« Plus de pitié ! fermez la porte à la merci !
« Que le bras tout sanglant du soldat endurci
« Se plonge sans remords au sein de l’innocence !
« Qu’il se permette tout ! qu’il ait la conscience
« Large comme l’enfer. »
Shakspeare. Henri V.
La garnison de Schonwaldt, bien que surprise et d’abord frappée de terreur, avait pourtant défendu quelque temps le château contre les assaillans ; mais la ville de Liège vomissait sans cesse de nouveaux essaims d’ennemis qui, montant de toutes parts à l’assaut avec fureur, divisaient l’attention des assiégés et leur faisaient perdre courage.
On pouvait remarquer aussi de l’indifférence, sinon de la trahison, parmi les soldats de l’évêque ; car quelques-uns criaient qu’il fallait se rendre, tandis que d’autres, désertant leur poste, cherchaient à s’échapper du château. Plusieurs se jetaient du haut des murs dans le fossé, et ceux qui parvenaient à se sauver à la nage pourvoyaient à leur sûreté en se dépouillant de tout ce qui pouvait indiquer qu’ils étaient au service du prélat, et en se mêlant ensuite à la foule des assaillans. Quelques-uns, par attachement à la personne de l’évêque, se réunirent autour de lui dans la grande tour où il s’était réfugié ; et d’autres, craignant qu’on ne leur fît aucun quartier, se défendaient avec le courage du désespoir, dans quelques autres tours et sur les boulevards les plus éloignés.
Enfin les assaillans, maîtres des cours et de tout le rez-de-chaussée du vaste édifice, s’occupaient à poursuivre les vaincus et à satisfaire leur soif de pillage. Tout à coup un seul homme, comme s’il eût cherché la mort quand tous les autres ne songeaient qu’à trouver quelque moyen de l’éviter, s’efforça de se frayer un chemin au milieu de cette scène de tumulte et d’horreur, l’imagination tourmentée de craintes encore plus affreuses que l’épouvantable réalité qu’il avait sous les yeux. Quiconque eût vu Quentin Durward en ce fatal moment, l’eût pris pour un frénétique dans les accès de son délire ; quiconque eût apprécié les motifs de sa conduite, l’aurait placé au niveau des plus célèbres héros de roman.
En s’approchant de Schonwaldt du même côté par où il en était parti, il rencontra plusieurs fuyards qui couraient vers le bois, et qui naturellement cherchèrent à l’éviter, le prenant pour un ennemi, parce qu’il venait dans une direction opposée à celle qu’ils suivaient. Arrivé plus près du château, il vit des hommes qui se jetaient du haut des murailles dans les fossés, ou qui en étaient précipités par les ennemis, et il entendait le bruit de la chute de ceux qu’il ne pouvait voir. Son courage n’en fut pas ébranlé un instant. Il n’avait pas le temps de chercher la barque, quand même il eût été possible de s’en servir, et il était inutile de tenter d’approcher de la petite poterne du jardin, encombrée d’un foule de fuyards, pressés par ceux qui les suivaient, et tombant les uns après les autres dans le fossé qu’ils n’avaient pas le moyen de traverser.
Évitant donc ce point, Quentin se jeta à la nage près de ce qu’on appelait la petite porte du château, où un pont-levis était encore levé. Ce ne fut pas sans difficulté qu’il échappa aux efforts que firent pour s’accrocher à lui quelques malheureux qui se noyaient, et qui auraient pu causer sa perte pour se sauver eux-mêmes.
Arrivé à l’autre bord, près du pont-levis, il en saisit la chaîne ; déployant toutes ses forces, s’aidant des mains et des genoux, il parvint à se tirer de l’eau, et il était sur le point d’atteindre la plate-forme du pont quand un lansquenet accourut à lui, et levant son sabre ensanglanté, s’apprêta à lui en porter un coup qui aurait été probablement celui de la mort.
– Comment s’écria Quentin d’un ton d’autorité ; est-ce ainsi que vous assistez un camarade ? Donnez-moi la main.
