CHAPITRE XXXII. L’Enquête.

« Croyez-vous m’abuser par votre déférence ?
« Vous fléchissez encor le genou devant moi ;
« Mais votre cœur s’élève au-dessus de son roi. »

Shakspeare. Richard II.

Au premier son de la cloche qui appelait au conseil les principaux seigneurs bourguignons, et le très-petit nombre de pairs de France qui avaient accompagné le roi à Péronne, le duc Charles, suivi d’un détachement de ses gardes armés de haches et de pertuisanes, se rendit à la Tour d’Herbert, dans le château de Péronne.

Louis, qui s’attendait à cette visite, se leva en voyant entrer le duc, fit deux pas au-devant de lui, et l’attendit debout, avec un air de dignité qu’il savait parfaitement prendre quand il le jugeait nécessaire, en dépit de son costume peu soigné et de la familiarité habituelle de ses manières. Son maintien calme, en ce moment de crise, produisit évidemment quelque effet sur son rival. Il était entré dans l’appartement d’un ton brusque et précipité ; mais en voyant le sang-froid de Louis, sa démarche prit un caractère plus convenable à un grand vassal qui paraissait en présence de son seigneur suzerain. Il semblait que le duc avait formé la résolution de traiter Louis, du moins dans les premiers momens, avec le cérémonial dû à son rang élevé ; mais il était évident en même temps qu’en agissant ainsi, il ne lui en coûtait pas peu pour contraindre son impétuosité naturelle, et qu’à peine pouvait-il réprimer le ressentiment et la soif de vengeance qui enflammaient son cœur : aussi, quoiqu’il s’efforçât d’accomplir à l’extérieur les actes ordinaires de déférence et de respect, et d’en emprunter le langage, son visage changeait de couleur à chaque instant. Sa voix était rauque, son ton brusque, ses accens entrecoupés ; – tous ses membres tremblaient, comme s’il eût été impatienté du frein qu’il s’imposait lui-même ; – il fronçait les sourcils ; – il se mordait les lèvres jusqu’au sang. – Tous ses regards, tous ses mouvemens annonçaient le plus violent des princes en proie à un de ses plus terribles accès de fureur.

Le roi vit d’un œil serein la guerre que se livraient les passions impétueuses de Charles ; car quoique les regards du duc lui donnassent un avant-goût de l’amertume de la mort, qu’il craignait et comme homme et comme pécheur, cependant il avait résolu, en pilote habile et expérimenté, de ne pas céder à la peur, et de ne pas abandonner le gouvernail tant qu’il lui resterait quelque espérance de sauver le navire. Lorsque le duc, d’une voix brusque, lui eut fait quelques excuses sur l’ameublement un peu mesquin de son appartement, il lui répondit, en souriant, qu’il n’avait pas à se plaindre, puisque la Tour d’Herbert n’avait pas encore été pour lui une résidence aussi fâcheuse qu’elle l’avait été pour un de ses ancêtres.

– Ah ! dit le duc, on vous a donc raconté la tradition ? – Oui… – C’est ici qu’il fut tué ; mais il ne le fut que parce qu’il refusa de prendre le froc, et de finir ses jours dans un monastère.

– Il fit une folie, dit Louis en affectant un air d’insouciance ; car il subit la mort d’un martyr, et il n’eut pas le mérite de devenir un saint.

– Je viens, dit alors le duc, prier Votre Majesté d’assister à un grand conseil dans lequel il va être délibéré sur divers objets importans qui intéressent également la France et la Bourgogne. Vous allez donc m’y suivre, c’est-à-dire si tel est votre bon plaisir.

– Beau cousin, répondit le roi, ne forcez jamais la courtoisie au point de prier quand vous pouvez si hardiment commander. Allons au conseil, puisque tel est votre bon plaisir. Notre cortège n’est pas brillant, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur le petit nombre de serviteurs qui étaient près de lui, et qui s’apprêtaient à le suivre ; mais vous vous chargerez de briller pour nous deux.

