Cade. « Où est Dick, le boucher d’Ashford ?
Dick. « Le voici, Monsieur.
Cade. « Ils sont tombés devant toi comme des bœufs et
« des moutons ; et tu t’es conduit comme si tu
« avais été dans ton abattoir.
Shakspeare. Henri VI, partie ii.
On pourrait à peine imaginer un changement plus étrange et plus horrible que celui qui avait eu lieu dans la grande salle du château de Schonwaldt depuis que Quentin y avait dîné ; c’était un tableau qui offrait sous leurs traits les plus hideux toutes les misères de la guerre, d’une guerre surtout faite par les plus féroces de tous les soldats, les mercenaires d’un siècle barbare ; hommes qui, par habitude et par profession, s’étaient familiarisés avec tout ce que leur métier offre de plus cruel et de plus sanguinaire, sans avoir une étincelle de patriotisme, une lueur de l’esprit romanesque de la chevalerie. Ces vertus, à cette époque, appartenaient, l’une aux hardis paysans qui combattaient pour la défense de leur pays, l’autre aux vaillans chevaliers qui prenaient les armes au nom de l’honneur et de leurs belles.
Dans cette salle où, quelques heures auparavant, des fonctionnaires civils et religieux prenaient un repas tranquille et décent, avec une sorte de cérémonial qui faisait qu’on ne s’y permettait une plaisanterie qu’à demi-voix ; là où, au milieu d’une superfluité de vin et de bonne chère, régnait naguère un décorum qui allait presqu’à l’hypocrisie, on pouvait voir une scène de débauche tumultueuse à laquelle Satan lui-même, s’il y eût présidé, n’aurait pu rien ajouter.
Au haut bout de la table, sur le trône de l’évêque, qu’on y avait apporté à la hâte de la salle du conseil, était assis le redoutable Sanglier des Ardennes, bien digne de ce nom dont il affectait de tirer gloire, et qu’il cherchait à justifier par tous les moyens possibles. Sa tête était découverte, mais il portait sa pesante et brillante armure, qu’à la vérité il quittait fort rarement. Sur ses épaules était un manteau ou surtout fait d’une peau de sanglier préparée, dont la corne des pieds et les défenses étaient d’argent. La peau de la tête était arrangée de manière qu’étant tirée sur son casque, quand il était armé, ou sur sa tête nue, en guise de capuchon, comme il la portait souvent quand il était sans casque, elle lui donnait l’air d’un monstre ricanant d’une manière effroyable. Tel il paraissait en ce moment ; mais sa physionomie n’avait guère besoin de ces nouvelles horreurs pour ajouter à celles qui étaient naturelles à son expression ordinaire.
La partie supérieure du visage de de la Marck, comme la nature l’avait formée, donnait presque un démenti à son caractère ; car quoique ses cheveux, quand il les montrait, ressemblassent aux soies dures et grossières du monstre dont les dépouilles formaient sa parure, néanmoins un front élevé et découvert, des joues pleines et animées, de grands yeux gris pâle, mais étincelans, et un nez recourbé comme le bec d’un aigle, annonçaient la bravoure et quelque générosité. Cependant ce qu’il y avait d’heureux dans l’expression de ses traits était entièrement détruit par ses habitudes de violence et d’insolence, qui jointes à tous les excès de ses débauches, donnaient à sa physionomie un caractère tout-à-fait différent de la galanterie grossière qu’elle aurait pu annoncer. Ses fréquens accès de fureur avaient enflé les muscles de ses joues, tandis que l’ivrognerie et le libertinage avaient amorti le feu de ses yeux et teint en rouge la partie qui aurait dû en être blanche ; ce qui donnait à toute sa figure une ressemblance hideuse avec le monstre auquel le terrible baron aimait à se comparer ; mais, par une espèce de contradiction assez singulière, de la Marck s’efforçait, par la longueur et l’épaisseur de sa barbe, de cacher la difformité naturelle qui lui avait fait donner un nom qui avait paru le flatter dans l’origine. Cette difformité était une épaisseur extraordinaire de la mâchoire inférieure r qui dépassait de beaucoup la supérieure, et de longues dents des deux côtés, qui ressemblaient aux défenses de cet animal féroce. C’était là ce qui, joint à sa passion pour la chasse, l’avait fait surnommer, il y avait long-temps, le Sanglier des Ardennes. Son énorme barbe, hérissée et non peignée, ne servait ni à diminuer l’horreur qu’inspirait naturellement sa physionomie, ni même à donner la moindre dignité à son expression farouche.