Le soldat, en silence et non sans hésiter, lui tendit le bras, et l’aida à monter sur la plate-forme. Aussitôt Quentin, sans laisser aux soldats le temps de réfléchir, cria sur le même ton : – à la tour de l’Ouest, si vous voulez vous enrichir ! Le trésor de l’évêque est dans la tour de l’Ouest.
Cent voix répétèrent ces paroles : – à la tour de l’Ouest ! le trésor est dans la tour de l’Ouest ! Et tous les maraudeurs qui étaient à portée de les entendre, semblables à une troupe de loups affamés, coururent dans la direction opposée à l’endroit où Quentin était résolu d’arriver mort ou vif.
Prenant un air d’assurance, comme s’il eût été du nombre des vainqueurs, et non des vaincus, il marcha droit vers le jardin, et trouva moins d’interruption qu’il ne s’y attendait. Le cri à la tour de l’Ouest ! avait emmené de ce côté une partie des assaillans, et le son des trompettes appelait les autres pour repousser une sortie tentée en ce moment par les défenseurs de la grande tour, qui, réduits au désespoir, avaient mis le prélat au milieu d’eux, et cherchaient à s’ouvrir un chemin pour sortir du château. Quentin courut donc au jardin d’un pas précipité et le cœur palpitant, se recommandant à ce pouvoir suprême qui l’avait protégé au milieu des périls sans nombre auxquels il avait déjà été exposé, et déterminé à réussir ou à perdre la vie dans son entreprise.
Comme il allait entrer dans le jardin3 trois hommes coururent à lui la lance levée en criant : – Liège ! Liège !
Se mettant en défense, mais sans porter aucun coup : – France ! France ! s’écria Quentin ; ami de Liège !
– Vive la France ! s’écrièrent les trois Liégeois ; et ils continuèrent leur chemin.
Les mêmes mots lui servirent de sauvegarde contre quatre ou cinq soldats de Guillaume de la Marck qu’il trouva rôdant dans le jardin, et qui tombèrent d’abord sur lui en criant : – Sanglier ! Sanglier !
En un mot, Quentin commença à espérer que la réputation qu’il avait acquise d’être un émissaire du roi Louis, instigateur secret des Liégeois insurgés, et protecteur caché de Guillaume de la Marck, pourrait lui servir de sauvegarde au milieu des horreurs de cette nuit.
En arrivant à la tourelle, but de son expédition, il frémit en trouvant la porte par laquelle la comtesse Hameline et Marton en étaient sorties, obstruée par plusieurs cadavres.
Il en repoussa deux précipitamment, et il allait en faire autant à l’égard d’un troisième, quand le mort supposé le tira par son habit, le priant de l’aider à se relever. Quentin, arrêté si mal à propos, avait grande envie, au lieu de perdre du temps à lutter contre cet antagoniste, de recourir à des moyens moins doux pour s’en débarrasser, quand il l’entendit s’écrier : – J’étouffe sous le poids de mon armure ; je suis Pavillon, le syndic de Liège : si vous êtes pour nous, je vous enrichirai ; si vous êtes contre nous, je vous protégerai, mais ne me laissez pas mourir comme un pourceau étouffé dans son auge.
Au milieu de cette scène de carnage et de confusion, Durward eut assez de présence d’esprit pour réfléchir que ce dignitaire pouvait avoir les moyens de faciliter sa retraite. Il le releva donc, et lui demanda s’il était blessé.
– Non, pas blessé, répondit le syndic, je ne le crois pas du moins ; mais je suis essoufflé.
– Asseyez-vous sur cette pierre, et reprenez haleine, lui dit Quentin, je viendrai vous rejoindre dans un instant.
– Pour qui êtes-vous ? lui demanda le bourgeois, le retenant encore.
– Pour la France, répondit Quentin, en cherchant à le quitter.
– Eh ! c’est mon jeune archer ! s’écria le digne syndic. Puisque j’ai eu le bonheur de trouver mon ami dans cette nuit terrible, je ne le quitterai pas, je vous le promets. Allez où il vous plaira, je vous suis ; et si je trouve quelques braves garçons de ma corporation je pourrai peut-être vous aider à mon tour. Mais ils roulent tous de côtés et d’autres comme les pois d’un sac percé. Oh ! quelle terrible nuit !