Précédés par Toison-d’Or, chef des hérauts de Bourgogne, les deux princes sortirent de la Tour du comte Herbert, et traversèrent la cour du château. Louis remarqua qu’elle était remplie d’hommes d’armes et de gardes-du-corps du duc, tous sous les armes et magnifiquement équipés. Ils entrèrent dans la salle du conseil, située dans un bâtiment plus moderne que celui que Louis avait habité. Elle était dans un état évident de dégradation, mais on y avait fait quelques dispositions à la hâte pour la rendre plus digne de l’assemblée solennelle qui allait s’y réunir. Deux trônes avaient été placés sous le même dais, et le trône destiné au roi était plus élevé de deux marches que celui que le duc devait occuper. Plus bas, à droite et à gauche, étaient une vingtaine de sièges préparés pour les principaux seigneurs de la cour des deux princes ; de sorte que lorsque l’assemblée fut formée, elle semblait présidée par l’individu même qu’elle était en quelque sorte convoquée pour juger.

Ce fut peut-être pour faire disparaître plus promptement cette contradiction entre les apparences et la réalité, que le duc, ayant légèrement salué le roi, ouvrit brusquement la séance ainsi qu’il suit :

– Mes bons vassaux, mes fidèles conseillers, vous n’ignorez pas combien de troubles se sont élevés dans nos domaines, tant du temps de notre père que du nôtre, combien on a vu de rébellions de vassaux contre leurs suzerains, de sujets contre leur prince ; et tout récemment nous avons eu la plus forte preuve de l’excès auquel ces désordres se sont portés de nos jours, par la fuite scandaleuse de la comtesse Isabelle de Croye et de la comtesse Hameline sa tante, pour se réfugier dans les États d’une puissance étrangère, renonçant ainsi à la foi qu’elles nous devaient, et encourant la forfaiture de leurs fiefs : un exemple bien plus déplorable, bien plus affreux, c’est le meurtre sanguinaire et sacrilège de notre frère et allié chéri l’évêque de Liège, et la rébellion de cette ville perfide que nous avions traitée avec trop d’indulgence lors de sa dernière insurrection. Nous sommes informés que ces événemens fâcheux peuvent s’attribuer non-seulement à la folie et à l’inconséquence de deux femmes, et à la présomption de quelques bourgeois fiers de leurs richesses, mais aux intrigues d’une cour étrangère, aux pratiques d’un voisin puissant, de qui, si des services rendus méritent d’être payés en même monnaie, la Bourgogne ne devait attendre que l’amitié la plus sincère et la plus dévouée. Si ces faits viennent à être prouvés, continua le duc en grinçant les dents et en pressant fortement du talon le tapis qui couvrait les marches de son trône, quelle considération pourra nous empêcher, les moyens en étant en notre pouvoir, de prendre des mesures pour arrêter une bonne fois le cours des maux qui débordent sur nous chaque année, et pour en tarir la source ?

Le duc avait commencé son discours d’un ton assez modéré, mais en le terminant il éleva la voix avec plus de chaleur, et il en prononça la dernière phrase avec un accent qui fit trembler tous les conseillers, et pâlir un instant les joues du roi. Mais Louis rappela sur-le-champ tout son courage, et adressa à son tour la parole au conseil, d’un air qui annonçait tant d’aisance et de sang-froid, que le duc, quoiqu’il parût désirer de l’interrompre et de l’arrêter, reconnut lui-même qu’il ne pouvait le faire sans blesser les lois du décorum.

