronage, que les idées nouvelles que j’en ai rapportées me font considérer comme un oracle sur cette doctrine depuis mon heureux retour à Gandercleugh.

3° Enfin si, malgré ma grande connaissance du monde, acquise au prix de tant de peines par mes questions au coin du feu et par mes voyages, on prétend que je suis incapable de recueillir les agréables récits de mon hôte, je ferai savoir à ces critiques, à leur honte éternelle, aussi bien qu’à la confusion de tous ceux qui voudraient témérairement s’élever contre moi ; je leur ferai savoir, dis-je, que je ne suis ni l’auteur, ni le rédacteur, ni le compilateur des CONTES DE MON HÔTE, et que par conséquent je ne saurais être responsable de leur contenu pour un iota. Or, maintenant, race de censeurs qui vous montrez tels que les serpens d’airain de la Bible pour siffler avec vos langues et blesser avec vos aiguillons, prosternez-vous dans votre poussière native ; reconnaissez vos pensées pour celles de l’ignorance, et vos paroles pour celles de la folie. Vous voilà pris dans vos propres filets, vous voilà tombés dans votre propre trappe ; laissez donc là une tâche trop pénible pour vous ; ne détruisez pas vos dents en rongeant une lime ; n’épuisez pas vos forces contre des murs de pierre ; ne perdez pas haleine en luttant de vitesse avec un agile coursier, et laissez peser les CONTES DE MON HÔTE à ceux qui porteront avec eux les balances de la candeur, purifiées de la rouille des préventions par les mains du savoir modeste. Pour ceux-là seuls ils furent recueillis, comme le démontrera un court récit que mon zèle pour la vérité m’a engagé à faire servir de supplément à ce préambule.

Personne n’ignore que MON HÔTE était un homme aimable, facétieux, et aimé de tout Gandercleugh, excepté du laird, du collecteur de l’accise, et de ceux à qui il refusait de faire crédit. Je vais réfuter tour à tour leurs motifs particuliers de haine.

Le laird l’accusait d’avoir encouragé, en divers temps et lieux, la destruction des lièvres, des lapins, des oiseaux noirs et gris, tels que perdreaux, coqs de bruyère et autres volatiles ou quadrupèdes, en contravention aux lois du royaume ; car elles les réservent pour les puissans du siècle, qui paraissent prendre un grand plaisir à la destruction des animaux (plaisir que je ne puis concevoir). Mais, avec tout le respect que je dois à l’honorable laird, je prendrai la liberté de faire observer que mon défunt ami n’était pas coupable de cette offense, attendu que ce qu’il vendait pour des levrauts étaient des lapins de son clapier, et ses coqs de bruyère des pigeons bisets, servis et mangés comme tels. Ce n’était donc qu’une véritable deceptio visûs.

Le collecteur de l’accise prétendait que feu MON HÔTE distillait lui-même sa liqueur, sans avoir cette permission spéciale des grands de ce monde, appelée en termes techniques une licence. Me voici prêt à réfuter cette fausseté : en dépit du collecteur, de sa jauge, de sa plume et de son écritoire, je soutiens que je n’ai jamais vu ni goûté un verre d’eau-de-vie illégale dans la maison de MON HÔTE. Nous n’avions certainement nul besoin de nous cacher au sujet d’une liqueur agréable et attrayante débitée à l’auberge de Wallace sous le nom de rosée des montagnes. S’il est une loi contre la fabrication d’une semblable liqueur, que le collecteur me la montre, et je lui dirai si je dois la reconnaître ou non.

Quant à ceux qui se présentaient altérés chez MON HÔTE, et qui ne pouvaient apaiser leur soif, faute d’argent comptant ou de crédit, c’est un cas qui m’a ému les entrailles, comme s’il m’eût concerné personnellement. Mais je dois dire que MON HÔTE n’était pas insensible aux peines que souffre une bonne âme ayant soif, et qu’il lui fournissait à boire jusqu’à concurrence de la valeur de sa montre, ou de ses vêtemens, excepté ceux de la partie inférieure du corps, qu’il n’a jamais voulu accepter en nantissement, pour l’honneur de sa maison. Et afin de rendre complètement justice à la libéralité de MON HÔTE, je dois dire que jamais il ne m’a refusé la dose de rafraîchissement dont j’avais l’habitude de réconforter la nature après les fatigues de mon école. Il est vrai que j’enseignais l’anglais et le latin, la tenue des livres, avec une teinture de mathématiques, à ses cinq garçons, et le plain chant à sa fille ; ce qui établissait une sorte de compensation, dont je m’accommodais plutôt que d’un honoraire ; car il est dur de faire attendre un gosier à sec.