En parlant ainsi, il se traînait appuyé sur le bras de Quentin, qui, sentant combien il lui était important de s’assurer la protection d’un homme d’une telle influence, ralentit le pas, tout en maudissant au fond du cœur le retard que lui occasionnait son compagnon.
Au haut de l’escalier était une antichambre dans laquelle on voyait des caisses et des malles ouvertes, qui paraissaient avoir été pillées, une partie de ce qu’elles avaient contenu étant dispersée sur le plancher. Une lampe, placée sur la cheminée, laissait apercevoir, à la clarté de sa lueur mourante, le corps d’un homme mort ou privé de sentiment, étendu près du foyer.
S’arrachant aux bras de Pavillon, comme un lévrier qui entraîne après lui la laisse par laquelle le retenait un piqueur, Durward s’élança rapidement dans une seconde chambre, puis dans une troisième, qui paraissait être la chambre à coucher des dames de Croye. Il ne s’y trouvait personne. Il appela Isabelle, d’abord à voix basse, ensuite plus haut, enfin avec le cri du désespoir : point de réponse.
– Tandis qu’il se tordait les mains, qu’il s’arrachait les cheveux, et que du pied il frappait la terre avec violence, une faible clarté qu’il vit briller à travers une fente de la boiserie, dans un coin obscur de la chambre, lui fit soupçonner une porte secrète communiquant à quelque cabinet. Il l’examina de plus près, et reconnut qu’il ne s’était pas trompé. Il essaya de l’ouvrir, mais ne put y réussir. Enfin, méprisant le danger auquel l’exposait une telle tentative, il s’élança de toute sa force contre la porte, et telle fut l’impétuosité d’un effort inspiré autant par l’espérance que par le désespoir, qu’une serrure et des gonds plus solides n’y auraient pas résisté.
Ce fut ainsi qu’il força l’entrée d’un petit oratoire, où une femme, livrée à toutes les angoisses de l’effroi, offrait ses prières au ciel devant l’image du Créateur. Une nouvelle terreur s’empara d’elle, quand elle entendit briser ainsi la porte de cet appartement, et elle tomba sans mouvement sur le plancher. Quentin courut à elle, la releva à la hâte. Félicité des félicités ! c’était celle qu’il cherchait à sauver ; c’était la comtesse Isabelle. Il la pressa contre son cœur, la conjura de reprendre ses sens, de se livrer à l’espérance ; elle avait près d’elle maintenant un homme dont le courage la défendrait contre une armée entière.
– Est-ce bien vous, Durward ? s’écria-t-elle enfin en revenant à elle ; j’ai donc encore quelque espoir. Je croyais que tous les amis que j’avais au monde m’avaient abandonnée à mon malheureux destin. Vous ne me quitterez plus ?
– Jamais ! jamais ! s’écria Durward, quoi qu’il puisse arriver, quelques dangers qui puissent approcher : puissé-je perdre le bonheur que nous promet cette sainte image, si je ne partage pas votre destinée jusqu’à ce qu’elle devienne plus heureuse !
– Fort pathétique, fort touchant, en vérité, dit une voix essoufflée et asthmatique derrière eux ; une affaire d’amour, à ce que je vois. Sur mon âme, la pauvre jeune fille m’inspire autant de compassion que si c’était la mienne, ma Trudchen elle-même !
– Vous ne devez pas vous borner à la compassion, mein herr Pavillon, dit Quentin en se tournant vers lui : il faut que vous m’aidiez à protéger cette dame. Je vous déclare qu’elle a été mise sous ma garde spéciale par votre allié, le roi de France ; et si vous ne la garantissez pas de toute espèce d’insulte et de violence, votre ville perdra la protection de Louis de Valois. Il faut surtout empêcher qu’elle ne tombe entre les mains de Guillaume de la Marck.