Nobles de France et de Bourgogne, dit le roi, chevaliers du Saint-Esprit et de la Toison-d’Or, puisqu’un roi doit plaider sa cause en accusé, il ne peut désirer de meilleurs juges que la fleur de la noblesse et l’orgueil de la chevalerie. Notre beau cousin de Bourgogne n’a fait que rendre plus obscure la querelle qui nous divise, en s’abstenant par courtoisie de l’exposer en termes précis. Moi, qui n’ai pas de raisons pour observer la même délicatesse, et dont la situation d’ailleurs ne me permet peut-être pas de le faire, je vous demande la permission de vous parler plus clairement. C’est nous, messieurs, nous, son seigneur suzerain, son allié, son parent, que notre cousin, dont de malheureuses circonstances ont égaré le jugement et aigri le caractère, charge de l’accusation odieuse d’avoir porté ses vassaux à lui manquer de foi, encouragé les habitans de Liège à la révolte, et excité le proscrit Guillaume de la Marck à commettre le plus barbare et le plus sacrilège des meurtres. Nobles de France et de Bourgogne, je pourrais en appeler aux circonstances dans lesquelles, je me trouve, comme étant en elles-mêmes une justification complète de cette accusation. Doit-on supposer, s’il me reste le bon sens d’un être doué de raison, que je me sois livré sans réserve au pouvoir du duc de Bourgogne, dans un moment où je me rendais coupable envers lui d’une trahison qui ne pouvait manquer de se découvrir, et qui, une fois découverte, me laissait sans défense, comme je le suis, entre les mains d’un prince justement courroucé ? La folie d’un homme qui se coucherait sur une mine après avoir allumé la mèche qui va en causer la soudaine explosion, serait sagesse en comparaison de la mienne. Je ne doute pas que parmi les auteurs des horribles attentats commis à Schonwaldt, il ne se soit trouvé des misérables qui aient abusé de mon nom ; mais dois-je en être responsable, quand je ne leur ai pas donné le droit de s’en servir ? Si deux femmes insensées, poussées par quelque cause romanesque de mécontentement, ont cherché un refuge à ma cour, s’ensuit-il que je les aie engagées à le faire ? Lorsqu’on connaîtra à fond cette affaire, on verra que puisque les lois de l’honneur et de la chevalerie ne me permettaient pas de les renvoyer prisonnières à la cour de Bourgogne, ce que je crois qu’aucun de ceux qui portent le collier de ces ordres ne m’eût conseillé, j’en suis venu autant que possible au même point, en les plaçant entre les mains d’un vénérable père en Dieu, qui est maintenant un saint dans le ciel (Ici Louis parut fort affecté, et porta son mouchoir à ses yeux) ; entre les mains, dis-je, d’un membre de ma propre famille, encore plus intimement lié à celle de Bourgogne ; d’un homme à qui sa situation, son rang élevé dans l’Église, et, hélas ! ses nombreuses vertus, donnaient le droit d’être le protecteur, pendant un certain temps, de deux femmes abusées, et de se rendre médiateur entre elles et leur seigneur suzerain. Je dis donc que les seules circonstances qui, dans l’opinion que notre frère de Bourgogne s’est formée à la hâte de cette affaire, semblent donner lieu à d’injustes soupçons contre moi, sont de nature à pouvoir s’expliquer par les motifs les plus purs et les plus honorables ; j’ajoute que je défie qu’on rapporte la moindre preuve probable des accusations injurieuses qui, indisposant mon frère contre un monarque venu à sa cour dans la pleine confiance de l’amitié, l’ont porté à changer sa salle de conseil en tribunal, et son château hospitalier en prison.

– Sire ! Sire ! s’écria Charles dès que le roi eut cessé de parler, si vous vous trouvez ici dans un moment qui coïncide si malheureusement avec l’exécution de vos projets, je ne puis expliquer qu’en supposant que ceux qui font leur métier de tromper les autres se trompent quelquefois merveilleusement eux-mêmes. L’ingénieur est quelquefois tué par le pétard qu’il a préparé. Quant à ce qui doit suivre, cela dépendra du résultat de cette enquête solennelle. Qu’on amène ici la comtesse Isabelle de Croye.