Les officiers et soldats étaient assis indistinctement à table avec des habitans de Liège, dont quelques uns étaient de la dernière classe. On voyait parmi eux Nikkel Blok, le boucher, placé à côté de de la Marck, les manches retroussées jusqu’au coude. Ses bras et son grand couperet placé devant lui sur la table étaient teints de sang. La plupart des soldats avaient, comme leurs maîtres, la barbe longue et hérissée ; et leurs cheveux étaient retroussés de manière à ajouter encore à leur air de férocité naturel. Ivres comme ils le paraissaient presque tous, tant de la joie de leur triomphe que par suite de la quantité de vin qu’ils avaient bue, ils offraient un spectacle aussi hideux que dégoûtant. Leurs blasphèmes étaient si atroces, et les chansons qu’ils chantaient, sans même que l’un se donnât la peine d’écouter l’autre, si licencieuses, que Quentin remercia le ciel que le tumulte ne permît pas à sa compagne de les bien entendre.
Ce qui nous reste à dire, c’est que le visage blême et l’air inquiet de la plupart des Liégeois qui partageaient cette effroyable orgie avec les soldats de Guillaume de la Marck, annonçaient que la fête leur déplaisait autant que leurs compagnons leur inspiraient de crainte. Au contraire quelques habitans de la classe inférieure, sans éducation, ou d’un caractère plus brutal, ne voyaient dans les excès de cette soldatesque qu’une ardeur guerrière qu’ils désiraient imiter, et au niveau de laquelle ils cherchaient à se mettre en avalant de copieuses rasades de vin et de schwartz-bier, se livrant sans remords à un vice qui, dans tous les temps, n’a été que trop commun dans les Pays-Bas.
L’ordonnance du festin n’avait pas été plus soignée que les convives n’étaient choisis. On voyait sur la table toute la vaisselle d’argent de l’évêque, même les calices et les autres vases sacrés, car le Sanglier des Ardennes s’inquiétait fort peu qu’on l’accusât de sacrilège ; aussi étaient-ils mêlés avec des cruches de terre, des pots d’étain, et des coupes de l’espèce la plus commune.
Nous ne mentionnerons plus qu’une circonstance horrible dont il nous reste à rendre compte, et nous laisserons volontiers achever cette scène à l’imagination de nos lecteurs. Au milieu de la licence que se permettaient les soldats de Guillaume de la Marck, un lansquenet qui s’était fait remarquer par sa bravoure et son audace pendant l’attaque du château, n’ayant pas trouvé de place au banquet, avait impudemment saisi sur la table un grand gobelet d’argent, et l’avait emporté, en disant qu’il s’indemnisait ainsi de ne pas avoir eu part au festin. Un trait si conforme à l’esprit de sa troupe fit rire le chef à s’en tenir les côtes ; mais quand un autre soldat, qui, à ce qu’il paraît, n’avait pas la même réputation de vaillance, se permit de prendre la même liberté, de la Marck mit à l’instant un terme à une plaisanterie qui aurait bientôt dépouillé la table de tout ce qu’il y avait de plus précieux.
– Par l’esprit du tonnerre ! s’écria-t-il, ceux qui n’osent pas agir en hommes en face de l’ennemi auront-ils l’audace de jouer le rôle de voleurs parmi leurs compagnons ? Quoi ! lâche coquin, toi qui as attendu pour entrer dans le château que la porte en fut ouverte et que le pont-levis en fût baissé, tandis que Conrad Horst en avait escaladé les murailles, tu oseras te montrer si mal appris ! Qu’on l’accroche à l’instant à un des barreaux de fer de la croisée : il battra la mesure avec les pieds, tandis que nous boirons à l’heureux voyage de son âme en enfer.
Cette sentence fut exécutée presque aussi vite qu’elle avait été prononcée, et un instant après le malheureux était dans les convulsions de l’agonie. Son corps était encore pendu lorsque le syndic Pavillon entra dans la salle avec ses compagnons, et interceptant la pâle clarté de la lune, il jetait sur le plancher une ombre dont la forme faisait deviner l’objet affreux qui la produisait.
