CHAPITRE XXXI. L’Entrevue des deux Amans.

« Jeune et vaillant soldat, songe à garder ta foi !
« Et toi, jeune beauté, garde aussi ta promesse :
« Laissez la politique à la froide vieillesse ;
« Montrez-vous aussi purs que le ciel azuré
« Avant que de midi le soleil ait pompé
« Les humides vapeurs qui forment les nuages. »

L’Épreuve.

Pendant la matinée importante et périlleuse qui précéda l’entrevue des deux princes dans le château de Péronne, Olivier le Dain servit son maître en agent aussi vif qu’habile, prodiguant partout les présens et les promesses, pour lui procurer des partisans, afin que, lorsque la fureur du duc éclaterait, chacun se trouvât intéressé à étouffer l’incendie plutôt qu’à l’accroître. Il se glissa comme la nuit de tente en tente et de maison en maison, se faisant des amis partout, non dans le sens de l’apôtre, mais avec le Mammon d’iniquité. Comme on l’a dit d’un autre agent politique non moins actif, – il avait le doigt dans la main, et la bouche dans l’oreille de chacun ; et par diverses raisons, dont nous avons déjà fait connaître plusieurs, il s’assura des bons offices d’un grand nombre de seigneurs bourguignons qui avaient quelque chose à espérer ou à craindre de la France, ou qui pensaient que si l’autorité de Louis se trouvait trop réduite, le duc en marcherait d’un pas plus ferme et plus assuré vers le despotisme, pour lequel il avait un penchant bien décidé.

Quand il s’agissait de gagner quelqu’un près de qui il craignait que ni sa présence ni ses argumens ne pussent réussir, il employait l’entremise de quelque autre serviteur du roi ; et ce fut ainsi qu’il obtint du comte de Crèvecœur la permission pour lord Crawford et le Balafré, d’avoir une entrevue avec Quentin Durward, qui, depuis son arrivée à Péronne, était gardé au secret, mais traité honorablement. Des affaires particulières furent alléguées comme la cause de cette demande ; mais il est probable que Crèvecœur, qui craignait que les passions impétueuses de son maître ne le portassent à se déshonorer par quelque acte de violence envers Louis, ne fut pas fâché de fournir à Crawford l’occasion de donner au jeune archer quelques avis qui pussent être utiles au roi de France.

L’entrevue des trois compatriotes fut cordiale et même touchante.

– Tu es un singulier jeune homme, dit lord Crawford à Durward en lui frappant doucement sur la tête, comme un aïeul le ferait à son petit-fils ; certes la fortune t’a favorisé comme si tu étais né coiffé.

– Tout cela vient de ce qu’il a obtenu si jeune une place d’archer, dit le Balafré : on n’a jamais tant parlé de moi, beau neveu, parce que j’avais vingt-cinq ans avant d’être hors de page.

– Et tu faisais un page passablement grotesque, mon brave montagnard, dit le commandant, avec ta barbe large comme une pelle de boulanger, et un dos comme celui du vieux Wallace Wight.

– Je crois, dit Quentin en baissant les yeux, que je ne porterai que peu de temps ce titre distingué, car j’ai dessein de quitter le service des archers de la garde.

Le Balafré resta muet de surprise, et les traits du vieux Crawford exprimèrent le mécontentement. Enfin le premier, recouvrant la parole, s’écria : – Quitter le service ! Renoncer à votre place dans les archers de la garde écossaise ! a-t-on jamais ouï parler d’un tel rêve ? Je ne donnerais pas la mienne pour celle de grand connétable de France.

– Paix donc, Ludovic, dit lord Crawford ; ne vois-tu pas que ce jeune homme sait suivre le vent mieux que nous, pauvres gens de l’ancien temps ? Son voyage lui a fourni quelques jolis contes à faire sur le roi Louis ; et il va se faire Bourguignon afin de trouver quelque petit profit à les raconter au duc Charles.

– Si je le croyais, dit le Balafré, je lui couperais la gorge de mes propres mains, fut-il cinquante fois le fils de ma sœur.

– Mais avant tout, bel oncle, dit Quentin, vous vous informeriez si j’ai mérité d’être traité ainsi ? Quant à vous, milord, sachez que je ne suis pas un rapporteur de contes, et que ni la question ni les tortures n’arracheraient de moi, au préjudice du roi Louis, un seul mot de tout ce que j’ai pu apprendre pendant que j’étais à son service. Mon devoir m’impose le silence à cet égard ; mais je ne resterai pas dans un service où, indépendamment des périls que je puis courir en combattant honorablement mes ennemis, je suis exposé à des embuscades dressées par mes propres amis.