Isabelle arriva entre l’abbesse du couvent des Ursulines et la comtesse de Crèvecœur, qui avait reçu les ordres de son mari à cet effet. Dès qu’elle fut entrée, Charles s’écria, avec la dureté de voix et de manières qui lui était habituelle : – Ainsi donc, vous voilà, belle princesse ! vous qui pouviez à peine respirer quand vous aviez à répondre à nos ordres, justes et raisonnables, vous avez trouvé assez d’haleine pour faire une course telle que n’en a jamais fait une biche poursuivie par des chasseurs. Que pensez-vous de la belle œuvre que vous avez faite ? Vous applaudissez-vous d’avoir presque occasionné une guerre entre deux grands princes et deux États puissans, pour votre figure de poupée ?

La publicité de cette scène, la violence et les sarcasmes de Charles, firent un tel effet sur l’esprit d’Isabelle, qu’elle se trouva hors d’état d’exécuter la résolution qu’elle avait formée de se jeter aux pieds du duc pour le supplier de prendre possession de ses biens, et lui permettre de se retirer dans un cloître. Elle resta immobile comme une femme qui, surprise par un orage, et entendant le tonnerre gronder de tous cotés autour d’elle, s’arrête épouvantée, craignant, si elle fait un seul pas, d’attirer la foudre sur sa tête.

La comtesse de Crèvecœur, dont le courage était égal à sa naissance, et la beauté remarquable encore dans son âge mûr, crut devoir prendre la parole.

– Monseigneur, dit-elle au duc, ma belle cousine est sous ma protection. Je sais mieux que Votre Altesse comment des femmes doivent être traitées, et nous nous retirerons à l’instant si vous ne prenez un autre ton, et si vous n’employez, en nous parlant, un langage plus convenable à notre rang et à notre sexe.

Le duc partit d’un grand éclat de rire. – Crèvecœur ! s’écria-t-il, phénix des maris, tu as fait de ta comtesse une maîtresse femme ; mais ce n’est pas mon affaire. Qu’on donne un siège à cette jeune innocente. Bien loin d’avoir du ressentiment contre elle, j’ai dessein de lui accorder de nouvelles grâces et de nouveaux honneurs. Asseyez-vous, la belle, et dites-nous quel démon vous obsédait quand vous vous êtes décidée à fuir votre pays natal, et à courir les champs en damoiselle aventurière.

Avec beaucoup de peine, et non sans de fréquentes interruptions, Isabelle avoua qu’étant complètement décidée, à ne pas consentir à un mariage que le duc de Bourgogne lui avait proposé, elle avait espéré pouvoir obtenir la protection de la cour de France.

– Et celle du monarque français, ajouta Charles. Vous en étiez sans doute bien assurée d’avance ?

– Du moins je croyais l’être, répondit Isabelle, sans quoi je n’aurais pas fait une démarche si décidée.

En ce moment Charles regarda Louis avec un sourire plein d’une amertume inexprimable ; mais la fermeté du roi ne se démentit pas ; on put seulement remarquer que ses lèvres étaient plus pâles que de coutume.

– Mais je ne pouvais juger des intentions du roi Louis à mon égard, continua la jeune comtesse, que d’après ce que m’en avait dit ma malheureuse tante, la comtesse Hameline ; et elle n’avait elle-même fondé son opinion à cet égard que sur les assertions et les insinuations de misérables que j’ai reconnus ensuite pour être les traîtres les plus vils, les créatures les plus indignes de foi du monde entier. Elle exposa alors en peu de mots ce qu’elle avait appris des trahisons de Marton et d’Hayraddin, et ajouta qu’elle ne doutait pas que le frère aîné de ce dernier, Zamet Maugrabin, qui avait été le premier à leur conseiller de fuir, ne fût capable de toute espèce de perfidies, et de se faire passer pour un agent du roi de France, sans avoir aucun droit à cette qualité.

Après une pause d’un instant, elle reprit son histoire, et la conduisit très-brièvement depuis l’instant où elle avait quitté le territoire de la Bourgogne avec sa tante, jusqu’à la prise du château de Schonwaldt et sa rencontre avec le comte de Crèvecœur.