Tandis que le nom de Pavillon passait de bouche en bouche dans cette assemblée tumultueuse, notre syndic s’efforçait de prendre l’air d’importance et de calme qui convenait à son autorité et à son influence, mais que la scène dont il venait d’être témoin, et surtout la vue de l’objet effrayant de la fenêtre, lui rendaient fort difficile à conserver, malgré les exhortations réitérées de Peterkin ; celui-ci lui disait à l’oreille, non sans éprouver lui-même quelque trouble : – Du courage ! du courage ! ou nous sommes perdus.
Le syndic soutint pourtant sa dignité, aussi-bien qu’il le put, par un petit discours dans lequel il félicita la compagnie de la victoire signalée que venaient de remporter les soldats de Guillaume de la Marck et les bons habitans de Liège.
– Oui, répondit de la Marck avec un ton de sarcasme, nous avons enfin mis la bête aux abois, comme disait le bichon au chien courant. Mais, oh ! oh ! sire bourguemestre, vous arrivez ici comme le dieu Mars, ayant la beauté à vos côtés. Qui est cette belle voilée ? Qu’elle se découvre ! Il n’y a pas une femme qui puisse dire cette nuit que sa beauté est à elle.
– C’est ma fille, noble chef, répondit Pavillon, et je vous supplie de lui permettre de garder son voile. C’est un vœu qu’elle a fait aux trois bienheureux rois de Cologne.
– Je l’en relèverai tout à l’heure, répondit de la Marck ; car avec un coup de couperet je vais me consacrer évêque de Liège ; et je me flatte qu’un évêque vivant vaut bien trois rois morts.
À peine eut-il prononcé ces mots, qu’un murmure assez prononcé s’éleva dans la compagnie, car les habitans de Liège avaient une grande vénération pour les trois rois de Cologne, comme on les appelait, et parmi les soldats féroces du Sanglier des Ardennes, il s’en trouvait même un certain nombre qui avaient pour eux un respect qu’ils n’accordaient à personne.
– Je n’entends pas manquer à leurs défuntes majestés, ajouta de la Marck ; je dis seulement que je suis déterminé à être évêque. Un prince séculier et ecclésiastique en même temps, ayant le pouvoir de lier et de délier, est ce qui convient le mieux à une bande de réprouvés comme vous autres, à qui nul autre ne voudrait donner l’absolution. Mais avancez, noble bourguemestre, prenez place à côté de moi, vous allez voir comme je sais rendre un siège vacant. Qu’on nous amène celui qui fut notre prédécesseur dans ce saint siège.
Il se fît dans la salle un mouvement pour livrer passage au syndic de Liège ; mais Pavillon, s’excusant avec modestie de prendre la place d’honneur qui lui était offerte, alla se placer au bas bout de la table, son cortège lui marchant sur les talons, comme on voit quelquefois des moutons suivre le vieux bélier, chef et guide du troupeau, parce qu’ils lui croient un peu plus de courage qu’à eux-mêmes.
Près du chef vainqueur était un beau jeune homme, fils naturel, disait-on, du féroce de la Marck, et à qui il montrait quelquefois de l’affection et même de la tendresse. Sa mère, maîtresse de ce monstre, était une femme de la plus grande beauté, qui était morte d’un coup qu’il lui avait donné dans un accès d’ivresse ou de jalousie, et ce crime avait causé au tyran autant de remords qu’il était susceptible d’en éprouver. C’est peut-être même cette circonstance qui avait fait naître son attachement pour son fils. Quentin, qui avait appris tous ces faits du vieux chapelain de l’évêque, se plaça le plus près possible du jeune homme en question, déterminé à s’en faire un otage ou un protecteur, si tout autre moyen de salut lui échappait.
Tandis que tous les esprits étaient dans l’attente de ce qui résulterait de l’ordre que le tyran venait de donner, un des hommes de la suite de Pavillon dit tout bas à Peterkin. – Notre maître n’a-t-il pas dit que cette femelle est sa fille ? Ce ne peut pas être Trudchen. Celle-ci a deux bons pouces de plus, et je vois une mèche de cheveux noirs sortir de dessous son voile. Par saint Michel de la place du marché ! autant vaudrait appeler le cuir d’un bœuf noir celui d’une génisse blanche.