– Cela sera difficile, répondit Pavillon, car ces pendards de lansquenets sont de vrais diables pour déterrer les jolies filles ; mais je ferai de mon mieux. Passons dans l’autre appartement, et là je réfléchirai. L’escalier est étroit, et vous pourrez garder la porte avec une pique, pendant que je me mettrai à la fenêtre pour appeler quelques-uns des braves garçons de la corporation des tanneurs de Liège, aussi fidèles que le couteau qu’ils portent à leur ceinture. Mais avant tout, détachez-moi ces agrafes. Je n’ai pas porté ce corselet depuis la bataille de Saint-Tron, et je pèse aujourd’hui quarante bonnes livres de plus que je ne pesais alors, si les balances de Flandre ne sont pas fausses.
Le brave homme se trouva fort soulagé quand il fut déchargé du poids de son armure de fer ; car en la mettant il avait moins consulté ses forces que son zèle pour la cause de Liège. On apprit ensuite que le magistrat, se trouvant en quelque sorte poussé en avant par sa corporation, à la tête de laquelle il marchait, avait été hissé sur les murailles par quelques-uns de ses soldats qui montaient à l’assaut ; là il avait suivi involontairement le flux et le reflux des combattans des deux partis, sans avoir même la force de prononcer une parole ; et enfin, semblable à une pièce de bois que la mer jette sur le rivage de quelque baie, il avait été définitivement renversé à l’entrée de l’appartement des dames de Croye, où le poids de son armure et celui des corps morts de deux hommes tombés sur lui l’auraient probablement retenu long-temps, si Durward ne fût arrivé pour le tirer de là.
La même chaleur qui, en politique, faisait d’Hermann Pavillon un brouillon, un écervelé, un patriote exagéré et turbulent, produisait des résultats plus heureux en le rendant, dans sa vie privée, un homme doux et humain, quelquefois un peu égaré par la vanité, mais toujours plein de bienveillance et de bonnes intentions. Il recommanda à Quentin d’avoir un soin tout particulier de la pauvre jolie yung frau ; et après cette exhortation peu nécessaire, il se mit à la fenêtre, et commença à crier de toutes ses forces : – Liège ! Liège ! et la brave corporation des tanneurs et corroyeurs !
Deux membres de cette honorable compagnie accoururent à ses cris et au coup de sifflet particulier dont ils furent accompagnés, chaque corporation de la ville ayant adopté un signal de ce genre. Plusieurs autres vinrent les joindre, et formèrent une garde qui se plaça devant la porte, sous la fenêtre à laquelle le chef bourgeois se montrait.
Une sorte de tranquillité commençait à s’établir au château. Toute résistance avait cessé, et les chefs prenaient des mesures pour empêcher un pillage général. On entendait sonner la grosse cloche pour assembler un conseil militaire, et le retentissement de l’airain annonçant à Liège que les insurgés triomphaient et étaient en possession du château, toutes les cloches de la ville y répondirent, et elles semblaient dire en leur langage : – Gloire aux vainqueurs ! Il aurait été naturel que mein herr Pavillon sortit alors de sa forteresse ; mais soit qu’il eût quelque crainte pour ceux qu’il avait pris sous sa protection, soit peut-être par précaution pour sa propre sûreté, il se contenta de dépêcher messager sur messager, pour donner ordre à son lieutenant, Peterkin Geislaer, de venir le joindre sur-le-champ.
À sa grande satisfaction, Peterkin arriva enfin ; car dans toutes les circonstances pressantes, qu’il s’agît de guerre, de politique ou de commerce, c’était en lui que Pavillon avait coutume de mettre toute sa confiance, Peterkin était un homme vigoureux, à visage large, et à gros sourcils noirs qui ne promettaient pas facile composition à un ennemi. Il portait une casaque de buffle ; une large ceinture soutenait son coutelas, et il avait une hallebarde à la main.
– Peterkin, mon cher lieutenant ! lui dit son chef, voici une glorieuse journée, une glorieuse nuit, je devrais dire ; j’espère que pour cette fois vous êtes content ?