Le silence le plus profond régna dans la salle quand elle eut fini sa narration aussi brève que peu suivie ; et le duc de Bourgogne, fixant sur le plancher ses yeux courroucés, restait dans l’attitude d’un homme qui cherche un prétexte pour se livrer sans contrainte à sa colère, et qui s’irrite de n’en trouver aucun assez plausible pour se justifier, même à ses propres yeux.

– La taupe, dit-il enfin en jetant un regard sur Louis, n’en creuse pas moins certainement sa demeure souterraine sous nos pieds, quoique nos yeux ne puissent la suivre dans tous ses mouvemens. Cependant je voudrais que le roi Louis voulût bien nous dire pourquoi il a reçu ces dames à sa cour, si elles ne s’y sont pas rendues sur son invitation.

– Je ne les ai pas reçues à ma cour, beau cousin, répondit le roi : je ne les ai vues qu’en particulier, par compassion, et j’ai saisi la première occasion pour les placer sous la protection du respectable évêque, votre propre allié. Que Dieu daigne lui être favorable ! Ce digne prélat était plus capable que moi et qu’aucun prince séculier de concilier la protection due à des fugitives avec la foi due à un prince allié dont elles avaient fui les domaines. Je demande hardiment à cette jeune dame si elles ont trouvé beaucoup de cordialité dans l’accueil qu’elles ont reçu de moi ; s’il n’a pas été, au contraire, de nature à leur faire exprimer le regret d’avoir fait de ma cour leur lieu de refuge.

– Il fut si loin d’être cordial, répondit Isabelle, que je doutai qu’il fût possible que Votre Majesté nous eût fait inviter à nous rendre à sa cour, comme nous en avaient assurées ceux qui se prétendaient vos agens ; puisque, en supposant qu’ils eussent été autorisés, il aurait été difficile de concilier la conduite de Votre Majesté avec ce que nous avions droit d’attendre d’un roi, d’un chevalier, d’un simple gentilhomme.

La jeune comtesse, en parlant ainsi, jetait au roi un coup d’œil qui semblait lui adresser un reproche ; mais le cœur de Louis était à l’épreuve d’une semblable attaque. Au contraire, parcourant des yeux le cercle qui l’entourait, en étendant le bras avec un geste de satisfaction, il sembla faire un appel triomphant à tous ceux qui étaient présens, comme pour leur demander si la réponse de la comtesse n’était pas un témoignage irrésistible de son innocence.

Cependant le duc de Bourgogne jeta sur lui un sombre regard, qui semblait dire que s’il était, jusqu’à certain point, réduit au silence, il s’en fallait de beaucoup qu’il fût satisfait. Se tournant ensuite vers la comtesse, il lui dit d’un ton brusque : – Dans ce récit de tous vos voyages, belle jouvencelle, vous ne nous avez rien dit de vos aventures amoureuses ? Ah ! déjà rougir ! Ne s’est-il pas trouvé certains chevaliers de la forêt qui ont tenté d’apporter une interruption à votre voyage ? Cet incident est déjà parvenu, à mes oreilles, et nous verrons tout à l’heure s’il n’est pas possible d’en tirer parti. Dites-moi, roi Louis, pour empêcher cette belle Hélène de Troie, ou de Croye, de semer encore la zizanie parmi les rois, ne serait-il pas à propos de la pourvoir d’un mari ?