– Si les embuscades ne lui plaisent pas, dit le Balafré en regardant douloureusement lord Crawford, j’en suis fâché, mais tout est dit pour lui. J’ai donné dans trente embuscades, et moi-même j’y ai été placé, car c’est une des ruses de guerre favorites de notre roi.

– C’est la vérité, Ludovic, dit lord Crawford ; et cependant taisez-vous, car je crois que je comprends cette affaire mieux que vous.

– Je prie Notre-Dame que vous la compreniez, milord, répondît le Balafré ; mais je souffre jusque dans la moelle des os, en pensant que le fils de ma sœur a peur d’une embuscade.

– Jeune homme, dit Crawford, je devine en partie ce que vous voulez dire. Vous avez éprouvé quelque trahison dans le voyage que vous venez de faire par ordre du roi, et vous avez lieu de le soupçonner d’en être l’auteur.

– J’ai été sur le point d’en éprouver une en m’acquittant des ordres du roi, répondit Quentin ; mais j’ai eu le bonheur de la déjouer. Que Sa Majesté en soit innocente ou coupable, c’est ce que je laisse à Dieu et à sa conscience. Le roi m’a nourri quand j’avais faim ; il m’a accueilli quand j’étais errant et étranger, je ne le chargerai jamais, dans l’adversité, d’accusations qui peuvent être injustes, puisque je ne les ai entendues sortir que des bouches les plus impures.

– Mon cher enfant ! mon brave garçon, s’écria Crawford en le serrant dans ses bras, c’est penser et parler en Écossais. Vous êtes Écossais jusqu’au bout des ongles. Vous parlez en homme qui, voyant un ami le dos déjà tourné à la muraille, oublie la cause de querelle qu’il lui avait donnée, et ne se souvient que des services qu’il en a reçus.

– Puisque mon capitaine a embrassé mon neveu, dit le Balafré, je puis en faire autant. Je voudrais pourtant qu’il apprît qu’il est aussi nécessaire à un bon soldat de bien entendre le service d’une embuscade, qu’il l’est à un prêtre de savoir lire son bréviaire.

– Silence, Ludovic, dit Crawford ; vous êtes un âne, mon ami, et vous ne sentez pas tout ce que vous devez au ciel pour en avoir reçu un tel neveu. Et maintenant, Quentin, mon cher ami, dites-moi si le roi a connaissance de la brave, noble et chrétienne résolution que vous avez prise ? car dans la crise où il se trouve, le pauvre monarque a grand besoin de savoir sur qui il peut compter. S’il avait amené avec lui toute la brigade de ses gardes… Mais que la volonté du ciel s’accomplisse ! Eh bien ! dites-moi, le roi est-il instruit ?

– Je ne puis trop vous le dire, répondit Quentin, cependant j’ai assuré son savant astrologue, Martius Galeotti, que je suis déterminé à garder le silence sur tout ce qui pourrait nuire au roi dans l’esprit du duc de Bourgogne. Je vous prie de m’excuser si je n’entre à cet égard dans aucun détail ; et vous pouvez bien juger que j’ai été encore bien moins disposé à en donner à l’astrologue.

– Ah ! ah ! dit lord Crawford, effectivement je me rappelle qu’Olivier m’a dit que Galeotti a prophétisé très-fermement au roi la conduite que vous tiendriez ; et je suis charmé de voir qu’il avait pour le faire une meilleure autorité que les astres.

– Lui, prophétiser ? s’écria le Balafré en riant ; les astres lui ont-ils jamais dit que l’honnête Ludovic aidait une joyeuse commère, au Plessis, à dépenser les beaux ducats que le philosophe lui jette sur son giron ?

– Paix donc, Ludovic, lui dit son capitaine ; paix donc, brute que tu es. Si tu ne respectes pas mes cheveux gris, parce que je suis moi-même un vieux routier, respecte du moins la jeunesse et l’innocence de ton neveu, et ne nous fais plus entendre de pareilles sottises.