– Je suis content que vous le soyez vous-même, répondit le belliqueux lieutenant ; mais si vous appelez cela une victoire, je ne m’attendais pas à vous la voir célébrer enfermé dans un grenier, tandis qu’on a besoin de vous au conseil.
– Êtes-vous bien sûr qu’on y ait besoin de moi, Peterkin ?
– Oui, morbleu, on y a besoin de vous, pour soutenir les droits de la ville de Liège, qui sont en plus grand’danger que jamais.
– Allons, allons, Peterkin, tu es toujours un fâcheux, un grondeur.
– Moi, un grondeur ! non, sur ma foi : ce qui plaît aux autres me plaît toujours. Seulement, je ne me soucie pas d’avoir pour roi une cigogne milieu d’un soliveau, comme il est dit dans un fabliau que le clerc de Saint-Lambert nous a lu plusieurs fois dans le livre de mein herr Ésope.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Peterkin.
– Eh bien, je vous dirai donc que ce Sanglier ou cet ours paraît vouloir faire sa bauge dans Schonwaldt ; et il est probable que nous trouverons en lui un aussi mauvais voisin que l’était le vieil évêque, et peut-être pire. Il semble penser que nous n’avons pris le château que pour lui, et son seul embarras est de savoir s’il se fera appeler prince ou évêque. C’est une honte de voir comment ils ont traité, ce pauvre vieux prêtre.
– Je ne le souffrirai pas, Peterkin ! s’écria Pavillon en prenant un air d’importance ; je n’aimais pas la mitre, mais je ne veux pas de mal à la tête qui la porte. Nous sommes dix contre un, Peterkin, et nous ne devons pas souffrir de tels abus.
– Oui, nous sommes dix contre un en rase campagne ; mais dans ce château nous sommes homme à homme. D’ailleurs Nikkel Block le boucher, et toute la canaille des faubourgs, se déclarent pour Guillaume de la Marck, tant parce qu’il a fait défoncer tous les tonneaux de bière et toutes les pièces de vin, qu’à cause de leur ancienne jalousie contre nous, qui formons les corps et métiers et qui avons des privilèges.
– Peterkin, dit Pavillon en se levant, nous allons retourner à Liège à l’instant même. Je ne resterai pas un moment de plus à Schonwaldt.
– Mais les ponts sont levés ; les portes sont fermées, et bien gardées par les lansquenets. Si nous essayons de forcer le passage, nous courons le risque d’être bien frottés, car le métier de ces coquins est de se battre tous les jours, et nous autres, nous ne nous battons que les jours de grande fête.
– Mais pourquoi a-t-il fermé les portes ? demanda le syndic alarmé ; pourquoi retient-il prisonniers d’honnêtes gens ?
– Je n’en sais rien, non, sur ma foi, je n’en sais rien. On parle des dames de Croye, qui se sont échappées pendant l’assaut. Cette nouvelle avait mis d’abord l’homme à la longue barbe dans une fureur à lui faire perdre le bon sens ; et maintenant il l’a perdu à force de boire.
Le bourguemestre jeta un regard de désolation sur Quentin, et il ne savait à quoi se résoudre. Durward n’avait pas perdu un mot de cette conversation, qui l’avait extrêmement alarmé ; il sentait qu’il ne lui restait d’espoir qu’autant qu’il conserverait sa présence d’esprit, et qu’il parviendrait à soutenir le courage de Pavillon. Il prit donc part à l’entretien en ce moment, comme s’il avait eu voix délibérative.
– Je suis surpris, monsieur Pavillon, dit-il, de vous voir hésiter sur ce que vous avez à faire en cette occasion. Allez trouver hardiment Guillaume de la Marck, et demandez-lui à sortir du château, vous, votre lieutenant, votre écuyer et votre fille. Il ne peut avoir aucun prétexte pour vous retenir prisonnier.
– Moi et mon lieutenant, c’est-à-dire moi et Peterkin, fort bien ; mais qui est mon écuyer ?
– Moi, quant à présent, répondit l’intrépide Écossais.