– Paix ! paix ! répondit Peterkin avec quelque présence d’esprit. Que sais-tu si notre maître n’a pas envie de dérober une tête de venaison dans le parc de l’évêque, sans que notre bourgeoise en sache rien ? ce n’est ni à toi ni a moi d’espionner sa conduite.
– Je n’en ai nulle envie, répliqua l’autre ; seulement je n’aurais pas cru qu’à son âge il lui eût pris fantaisie de dérober une pareille biche. Sapperment ! quelle futée matoise ! voyez comme elle se met derrière les autres pour ne pas être vue par les gens du Sanglier ! Mais chut ! chut ! Voyons ce qu’on va faire du pauvre vieil évêque.
En ce moment une soldatesque brutale traînait dans la salle l’évêque de Liège, Louis de Bourbon. Ses cheveux, sa barbe et ses habits en désordre attestaient les mauvais traitemens qu’il avait déjà essuyés, et on lui avait même mis quelques-uns de ses vêtemens sacerdotaux, probablement en dérision de son caractère sacré. Par une faveur du sort, comme Quentin ne put s’empêcher de le penser, la comtesse Isabelle, dont la sensibilité, en voyant son protecteur réduit à une telle extrémité, aurait pu trahir son secret et compromettre sa sûreté, était assise de manière à ne pouvoir entendre ni voir ce qui allait se passer, et il eut grand soin de se placer toujours devant elle, de sorte qu’elle ne pût ni rien observer ni être observée elle-même.
La scène qui eut lieu ensuite fut courte et épouvantable. Lorsque l’infortuné prélat eut été amené devant le chef féroce, quoiqu’il se fût fait remarquer toute sa vie par un caractère de douceur et de bonté, il parut en ce moment critique armé de la noblesse et de la dignité convenables à son illustre race. Quand les indignes mains qui le traînaient ne le souillèrent plus de leur attouchement impur, son regard redevint tranquille et assuré ; son maintien imposant et sa noble résignation participaient à la fois d’un prince de la terre et d’un martyr chrétien. Le farouche de la Marck ne put d’abord se soustraire à l’influence de la contenance héroïque de son prisonnier, et peut-être le souvenir des bienfaits qu’il en avait reçus contribua-t-il à lui donner un air d’irrésolution et à lui faire baisser les yeux. Ce ne fut qu’après avoir vidé un grand verre de vin qu’il reprit son maintien hautain et insolent. Levant alors les yeux sur l’infortuné captif, respirant péniblement, grinçant les dents, allongeant vers lui son poing fermé, et faisant tous les gestes qui pouvaient exciter et entretenir sa férocité naturelle :
– Louis de Bourbon, lui dit-il, je vous ai offert mon amitié, et vous l’avez rejetée. Que ne donneriez-vous pas aujourd’hui pour avoir agi différemment ? – Nikkel, allons, sois prêt.
Le boucher se leva, saisit son couperet ; et levant son bras nerveux, il se plaça derrière le tyran, prêt à exécuter ses ordres.
– Regardez cet homme, Louis de Bourbon ! dit de la Marck, et dites-moi ce que vous avez maintenant à m’offrir pour échapper à ce moment dangereux.
L’évêque jeta un regard mélancolique mais ferme sur l’affreux satellite, dont l’attitude annonçait qu’il était prêt à exécuter les volontés du despote, et répondit sans paraître ébranlé :
– Écoutez-moi, Guillaume de la Marck, et vous tous, gens de bien, s’il est ici quelqu’un qui mérite ce nom ; écoutez ce que j’ai à offrir à ce scélérat. Guillaume de la Marck, tu as excité à la révolte une cité impériale ; tu as pris d’assaut le palais d’un prince du Saint-Empire germanique ; tu as massacré ses sujets, pillé ses biens, maltraité sa personne. Tu as mérité pour tous ces faits d’être mis au ban de l’Empire, d’être déclaré fugitif et hors la loi, d’être privé de tes droits et de tes possessions. Tu as fait pire encore ; tu as fait plus que violer les lois humaines, et mériter la vengeance des hommes : tu as osé entrer dans la maison du Seigneur, porter la main sur un père de l’Église, souiller le sanctuaire de Dieu par le vol et le meurtre, comme un brigand sacrilège…
– As-tu-fini ? s’écria de la Marck en l’interrompant, et en frappant du pied avec fureur.