Le roi savait d’avance quelle proposition désagréable, il allait probablement entendre, cependant il donna un assentiment calme et silencieux à ce que le duc venait de dire. Mais Isabelle, voyant qu’elle allait être poussée à l’extrémité, s’arma d’un nouveau courage. Elle quitta le bras de la comtesse de Crèvecœur sur lequel elle s’était appuyée jusqu’alors, avança d’un air timide et plein de dignité ; et s’agenouillant devant le trône du duc, elle lui dît avec assez de fermeté :

– Noble duc de Bourgogne, monseigneur suzerain, je reconnais la faute que j’ai commise en quittant vos domaines sans votre gracieuse permission, et je me soumets humblement à tel châtiment qu’il vous plaira de m’imposer. Je mets à votre disposition mes terres et mes châteaux ; je demande seulement à votre générosité, par égard pour la mémoire de mon père, de m’accorder ce qui sera indispensable pour assurer l’admission du dernier rejeton de la famille de Croye dans un couvent où elle puisse passer le reste de sa vie.

– Que pensez-vous, Sire, de la requête de cette jeune personne ? demanda le duc à Louis.

– Je pense, répondit le roi, que c’est une humble et sainte demande, inspirée sans doute par cette grâce divine à laquelle on ne doit ni se refuser ni résister.

– L’humble sera exalté, s’écria Charles. Relevez-vous, comtesse Isabelle ; nous vous voulons plus de bien que vous ne vous en voulez à vous-même. Nous n’avons dessein ni de séquestrer vos biens, ni de diminuer vos honneurs ; au contraire, nous voulons augmenter les uns, et élever encore davantage les autres.

– Hélas ! monseigneur, répondit Isabelle, ce sont vos bontés mêmes que je crains. Je les crains plus que votre déplaisir, puisque ce sont elles qui me forcent…

– Par saint George de Bourgogne ! s’écria le duc ; nos volontés seront-elles contrariées, nos ordres méprisés à chaque instant ? Relevez-vous, vous dis-je, ma mignonne, et retirez-vous pour le présent. Quand nous aurons le temps de penser à vous, nous arrangerons les choses de telle sorte que, tête-saint-gris ! il faudra que vous obéissiez, ou nous verrons.

Malgré cette réponse sévère, Isabelle restait à ses pieds, et son opiniâtreté aurait probablement porté le duc à lui parler encore plus durement, si la comtesse de Crèvecœur, qui connaissait l’humeur de ce prince beaucoup mieux que sa jeune parente, ne se fût avancée pour la relever, et ne l’eût emmenée hors de la salle du conseil. On fit alors comparaître Quentin Durward. Il se présenta devant le roi et le duc avec cette aisance, aussi éloignée d’une réserve timide que d’une hardiesse présomptueuse, qui convient à un jeune homme bien né et bien élevé, sachant rendre honneur et respect à qui de droit, sans se laisser éblouir ou intimider par la présence de ceux qu’il honore et qu’il respecte. Son oncle lui avait fourni les moyens de se montrer de nouveau avec les armes et l’uniforme des archers de la garde écossaise ; et ses traits, son air, tout son extérieur, faisaient encore valoir son costume splendide. Sa grande jeunesse inspirait aussi à tous les conseillers des préventions favorables. Aucun d’eux ne pouvait croire qu’un roi doué de tant de sagacité eut choisi un si jeune homme pour confident de ses intrigues politiques ; et c’était ainsi que Louis trouvait souvent de grands avantages dans le choix singulier qu’il faisait de ses agens, en les prenant à un âge et dans un rang où l’on ne se serait pas attendu à les trouver.

D’après l’ordre du duc, sanctionné par celui de Louis, Quentin se mit à faire la relation de son voyage avec les dames de Croye jusqu’aux environs de Liège, commençant par répéter les instructions du roi, qui le chargeaient de les conduire en sûreté au château de l’évêque.

– Et vous avez fidèlement exécuté mes ordres ? demanda le roi.

– Oui, Sire, répondit Durward.

– Vous oubliez une circonstance, dit le duc ; vous avez été attaqué près de Tours, dans la forêt, par deux chevaliers errans.

– Il ne me convient ni de parler de cet incident, ni de me le rappeler, répondit le jeune archer en rougissant avec modestie.