– Votre Honneur a le droit de dire ce que bon lui semble, répondit Ludovic ; mais, sur ma foi ! la seconde vue de Saunders Souplesaw, savetier à Glen-Houlakin, valait deux fois plus que le talent prophétique de ce Galeotti, Galipotty, ou n’importe quel nom vous lui donniez. Saunders a prédit d’abord que tous les enfans de ma Sœur mourraient un jour ; et il a fait cette prédiction à l’instant de la naissance du plus jeune, qui est Quentin que voici : or, Quentin mourra sans doute un jour, pour que la prophétie soit accomplie, et malheureusement elle l’est déjà à peu près, car excepté lui, toute la couvée est partie. Il m’a prédit ensuite à moi-même que je ferais ma fortune par un mariage, ce qui arrivera sans doute aussi en temps convenable, puisque cela n’est pas encore arrivé ; mais je ne sais trop ni quand ni comment. Enfin Saunders a prédit…

– À moins que cette prédiction ne vienne singulièrement à propos, Ludovic, dit lord Crawford, je vous prierai de nous en faire grâce ; il faut que vous et moi nous laissions à présent votre neveu, en adressant nos prières à Notre-Dame pour qu’elle le confirme dans ses bonnes intentions ; car c’est une affaire dans laquelle un seul mot prononcé à la légère pourrait faire plus de mal que tout le parlement de Paris n’en pourrait réparer. Je vous donne ma bénédiction, mon garçon ; et ne vous pressez pas tant de songer à quitter notre corps, car il y aura avant peu de bons coups à donner en face du jour, et sans avoir d’embuscades à craindre.

– Je vous donne aussi ma bénédiction, mon neveu, dit Ludovic, car puisque mon noble capitaine est satisfait, je le suis aussi, comme c’est mon devoir.

– Un instant, monseigneur, dit Quentin en tirant à part lord Crawford ; je ne dois pas oublier de vous dire qu’il existe encore dans le monde quelqu’un qui a appris de moi des circonstances sur lesquelles la sûreté du roi exige que le secret soit gardé, et qui, n’ayant pas à remplir comme moi un devoir que m’imposent ma place et la reconnaissance, pourrait croire que l’obligation du silence ne s’étend pas sur elle.

– Sur elle ! s’écria Crawford ; pour le coup, s’il y a une femme dans le secret, que le ciel ait pitié de nous ! car nous sommes encore en danger de naufrage.

– Ne le croyez pas, seigneur, répondit Durward ; mais employez votre crédit auprès du comte de Crèvecœur pour qu’il me permette d’avoir une entrevue avec la comtesse Isabelle de Croye. C’est elle qui est instruite de mon secret, et je ne doute pas que je ne réussisse à la décider à le garder comme moi-même sur tout ce qui pourrait exciter le ressentiment du duc contre le roi Louis.

Le vieux commandant réfléchit assez long-temps, leva les yeux au plafond, les baissa vers le plancher, secoua la tête, et dit enfin : – Il y a dans tout cela quelque chose que je ne comprends pas. La comtesse Isabelle de Croye ! une entrevue avec une dame si distinguée par son rang, par sa naissance, par sa fortune ! Et toi, jeune Écossais n’ayant que la cape et l’épée, si sûr d’obtenir d’elle ce que tu veux lui demander ! – Il faut que vous ayez une étrange confiance en vous-même, mon jeune ami, ou que vous ayez bien employé le temps pendant votre voyage. Mais, par la croix de saint André ! je parlerai en votre faveur à Crèvecœur ; et comme il craint véritablement que la colère du duc ne le porte contre le roi à quelque extrémité déshonorante pour lui et pour la Bourgogne, je crois qu’il est assez probable qu’il consentira à votre demande, quoique, sur mon honneur, elle soit singulière.

À ces mots, et faisant un mouvement des épaules, le vieux lord sortit de l’appartement, suivi de Ludovic, qui, se modelant toujours sur son chef, et quoiqu’il ignorât ce qui venait de se passer entre celui-ci et Quentin, tâcha de prendre un air aussi important et aussi mystérieux que Crawford lui-même.

Au bout de quelques minutes, lord Crawford revint, mais sans être accompagné du Balafré. Le vieillard semblait dans un accès d’humeur bizarre : il riait, et à ce qu’il paraissait, en dépit de lui-même ; il avait un air goguenard qui agitait singulièrement les rides de ses traits naturellement rigides ; il secouait en même temps la tête, et paraissait occupé de quelque chose qu’il ne pouvait s’empêcher de condamner, quoique cette même chose lui parut burlesque.