– Non, répondit le prélat, car je ne t’ai pas encore dit ce que j’ai à t’offrir.
– Continue donc, reprit le Sanglier des Ardennes, et malheur à ta tête blanche si la fin de ton sermon ne me plaît pas davantage que l’exorde. Et à ces mots il s’enfonça dans son siège en grinçant des dents et en écumant de rage, comme l’animal dont il portait le nom et les dépouilles.
– Voilà quels sont tes crimes, continua l’évêque avec un ton de détermination, calme : maintenant écoute ce que je veux bien t’offrir : comme prince compatissant, comme prélat chrétien, je mets de côté toute offense qui m’est personnelle. Jette ton bâton de commandement ; renonce à ton autorité ; délivre tes prisonniers ; restitue le butin que tu as fait ; distribue tout ce que tu possèdes aux orphelins dont tu as fait périr les pères, aux veuves que tu as privées de leurs maris ; couvre-toi d’un sac, jette des cendres sur ta tête, prends un bourdon à la main, et va à Rome en pèlerinage : nous solliciterons nous-même de la chambre, impériale de Ratisbonne le pardon de tes forfaits, et de notre saint-père le pape l’absolution de tes péchés.
Tandis que Louis de Bourbon proposait ces conditions d’un ton aussi décidé que s’il eût été assis sur son trône épiscopal et que l’usurpateur eût été prosterné à ses pieds en suppliant, de la Marck se leva lentement, la surprise que lui causait cette audace cédant peu à peu à la rage. Enfin, quand le prélat eut cessé de parler, il jeta un coup d’œil sur Nikkel Blok, et leva un doigt, sans prononcer une parole. À l’instant même le scélérat frappa, comme s’il eût fait son métier dans sa tuerie, et l’évêque assassiné tomba, sans pousser un seul gémissement, au pied de son trône épiscopal.
Les Liégeois, qui ne s’attendaient pas à cette horrible catastrophe, et qui croyaient au contraire voir cette conférence se terminer par quelque arrangement amiable, firent tous un mouvement d’horreur, et poussèrent des cris d’exécration et de vengeance. Mais la voix terrible de Guillaume de la Marck se fit entendre au-dessus de tout ce tumulte. Le poing fermé, et le bras tendu, il s’écria : – Eh quoi ! vils pourceaux de Liège, vous qui vous vautrez dans la fange de la Meuse, oseriez-vous vous mesurer avec le Sanglier des Ardennes ? Holà, mes marcassins (car c’était le nom que lui-même et beaucoup d’autres donnaient souvent à ses soldats), montrez vos défenses à ces pourceaux flamands.
Tous ses soldats furent debout au même instant ; et comme ils étaient mêlés avec leurs ci-devant alliés, qui ne s’attendaient pas à être attaqués, chacun d’eux, en un clin d’œil, saisit au collet le Liégeois dont il était voisin, tandis que sa main droite tenait levé sur sa poitrine un poignard dont on voyait briller la lame à la lueur des lampes et de la lune. Tous les bras étaient levés, mais personne frappait. Les Liégeois étaient trop surpris pour faire résistance, et peut-être de la Marck ne se proposait-il que d’imprimer la terreur dans l’esprit des citadins ses confédérés.
Mais la face des choses changea soudain, grâce au courage de Durward, dont la présence d’esprit et la résolution étaient au-dessus de son âge, et qui était stimulé dans ce moment par tout ce qui pouvait lui prêter une nouvelle énergie. Imitant les soldats de de la Marck, il s’élança sur Carl Eberon, le fils de leur chef, le maîtrisa facilement ; et lui appuyant un poignard sur la gorge, il s’écria à haute voix : – Jouez-vous ce jeu-là ? En ce cas, m’y voilà aussi.
– Arrêtez ! arrêtez ! s’écria de la Marck ; c’est une plaisanterie, ce n’est pas autre chose. Pensez-vous que je voudrais faire le moindre mal à mes bons amis et alliés de la ville de Liège ? Soldats, bas les armes, et asseyez-vous ! Qu’on emporte cette charogne, qui a causé cette querelle entre des amis, ajouta-t-il en poussant du pied le corps de l’évêque, et noyons-en le souvenir dans de nouveaux flots de vin.