Je crois cependant, s’il faut dire toute ma pensée, que ce qui engageait encore davantage MON HÔTE à déroger en ma faveur à son habitude assez naturelle de demander le paiement de l’école, c’était le plaisir qu’il prenait à ma conversation, qui, quoique solide et édifiante, était comme un palais construit avec soin et dans lequel on n’a pas oublié les ornemens extérieurs. MON HÔTE était si content de ses répliques dans nos colloques, et nous discutions si bien sur tous les cantons et tous les usages de l’Écosse, que ceux qui nous écoutaient avaient coutume de dire que le plaisir de nous entendre valait une bouteille de bière ; plus d’un voyageur étranger, ou des cantons les plus éloignés de l’Écosse, aimait à prendre part à la conversation, et à dire les nouvelles recueillies par lui dans les climats lointains, ou sauvées de l’oubli dans notre propre patrie.

Or j’avais pris, pour diriger mes basses classes, un jeune homme appelé Pierre ou Patrick Pattieson, qui avait été destiné à notre sainte église, et pouvait déjà, par une licence, prêcher en chaire. Ce jeune homme se plaisait à recueillir de vieux contes et d’anciennes légendes, et à les orner des fleurs de la poésie, pour laquelle il avait un goût vain et frivole : car il ne suivait pas l’exemple de ces bons poètes que je lui proposais pour modèles ; mais il s’était adonné à cette versification moderne, qui exige moins de peine et de pensées. Aussi l’ai-je plusieurs fois grondé d’être un des auteurs de cette fatale révolution, prophétisée par Robert Carey dans ses vers sur la mort du célèbre docteur John Donne  :

Tu n’es plus, et tes lois irritent la licence

Des auteurs libertins du moderne Hélicon ;

Nos vers dont tu règles la pensée et le son

Dégénèrent bientôt en ballade ou romance .

Je lui cherchais aussi querelle sur le style facile et redondant plutôt que concis et grave de sa prose ; mais, malgré ces symptômes de mauvais goût, et son humeur toujours prête à contredire ceux qui en savaient plus long que lui sur les passages d’une construction difficile dans les auteurs latins, je fus sincèrement affligé de la mort de Pierre Pattieson, et le regrettai comme mon propre fils. Ses papiers furent laissés à mes soins ; et, pour fournir aux frais de sa maladie et de ses funérailles, je me crus autorisé à disposer d’une partie, intitulée les CONTES DE MON HÔTE, que je cédai à un homme habile dans le commerce de la librairie. C’était un petit homme, gai, malin, facétieux, et contrefaisant à merveille la voix des autres. Je n’ai eu qu’à me louer de sa conduite envers moi.

On peut voir maintenant l’injustice qu’il y aurait à m’accuser d’incapacité pour écrire les CONTES DE MON HÔTE, puisque, après avoir prouvé que j’aurais pu les composer si j’avais voulu, comme je ne l’ai pas fait, la critique doit retomber, s’il y a lieu, sur M. Pierre Pattieson ; et, dans le cas contraire, la louange m’appartient, puisque, suivant l’argument plaisant et logique du doyen de Saint-Patrick.

That without Which a thing is not,

Is causa sine quâ non.

Celui sans qui chose n’est pas

Est le sine quâ non causa.

L’ouvrage donc est pour moi ce qu’un enfant est pour un père ; si l’enfant se fait bien valoir, le père en a l’honneur, sinon la honte reste justement à l’enfant.

Je dois ajouter qu’en disposant ces contes pour la presse, M. Pierre Pattieson a plus consulté son caprice que l’exactitude des récits : il en a même quelquefois mêlé deux ou trois ensemble pour l’agrément de ses plans. Je désapprouve cette infidélité ; cependant je n’ai pas voulu prendre sur moi de la corriger, parce que la volonté du défunt était que son manuscrit fût mis sous presse tel quel ; fantaisie bizarre de mon pauvre ami, qui, s’il eût pensé sagement, aurait plutôt dû me conjurer, par tous les tendres liens de notre amitié et de nos études communes, de revoir avec soin, d’abréger ou d’augmenter ses écrits, d’après mon goût et mon jugement. Mais la volonté des morts doit être suivie scrupuleusement, même quand nous déplorons leur entêtement et les erreurs de leur amour-propre. Ainsi donc, aimable lecteur, je vous salue, en vous offrant les fruits de nos montagnes ; je vous préviens encore que chaque histoire est précédée d’une courte introduction, où l’on cite les personnes qui en ont fourni les matériaux, et les circonstances qui ont mis l’auteur à même d’en profiter.

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