– Certes, mon jeune concitoyen, dit-il à Quentin, vous n’êtes pas dégoûté ! Jamais la timidité ne vous empêchera de réussir auprès d’une belle. J’ai fait avaler votre proposition à Crèvecœur, quoiqu’elle fut pour lui comme un verre de vinaigre, car il m’a juré par tous les saints de la Bourgogne que, s’il ne s’agissait de l’honneur de deux princes et de la paix de deux États, vous ne verriez jamais seulement la trace d’un pied de la comtesse Isabelle sur le sable. S’il n’avait pas une dame, et une belle dame, je le soupçonnerais de vouloir rompre une lance lui-même pour cette captive. Peut-être pense-t-il à son neveu, le comte Étienne. Une comtesse ! – Vous en faut-il donc de cet aloi ? Mais allons, suivez-moi. Songez que votre entrevue avec elle doit être courte. D’ailleurs vous savez sans doute mettre à profit les instans. Ho ! ho ! ho ! sur ma foi, je n’ai pas la force de te gronder de ta présomption, tant elle me fait rire !

Les joues rouges comme de l’écarlate, offensé, déconcerté par les insinuations un peu brusques du vieux lord, piqué de voir que sa passion était regardée comme absurde et ridicule par quiconque avait du jugement et de l’expérience, Durward suivit lord Crawford en silence au couvent des Ursulines, où la jeune comtesse était logée ; et en entrant dans le parloir, ils y trouvèrent le comte de Crèvecœur.

– Eh bien ! jeune homme, dit le comte à Quentin, d’un ton sévère, il parait qu’il faut que vous voyiez encore une fois la belle compagne de votre expédition romanesque ?

– Oui, monsieur le comte, répondit Quentin ; et qui plus est, il faut que je la voie sans témoins.

– Il n’en sera rien, s’écria Crèvecœur. Je vous en fais juge, lord Crawford. Cette jeune dame, la fille de mon ancien ami, de mon compagnon d’armes, la plus riche héritière de la Bourgogne, a avoué une sorte de… ; qu’allais-je dire ? en un mot, elle est folle, et votre jeune archer est un fat présomptueux. Ils ne se verront pas sans témoins.

– En ce cas je ne dirai pas un seul mot à la comtesse, car je ne lui parlerai pas en votre présence, s’écria Quentin transporté de joie. Quelque présomptueux que je sois, ce que vous venez de m’apprendre surpasse de beaucoup ce que j’aurais osé espérer.

– Il a raison, mon cher ami, dit Crawford au comte, et votre langue a marché plus vite que la prudence n’aurait dû le lui permettre. Mais puisque vous me faites juge de l’affaire, je vous dirai qu’il y a une bonne et forte grille qui divise le parloir. Je vous conseille donc de vous y fier, et qu’ils fassent ce qu’ils pourront avec leur langue. Corbleu ! la vie d’un roi et celle de plusieurs milliers d’hommes doivent-elles être mises en balance avec ce que deux jeunes gens pourront se souffler dans l’oreille l’un de l’autre pendant une couple de minutes ?

À ces mots, il entraîna Crèvecœur hors de l’appartement ; et le comte, le suivant presque malgré lui, sortit en jetant des regards courroucés sur le jeune archer.

Ils étaient à peine partis, que la comtesse Isabelle parut de l’autre côté de la grille. Dès qu’elle vit que Quentin était seul dans le parloir, elle s’arrêta et resta les yeux baissés pendant quelques secondes.

– Et pourquoi me montrerais-je ingrate, dit-elle enfin, parce que certaines gens ont conçu des soupçons injustes ? Mon protecteur ! mon sauveur ! puis-je dire ; au milieu de tous les dangers que j’ai courus, mon fidèle et constant ami !

Tout en parlant ainsi, elle s’avançait vers lui, et elle lui tendit la main à travers la grille. Elle ne fit même aucun effort pour la retirer, tandis qu’il la couvrait de baisers et qu’il la mouillait de larmes. Elle se borna à lui dire : – Si nous devions nous revoir encore, Durward, je ne vous permettrais pas cette folie.