– Vous ! dit le bourgeois embarrassé ; mais n’êtes-vous pas l’envoyé de Louis, du roi de France ?
– Sans doute, mais mon message est pour les magistrats de la ville de Liège, et ce n’est qu’à Liège que je le délivrerai. Si j’avouais ma qualité devant Guillaume de la Marck, ne faudrait-il pas que j’entrasse en négociation avec lui ? N’est-il pas même vraisemblable qu’il me retiendrait ici ? Non, il faut que vous me fassiez sortir secrètement du château en qualité de votre écuyer.
– À la bonne heure, mon écuyer ; mais vous avez parlé de ma fille. Trudchen, j’espère, est bien tranquille à Liège, dans ma maison ; et je voudrais de tout mon cœur et de toute mon âme que son père y fut aussi.
– Cette dame vous appellera son père, tant qu’elle sera dans ce château.
– Et tout le reste de ma vie, s’écria la comtesse en se jetant aux pieds du syndic, et embrassant ses genoux ! Il ne se passera pas un seul jour sans que je vous aime et vous honore comme tel, sans que je prie pour vous comme une fille pour son père, si vous me secourez dans cet extrême péril ! Oh ! laissez-vous attendrir ! Représentez-vous votre fille aux genoux d’un étranger, lui demandant la vie et l’honneur. Pensez à cela, et accordez-moi la protection que vous voudriez qu’elle obtînt.
– Sur mon honneur, Peterkin, dit le brave syndic ému par cette prière pathétique, je crois que cette jolie fille a quelque chose du doux regard de notre Trudchen ; je l’ai pensé dès le premier moment que je l’ai vue ; et ce jeune homme si vif, et si prompt à donner son avis, a je ne sais quoi qui me rappelle l’amoureux de Trudchen. Je gagerais un groat, Peterkin, qu’il y a de l’amour dans cette affaire, et ce serait un péché de ne pas le favoriser.
– Un péché et une honte, dit Peterkin en s’essuyant les yeux avec une manche de sa casaque ; car malgré sa suffisance, ce n’en était pas moins un bon et honnête Flamand.
– Eh bien ! dit Pavillon, elle sera donc ma fille, bien enveloppée dans sa grande cape de soie noire, et s’il ne se trouvait pas assez de braves tanneurs pour protéger la fille de leur syndic, ils ne mériteraient plus d’avoir de cuir à tanner. Mais un instant, il faut pouvoir répondre aux questions. Comment se fait-il que ma fille se trouve dans une pareille bagarre ?
– Et comment se fait-il que la moitié des femmes de Liège nous aient suivis jusqu’au château, demanda Peterkin, si ce n’est parce qu’elles se trouvent toujours où elles ne devraient pas être ? Votre yung frau Trudchen a été un peu plus loin que les autres, et voilà tout.
– Admirablement parlé ! s’écria Quentin. Allons, mein herr Pavillon, un peu de hardiesse, suivez ce bon conseil, et vous ferez la plus belle action qu’on ait faite depuis le temps de Charlemagne. Et vous, jeune dame, enveloppez-vous bien dans cette cape (car comme nous l’avons déjà dit, beaucoup de vêtemens à usage de femme étaient épars sur le plancher) ; montrez de l’assurance ; quelques minutes vous rendront libre et vous mettront en sûreté. Allons, mein herr, marchez en avant.
– Un moment ! un moment ! dit Pavillon ; j’ai de fâcheux pressentimens. Ce de la Marck est un diable, un vrai sanglier de caractère, comme de nom. Si cette jeune dame était une de ces comtesses de Croye, et qu’il vînt à le découvrir, qui sait où pourrait se porter sa colère.
– Et quand je serais une de ces malheureuses femmes ! s’écria Isabelle en voulant se jeter de nouveau à ses pieds, pourriez-vous pour cela m’abandonner en ce moment de désespoir ? Oh ! que ne suis-je véritablement votre fille, la fille du plus pauvre bourgeois !
– Pas si pauvre, jeune dame, répliqua le syndic, pas si pauvre : nous payons ce que nous devons.