On obéit à l’instant, et les soldats et les Liégeois se regardaient les uns les autres comme ne sachant pas trop s’ils étaient amis ou ennemis. Quentin Durward profita du moment :
– Guillaume de la Marck ! s’écria-t-il, et vous, bourgeois et citoyens de Liège, écoutez-moi un instant ; et vous, jeune homme, tenez-vous en repos (car le jeune Carl cherchait à lui échapper) : il ne vous arrivera aucun mal, à moins que je n’entende encore quelqu’une de ces plaisanteries piquantes.
– Et qui es-tu ? au nom du diable ! s’écria de la Marck étonné, toi qui oses venir prendre des otages en ma présence, et m’imposer des conditions, à moi qui en prescris aux autres, et qui n’en reçois de personne.
– Je suis un serviteur de Louis, roi de France, répondit Quentin avec hardiesse, un des archers de sa garde écossaise, comme mon langage, et en partie mon costume, peuvent vous en avertir. Je suis ici par son ordre, pour être témoin de ce qui s’y passe, et lui en faire mon rapport ; et je vois avec surprise qu’on agit en païens plutôt qu’en chrétiens, en fous plutôt qu’en hommes raisonnables. L’armée de Charles de Bourgogne va marcher incessamment contre vous ; et si vous désirez obtenir des secours de la France, il faut que vous agissiez différemment. Quant à vous, habitans de Liège, je vous invite à retourner à l’instant dans votre ville ; et si quelqu’un met obstacle à votre départ, je le déclare ennemi de mon maître, Sa Majesté très-chrétienne.
– France et Liège ! France et Liège ! s’écrièrent les tanneurs formant la garde du corps de Pavillon, et plusieurs autres bourgeois dont l’audace de Quentin commençait à ranimer le courage ; France et Liège ; vive le brave archer ! nous vivrons et nous mourrons avec lui !
Les yeux de Guillaume de la Marck étincelaient, et il porta la main à son poignard, comme s’il eût voulu le lancer droit au cœur de l’audacieux archer. Mais jetant un coup d’œil autour de lui, il vit dans les regards de ses propres soldats quelque chose qu’il dut lui-même respecter. Un grand nombre d’entre eux étaient Français, et aucun d’eux n’ignorait les secours secrets en hommes et en argent que leur maître recevait de la France ; quelques-uns étaient même épouvantés du meurtre sacrilège qui venait d’être commis. Le nom de Charles de Bourgogne, prince dont le ressentiment ne pouvait qu’être excité par tout ce qui s’était passé cette nuit ; l’imprudence de se faire une querelle avec les Liégeois ; la folie d’exciter la colère du roi de France : toutes ces idées faisaient une vive impression sur leur esprit, quoiqu’ils n’en eussent pas alors l’usage bien libre. En un mot, de la Marck vit que s’il se portait à quelque nouvelle violence, il courait le risque de ne pas être soutenu, même par sa propre troupe.
En conséquence déridant son front et adoucissant l’expression menaçante de son regard, il déclara qu’il n’avait aucun mauvais dessein contre ses bons amis de Liège ; qu’ils étaient libres de quitter Schonwaldt quand bon leur semblerait, quoiqu’il eût espéré qu’ils passeraient au moins la nuit à se réjouir avec lui en honneur de leur victoire. Il ajouta avec plus de calme qu’il n’en montrait communément, qu’il serait prêt à entrer en négociation avec eux pour le partage des dépouilles, et à concerter les mesures nécessaires pour leur défense mutuelle, soit le lendemain, soit tel autre jour qu’il leur plairait. Quant au jeune archer de la garde écossaise, il se flattait qu’il lui ferait l’honneur de passer la nuit à Schonwaldt.
Quentin fit ses remerciemens, mais ajouta que tous ses mouvemens devaient être déterminés par ceux de mein herr Pavillon, auquel il était particulièrement chargé de s’attacher ; mais qu’il l’accompagnerait bien certainement la première fois qu’il viendrait voir le vaillant Guillaume de la Marck.
– Si vos mouvemens se règlent sur les miens, dit Pavillon, il est probable que vous quitterez Schonwaldt sans un instant de délai ; et si vous n’y revenez qu’en ma compagnie, il est à croire qu’on ne vous y reverra pas de sitôt.