– Mais mo i, dit le duc d’Orléans, il ne convient pas que je l’oublie. Ce jeune homme a rempli sa mission avec intrépidité, et il a exécuté ses devoirs d’une manière dont je me souviendrai long-temps. Viens me trouver dans mon appartement, jeune archer, quand cette affaire sera terminée, et tu verras que je n’ai pas oublié ta bravoure. Je suis charmé de voir que ta modestie soit égale à ton courage.

– Viens me voir aussi, lui dit Dunois : j’ai un casque à te donner, car je crois que je t’en dois un.

Quentin les salua avec respect, et l’on reprit son interrogatoire. Sur la demande du duc, il produisit les instructions qu’il avait reçues par écrit.

– Avez-vous suivi ces instructions à la lettre ? lui demanda le duc.

– Non, monseigneur. Elles me prescrivaient, comme vous pouvez le voir, de traverser la Meuse près de Namur, et cependant j’ai côtoyé la rive gauche, comme m’offrant la route la plus courte et la plus sûre pour arriver à Liège.

– Et pourquoi ce changement ?

– Parce que la fidélité de mon guide commençait à me devenir suspecte.

– Maintenant, reprit le duc, fais bien attention aux questions que je vais te faire. Réponds-y avec vérité, et ne crains le ressentiment de qui que ce soit. Mais si tu biaises ou si tu tergiverses le moins du monde dans tes réponses, je te ferai suspendre par une chaîne de fer au haut du clocher de l’église du marché, et tu auras à appeler la mort long-temps avant qu’elle daigne t’écouter.

Un profond silence s’ensuivit ; enfin, ayant donné au jeune homme, à ce qu’il lui parut, le temps de bien réfléchir à la situation dans laquelle il se trouvait, Charles lui demanda qui était son guide, qui le lui avait donné, et pourquoi il lui était devenu suspect.

Quentin répondit à la première question en nommant Hayraddin Maugrabin, le Bohémien ; à la seconde, que ce guide lui avait été donné par Tristan l’Ermite ; et pour répondre à la troisième, il raconta tout ce qui s’était passé au couvent de franciscains près de Namur ; comment le Bohémien en avait été chassé ; par quels motifs il s’était déterminé à le suivre, et comment il avait entendu son entretien avec un lansquenet de Guillaume de la Marck, entretien dont le but était d’arranger, un plan pour surprendre les deux dames voyageant sous sa protection.

– Et ces scélérats… ? mais fais bien attention, dit le duc, que ta vie dépend de ta véracité ; ces scélérats ont-ils dit qu’ils étaient autorisés par le roi, par le roi Louis de France ici présent, à tramer ce plan de surprise pour s’emparer de la personne de ces deux dames ?

– Quand ces infâmes coquins l’auraient dit, répliqua Durward, je n’en aurais dû rien croire, puisque j’avais les paroles du roi lui-même à opposer aux leurs.

Le roi, qui avait écouté jusqu’alors avec la plus grande attention, ne put s’empêcher, en entendant la réponse de Durward, de respirer fortement, comme un homme dont la poitrine est soulagée tout à coup d’un poids qui l’oppressait. Le duc parut encore déconcerté et mécontent ; et revenant à la charge, il demanda de nouveau à Quentin s’il n’avait pas compris, d’après la conversation de ces misérables, que le complot qu’ils tramaient avait la sanction du roi Louis.

– Je n’ai rien entendu qui pût m’autoriser à vous répondre affirmativement, répondit Quentin, qui, quoique intérieurement convaincu qu’Hayraddin n’avait agi que d’après les ordres secrets de Louis, croyait pourtant que son devoir ne lui permettait pas de faire connaître ses soupçons ; – et je vous répète, ajouta-t-il, que quand même j’aurais entendu de pareils scélérats avancer une telle assertion, leur témoignage n’aurait pas eu pour moi le moindre poids auprès des instructions positives que j’avais reçues du roi lui-même.