– Pardon, noble seigneur, dit l’infortunée comtesse.
– Eh non ! répondit Pavillon ; ni noble, ni seigneur : rien qu’un simple bourgeois de Liège qui paie ses lettres de change argent comptant. Mais tout cela ne fait rien à l’affaire ; et quand vous seriez une comtesse, je vous protégerai.
– Vous êtes tenu de la protéger, quand même elle serait duchesse, dit Peterkin, puisque vous lui en avez donné votre parole.
– Vous avez raison, Peterkin, répondit Pavillon, tout-à-fait raison. Nous ne devons pas oublier notre vieux proverbe flamand : ein word ein man. Et maintenant, mettons-nous en besogne. Il faut que nous prenions congé de ce Guillaume de la Marck, et cependant mes forces m’abandonnent quand j’y pense. Je voudrais qu’il fût possible de nous dispenser de cette cérémonie.
– Puisque vous avez une troupe armée à votre disposition, dit Quentin, ne vaudrait-il pas mieux marcher vers la porte, et forcer le passage ?
Mais Pavillon et son conseiller s’écrièrent d’une voix unanime qu’il ne convenait pas d’attaquer ainsi les soldats d’un allié ; et ils ajoutèrent sur la témérité de cette entreprise quelques réflexions qui firent sentir à Durward qu’il serait imprudent de la risquer avec de tels compagnons. Ils résolurent donc de se rendre hardiment dans la grande salle, où, disait-on, le Sanglier des Ardennes était à table, et là, de demander pour le syndic la permission de sortir du château, demande qui paraissait trop raisonnable pour être refusée. Cependant le bon bourguemestre gémissait et soupirait en regardant ses compagnons, et il dit à son fidèle Peterkin : – Voyez ce que c’est que d’avoir un cœur trop sensible et trop tendre ! Hélas ! Peterkin, combien mon courage et mon humanité m’ont déjà coûté ! et combien ces vertus me coûteront-elles peut-être encore, avant que le ciel nous fasse sortir de cet infernal château de Schonwaldt !
En traversant les cours encore jonchées de morts et de mourans, Quentin, soutenant Isabelle au milieu de cette scène d’horreur, la consolait et l’encourageait à voix basse, en lui rappelant que sa sûreté dépendait entièrement de la présence d’esprit et de la fermeté qu’elle montrerait.
– Rien ne dépend de moi, lui répondit-elle ; je ne compte que sur vous. Oh ! si j’échappe aux horreurs de cette nuit affreuse, jamais je n’oublierai celui qui m’a sauvée ! J’ai pourtant encore une grâce à vous demander, et je vous supplie de me l’accorder, au nom de l’honneur de votre mère, au nom du courage de votre père !
– Que pourriez-vous me demander, sans être sûre de l’obtenir ? lui répondit Durward.
– Plongez-moi donc votre poignard dans le cœur, lui dit-elle, plutôt que de me laisser captive de ces monstres.
Quentin ne répondit qu’en pressant la main de la belle comtesse, qui semblait vouloir lui exprimer sa reconnaissance de la même manière, si la terreur ne l’en eût empêchée. Enfin, appuyée sur le bras de son jeune protecteur, elle entra dans la salle formidable, où était de la Marck, précédée par Pavillon, et son lieutenant, et suivie d’une douzaine d’ouvriers tanneurs, qui formaient une garde d’honneur à leur syndic.
Les bruyans éclats de rire, les acclamations confuses et les cris féroces qui en partaient, semblaient plutôt annoncer des démons en débauche, se réjouissant d’avoir triomphé de la race humaine, que des mortels donnant un festin pour célébrer une victoire. Une ferme résolution, que le désespoir seul pouvait avoir inspirée, soutenait le courage factice de la comtesse Isabelle ; un courage inébranlable, et qui semblait croître avec le danger, animait Durward ; et Pavillon et son lieutenant, se faisant une vertu de la nécessité, étaient comme des ours enchaînés au poteau et forcés de soutenir une attaque dangereuse qu’ils ne peuvent éviter.