L’honnête citoyen ne prononça la dernière partie de cette phrase qu’entre ses dents, comme s’il eût craint de laisser entendre l’expression d’un sentiment qu’il lui était pourtant impossible d’étouffer entièrement.
– Suivez-moi pas à pas, mes braves tanneurs, dit-il à ses gardes-du-corps, et nous sortirons le plus tôt possible de cette caverne de voleurs.
La plupart des Liégeois, du moins ceux qui s’élevaient au-dessus de la canaille, partageaient à cet égard l’opinion du syndic, et il y avait eu parmi eux moins de joie quand ils étaient entrés triomphans dans Schonwaldt, qu’ils n’en éprouvèrent à l’espoir d’en sortir sains et saufs. On ne mit aucun obstacle à leur départ, et l’on peut juger de la joie qu’éprouva Quentin lorsqu’il se vit hors de ces murs formidables.
Pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans la salle qui venait d’être témoin d’un meurtre abominable, Quentin se hasarda à adresser la parole à la jeune comtesse, en lui demandant comment elle se trouvait.
– Bien, bien, répondit-elle avec le langage laconique de l’effroi ; parfaitement bien. – Ne vous arrêtez pas pour me faire une seule question. Ne perdons pas un instant ; fuyons, fuyons.
Tout en parlant ainsi, elle s’efforçait d’accélérer le pas, mais avec si peu de succès qu’elle serait tombée d’épuisement si Durward ne l’eût soutenue. Avec la tendresse d’une mère qui veut mettre son enfant hors de danger, le jeune Écossais la prit entre ses bras pour la porter ; et tandis qu’elle lui passait le bras autour du cou, sans autre pensée que le désir de se sauver, il n’aurait pas voulu avoir couru cette nuit un péril de moins, puisque telle en était la conclusion.
L’honnête bourguemestre, de son côté, était soutenu et presque traîné par son fidèle conseiller Peterkin et un autre de ses ouvriers ; ce fut ainsi qu’ils arrivèrent hors d’haleine sur les bords de la Meuse, ayant rencontré, chemin faisant, plusieurs troupes d’habitans de Liège, qui désiraient savoir quelle était la situation des choses à Schonwaldt, et s’il était vrai, comme le bruit commençait à s’en répandre, qu’une querelle s’était élevée entre les vainqueurs.
Se débarrassant de ces curieux importuns aussi-bien qu’ils le purent, ils réussirent enfin, grâce à Peterkin et à quelques-uns de ses compagnons, à se procurer une barque, et ils purent jouir par ce moyen d’un repos dont avait grand besoin Isabelle, qui continuait à rester presque sans mouvement dans les bras de son libérateur. Ce retour du calme n’était pas moins nécessaire au bon bourguemestre, qui, après avoir fait quelques remerciemens sans suite à Durward, commença une longue harangue adressée à Peterkin, sur le courage dont il avait fait preuve, la bienfaisance qu’il avait montrée, et les périls sans nombre auxquels ces deux vertus l’avaient exposé tant en cette occasion qu’en plusieurs autres.
– Peterkin, lui dit-il en reprenant le même chapitre que la veille, si j’avais eu le cœur moins brave, je ne me serais pas opposé à ce que les bourgeois de Liège payassent le vingtième quand tous les autres y consentaient. Un cœur moins brave ne m’aurait pas conduit à cette bataille de Saint-Tron, où un homme d’armes du Hainaut me renversa d’un coup de lance dans un fossé rempli de boue, et d’où ni ma bravoure ni mes efforts ne purent me tirer avant la fin de la bataille. Et n’est-ce pas encore mon courage qui m’a fait mettre, la nuit dernière, un corselet devenu trop étroit et dans lequel j’aurais été étouffé sans l’aide de ce brave jeune homme dont le métier est de se battre, à quoi je lui souhaite beaucoup de plaisir ? Et quant à ma bonté de cœur, Peterkin, elle m’a rendu pauvre, c’est-à-dire elle m’aurait rendu pauvre, si je n’avais été passablement nanti des biens de ce misérable monde. Et Dieu sait dans quel embarras je puis encore me trouver avec des dames, des comtesses, des secrets à garder. Tout cela peut me coûter la moitié de ma fortune, et mon cou par-dessus le marché.