– Tu es un fidèle messager, dit le duc avec un sourire amer ; et j’ose dire qu’en obéissant si bien aux instructions du roi, tu as trompé son attente d’une manière qui aurait pu te coûter cher si les événemens subsequens n’avaient donné à ta fidélité aveugle l’apparence d’un bon office.

– Je ne vous comprends pas, monseigneur, répliqua. Durward avec fermeté. Tout ce que je sais, c’est que mon maître le roi Louis m’a donné ordre de protéger ces dames, et que j’ai agi en conséquence, tant en nous rendant à Schonwaldt, qu’au milieu des scènes cruelles qui ont eu lieu dans ce château. Les instructions du roi étaient honorables, et je les ai honorablement exécutées. S’il en avait eu à donner d’une nature différente, elles n’auraient pu convenir à un homme de mon nom et de mon pays.

– Fier comme un Écossais ! s’écria Charles, qui, quoique mécontent de la réplique de Durward, n’était pas assez injuste pour lui en avoir mauvais gré. Mais dis-moi donc en vertu de quelles instructions tu as parcouru les rues de Liège, comme je l’ai appris de quelques fugitifs de Schonwaldt, à la tête de ces mutins qui assassinèrent cruellement ensuite leur prince temporel, leur père spirituel ? – Peu de temps après que le meurtre fut commis, n’as-tu pas prononcé une harangue où tu t’annonçais comme un agent de Louis, pour te mettre en crédit parmi les scélérats qui venaient de se souiller de ce crime abominable ?

– Monseigneur, répondit Quentin, il ne serait pas difficile de trouver assez de témoins pour prouver que je n’ai pas pris à Liège la qualité d’agent du roi Louis. C’est l’obstination du peuple qui m’y a conféré ce titre malgré moi, et tous mes efforts pour le désabuser ont été inutiles. Je l’ai dit aux serviteurs de l’évêque après avoir réussi à m’échapper de la ville. Je leur ai recommandé de veiller à la sûreté du château ; et s’ils avaient fait attention à mes avis, peut-être aurait-on prévenu les calamités et les horreurs de la nuit suivante. Il est vrai, j’en conviens, que dans le moment du plus grand danger, j’ai profité de l’influence que pouvait me donner la qualité qu’on m’avait gratuitement attribuée, pour sauver la comtesse Isabelle, protéger ma propre vie, et empêcher de nouveaux massacres. Je répète, et je le soutiendrai envers et contre tous, je n’avais aucune mission du roi Louis pour Liège, et qu’enfin, lorsque je me suis servi du titre de son envoyé, qu’on m’avait conféré mal à propos et malgré moi, je n’ai fait que ramasser un bouclier pour m’en servir à me protéger, moi et les autres, dans un cas urgent, sans m’inquiéter si j’avais droit aux armoiries qu’il portait.

– Et en cela, dit Crèvecœur, incapable de garder plus long-temps le silence, mon jeune compagnon et prisonnier a agi avec autant de courage que de bon sens. Ce qu’il a fait en cette occasion ne peut avec justice s’imputer à blâme au roi Louis.

Un murmure général d’assentiment se fit entendre dans toute l’assemblée. Les oreilles du roi Louis en furent agréablement affectées, mais celles de Charles s’en trouvèrent offensées. Il lança des regards de courroux autour de lui. Ces sentimens si généralement exprimés par les plus puissans de ses vassaux et les plus sages de ses conseillers, ne l’auraient probablement pas empêché de se livrer à toute la violence de son caractère despotique, si d’Argenton, qui prévit l’orage, n’eût réussi à le détourner, en lui annonçant tout à coup l’arrivée d’un héraut envoyé par la ville de Liège.

– Un héraut envoyé par des tisserands et des cloutiers ! s’écria le duc ; qu’on l’admette à l’instant ! De par Notre-Dame, ce héraut nous apprendra, sur les projets et les espérances de ceux qui l’emploient, quelque chose de plus que ce jeune homme d’armes franco-écossais ne paraît avoir envie de le faire.

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