Si l’on fait attention aux périls dont Quentin, l’avait préservée ; si l’on réfléchit qu’il avait été dans le fait son unique, son fidèle et zélé défenseur, mes lectrices, quand même il se trouverait parmi elles de belles comtesses et de riches héritières, pardonneront à Isabelle, cette dérogation à sa dignité.

Elle dégagea pourtant enfin sa main de celles de Durward, s’éloigna d’un pas de la grille, et lui dit d’un ton fort embarrassé : – Eh bien ! qu’avez-vous à me demander ? car vous avez une demande à me faire ; je l’ai appris du vieux lord écossais, qui est venu ici il y a quelques instans avec mon cousin Crèvecœur. Si elle est raisonnable, si elle est telle que la pauvre Isabelle puisse l’accorder sans manquer à son devoir et à son honneur, vous ne devez pas craindre d’être refusé. Mais ne vous pressez pas trop de parler, ajouta-t-elle en jetant autour d’elle un regard craintif ; songez à ne rien dire qui puisse être interprété à notre désavantage si l’on nous entendait.

– Ne craignez rien, noble dame, répondit Quentin douloureusement : ce n’est pas ici que je puis oublier la distance que le destin a placée entre nous, et vous exposer à la censure de vos fiers parens comme l’objet de l’amour le plus dévoué d’un homme plus pauvre et moins puissant qu’ils ne le sont. Que cette idée passe, comme un rêve de la nuit, pour tout le monde, excepté pour un cœur où, tout rêve qu’elle est, elle tiendra la place de toutes les réalités.

– Silence ! silence ! s’écria Isabelle à demi-voix, par intérêt pour vous, par égard pour moi, ne parlez pas ainsi. Dites-moi plutôt ce que vous avez à me demander.

– Un généreux pardon pour un homme qui, dans des vues d’égoïsme, s’est conduit envers vous en ennemi.

– Je crois que je pardonne à tous mes ennemis. Mais, ô Durward, au milieu de quelles scènes votre fermeté et votre présence d’esprit m’ont-elles sauvée ! Cette salle ensanglantée ! ce bon évêque ! ce n’est qu’hier que j’ai appris toutes les horreurs dont je fus le témoin insensible !

– Oubliez-les, dit Quentin, qui remarqua que les vives couleurs dont les joues d’Isabelle avaient été couvertes pendant cet entretien faisaient place à une pâleur mortelle ; ne jetez pas les yeux en arrière ; regardez en avant avec le courage que doivent avoir ceux qui voyagent sur une route dangereuse. Écoutez-moi ; vous plus que personne, vous avez le droit de faire connaître Louis pour ce qu’il est véritablement, de le proclamer un politique fourbe et astucieux. Mais si vous l’accusez de vous avoir encouragée à fuir de Bourgogne, et surtout d’avoir concerté une trahison pour vous faire tomber entre les mains de de la Marck, vous causerez probablement le détrônement ou même la mort du roi ; et, dans tous les cas, vous occasionnerez entre la France et la Bourgogne la guerre la plus sanglante que ces deux pays aient jamais eue à soutenir l’un contre l’autre.

– À Dieu ne plaise que je sois cause de tels malheurs, s’il est possible de les éviter ! Quand même je pourrais me livrer à quelques idées de vengeance, le moindre désir de votre part m’y ferait renoncer. Est-il possible que je conserve plus de souvenir des torts de Louis que des services inappréciables que vous m’avez rendus ? Mais comment faire ? Lorsque je serai appelé devant mon souverain, le duc de Bourgogne, il faudra que je garde le silence ou que je dise la vérité. Si je refuse de parler, on m’accusera d’opiniâtreté, et vous ne voudriez pas me voir me souiller d’un mensonge.

– Non certainement ! mais quand vous aurez à parler, ne dites de Louis que ce que vous savez personnellement et par vous-même être la vérité. Si vous êtes obligée de faire mention de ce que d’autres vous ont appris, n’en parlez que comme de rapports ; quelque croyables qu’ils puissent vous paraître, n’y donnez pas crédit en paraissant y ajouter foi ; n’assurez rien qui ne soit à votre connaissance personnelle. Le conseil d’État de Bourgogne ne peut refuser à un monarque la justice qu’on accorde en mon pays au dernier des accusés : on doit le regarder comme innocent, jusqu’à ce que l’accusation portée contre lui soit démontrée par des preuves directes et suffisantes. Or, pour prouver les faits qui ne sont pas à votre connaissance personnelle, il faudra qu’on rapporte d’autres preuves que des ouï-dire.