Quentin ne put garder le silence plus long-temps, et il l’assura que s’il courait quelques dangers ou faisait quelques pertes à cause de la jeune dame alors sous sa protection, elle s’empresserait de l’en dédommager par sa reconnaissance et par toutes les indemnités possibles.
– Grand merci, monsieur l’archer, grand merci, répondit le citoyen de Liège ; mais qui vous a dit que je demande à être indemnisé pour m’être acquitté du devoir d’un honnête homme ? Je regrettais seulement qu’il pût m’en coûter quelque chose de manière ou d’autre ; et j’espère qu’il m’est permis de parler ainsi à mon lieutenant, sans reprocher à personne les pertes et les dangers que je puis encourir.
Quentin conclut de ce discours que le syndic était du nombre de ces gens qui se paient, en murmurant et en grondant, des services qu’ils rendent aux autres, et dont le seul motif, en se plaignant ainsi, est de donner une plus haute idée de ce qu’ils ont pu faire. Il garda donc un silence prudent, et permit au bourguemestre de s’étendre tout à son aise sur les pertes et les dangers auxquels il s’était exposé et s’exposait encore en ce moment, par suite de son zèle pour le bien public et de sa bienfaisance désintéressée pour ses semblables ; sujet qui le conduisit jusqu’à la porte de sa maison.
La vérité était que l’honnête citoyen sentait qu’il avait perdu un peu de son importance en laissant figurer un jeune étranger au premier rang pendant la crise qui venait d’avoir lieu au château de Schonwaldt ; et quelque enchanté qu’il eût été, dans le moment, de l’effet qu’avait produit l’intervention de Durward, cependant, en y réfléchissant, il sentait le tort que devait en souffrir sa réputation de courage, et il s’efforçait d’en obtenir une compensation, en exagérant les droits qu’il avait à la reconnaissance du pays en général, de ses amis en particulier, et plus spécialement encore à celle de la jeune comtesse et de son protecteur.
Mais lorsque la barque se fut arrêtée au bout du jardin, et qu’avec l’aide de Peterkin il eut mis le pied sur la rive, on aurait dit que le sol du terrain qui lui appartenait avait la vertu de dissiper tout à coup ses sentimens de jalousie et d’amour-propre blessé, et de changer le démagogue mécontent de s’être vu éclipsé, en ami serviable, bon et hospitalier. Il appela à haute voix Trudchen, qui parut sur-le-champ, car la crainte et l’inquiétude avaient presque entièrement banni le sommeil des murs de Liège pendant cette nuit désastreuse. Trudchen fut chargée de donner tous ses soins à la belle étrangère, qui avait à peine l’usage de ses sens ; et la bonne fille du digne syndic, admirant les charmes de la jeune comtesse et prenant pitié de l’affliction dans laquelle elle paraissait plongée, s’acquitta de ce devoir hospitalier avec le zèle et l’affection d’une sœur. Quelque tard qu’il fût, et quelque fatigué que parût Pavillon, ce ne fut pas sans difficulté que Quentin échappa à un flacon de vin précieux, aussi vieux que la bataille d’Azincourt ; et il aurait été obligé d’en prendre sa part, sans l’arrivée de la maîtresse de la maison, que les cris redoublés de Pavillon pour obtenir les clefs de la cave firent sortir de sa chambre à coucher. C’était une petite femme ronde, qui paraissait avoir été assez bien dans son temps ; mais qui, depuis plusieurs années, se faisait particulièrement remarquer par un nez rouge et pointu, une voix aigre, une détermination bien prononcée de tenir son mari sous une discipline sévère dans sa maison, en compensation de l’autorité qu’il exerçait quand il en était dehors.
Dès qu’elle apprit la nature du débat qui avait eu lieu entre son mari et son hôte, elle déclara positivement que le premier, bien loin d’avoir besoin de prendre du vin, n’en avait déjà que trop bu ; et au lieu de se servir, comme il le désirait, d’aucune des clefs dont un gros trousseau était suspendu à sa ceinture par une chaîne d’argent, elle lui tourna le dos sans cérémonie, et conduisit Durward dans un appartement propre, si bien meublé, si bien garni du commode et de l’utile, qu’il n’en avait pas encore vu qui pût lui être comparé, tant les riches Flamands l’emportaient, à cette époque, non-seulement sur les pauvres et grossiers Écossais, mais sur les Français eux-mêmes, pour tous les agrémens de la vie domestique.