– Je crois que je vous comprends, dit la comtesse.

– Je vais m’expliquer encore plus clairement, dit Quentin ; et il commença à lui rendre ses préceptes plus intelligibles par des exemples ; mais au milieu de l’explication la cloche du couvent sonna.

– Ce signal nous avertit qu’il faut nous séparer, dit la comtesse ; nous séparer pour toujours ! Mais ne m’oubliez pas, Durward ; je ne vous oublierai jamais. Vos fidèles services…

Elle ne put lui en dire davantage, mais elle lui tendit encore la main ; il la pressa de nouveau sur ses lèves, et je ne sais comment il arriva qu’en voulant la retirer, la comtesse approcha tellement son visage de la grille, que Quentin osa imprimer son dernier adieu sur sa bouche. Isabelle ne le gronda pas, peut-être n’en eut-elle pas le temps, car au même instant Crèvecœur et Crawford, qui avaient été placés dans un réduit secret d’où ils avaient tout vu sans pouvoir rien entendre, entrèrent à la hâte dans le parloir, le premier bouillant de colère, et courant plutôt qu’il ne marchait ; l’autre le retenant en riant.

– Dans votre chambre, jeune dame ! dans votre chambre ! cria le comte à Isabelle, qui, baissant son voile, se retira avec précipitation ; et vous mériteriez qu’on vous enfermât dans une cellule, avec du pain et de l’eau pour toute nourriture. Quant à vous, mon beau monsieur, qui êtes si malavisé, le temps viendra où les intérêts des rois et des royaumes n’auront rien de commun avec des gens comme vous, et l’on vous apprendra quel châtiment mérite l’audace d’un mendiant qui ose lever les yeux sur…

– Paix ! paix ! en voilà bien assez ! pas un mot de plus ! s’écria le vieux lord ; et vous, Quentin, silence ! je vous l’ordonne, retournez dans votre appartement. Sire comte de Crèvecœur, ne prenez pas un ton si méprisant : Quentin Durward est aussi bon gentilhomme que le roi, comme disent les Espagnols ; seulement il n’est pas aussi riche ; il est aussi noble que moi, et je suis le chef de mon nom ; ce n’est pas à nous qu’il convient de parler de châtiment pour oser…

– Milord ! milord ! s’écria Crèvecœur avec impatience, l’insolence de ces mercenaires étrangers est passée en proverbe ; et vous qui êtes leur chef, vous devez la réprimer au lieu de l’encourager.

– Il y a cinquante ans que je commande les archers de la garde, comte de Crèvecœur, je n’ai jamais eu besoin des conseils d’aucun Français ni d’aucun Bourguignon ; et sauf votre bon plaisir, je compte m’en passer tant que je conserverai cette place.

– Fort bien, milord, fort bien, votre rang et votre âge vous donnent des privilèges. Quant à ces jeunes gens, je veux bien oublier le passé, attendu que je prendrai de bonnes mesures pour qu’ils ne se revoient jamais.

– Ne promettez pas cela sur le salut de votre âme, Crèvecœur : des montagnes, dit-on, peuvent se rencontrer ; et pourquoi des créatures vivantes qui ont des jambes, et de l’amour pour mettre ces jambes en mouvement, ne se rencontreraient-elles pas ? Ce baiser était bien tendre, Crèvecœur ; il me semble de mauvais augure.

– Vous voulez encore mettre ma patience à l’épreuve, milord ; mais je ne vous donnerai pas cet avantage sur moi. Écoutez ! j’entends la cloche du château : elle convoque le conseil. Dieu seul peut prévoir l’issue de ce qui va se passer.

– L’issue, comte, je puis vous la prédire. C’est que si l’on se porte à quelque acte de violence contre la personne du roi, quoique ses amis soient en bien petit nombre et entourés par ses ennemis, il ne succombera ni seul, ni sans vengeance. Mon plus grand regret, c’est que Sa Majesté m’ait expressément défendu de prendre des mesures pour me préparer à une telle issue.

– Prévoir de tels malheurs, milord, c’est le plus sûr moyen de les occasionner. Obéissez aux ordres de votre maître ; ne donnez pas un prétexte à la violence en vous offensant trop facilement, et vous verrez que la journée se passera plus paisiblement que vous ne le présumez.

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