CHAPITRE XI. La Galerie de Roland

« Cupidon est aveugle ! Hymen y voit-il mieux ?
« Ou peut-être on lui met, pour abuser ses yeux,
« Des parens, des tuteurs les trompeuses lunettes,
« Qui peuvent, à travers leurs verres à facettes,
« Décupler la valeur de l’argent, des joyaux,
« Des terres, des maisons, des rentes, des lingots ?
« C’est une question à discuter, je pense. »
Les Malheurs d’un mariage forcé.

Louis XI, quoiqu’il fût le souverain de l’Europe le plus jaloux de son pouvoir, savait pourtant se contenter d’en posséder les avantages réels ; et quoiqu’il connût et qu’il exigeât quelquefois strictement tout ce qui était dû à son rang, il négligeait en général ce qui ne tenait qu’à la représentation extérieure.

Dans un prince doué de meilleures qualités, la familiarité avec laquelle il invitait des sujets à sa table, ou quelquefois même s’asseyait à la leur, l’aurait rendu populaire au plus haut degré ; et même, malgré son caractère bien connu, la simplicité de ses manières lui faisait pardonner une bonne partie de ses vices par la classe de ses sujets qui n’était point immédiatement exposée à en ressentir les conséquences. Le tiers-état, qui sous le règne de ce prince habile s’était élevé à un nouveau degré d’opulence et d’importance, respectait sa personne, quoique sans l’aimer ; et ce fut grâce à son appui qu’il fut en état de se maintenir contre la haine des nobles, qui l’accusaient de dégrader l’honneur de la couronne de France, et de ternir leurs brillans privilèges par ce même mépris pour l’étiquette qui plaisait aux citoyens, d’une classe moins élevée .

Avec une patience que beaucoup d’autres princes auraient regardée comme dégradante, peut-être même en y trouvant quelque amusement, le roi de France attendit qu’un soldat de sa garde eût satisfait un appétit des mieux aiguisés. On doit pourtant supposer que Quentin avait trop de bon sens et de prudence pour soumettre la patience d’un roi à une trop longue épreuve, et, dans le fait, il avait voulu plus d’une fois terminer son repas, sans que Louis le lui permît.

– Non, non, lui dit-il, je vois dans tes yeux qu’il te reste encore du courage. En avant, de par Dieu et saint Denis ! retourne à la charge. Je te dis qu’un bon repas et une messe (et il fit le signe de la croix) ne nuisent jamais à la besogne d’un chrétien. – Bois un verre de vin, mais tiens-toi en garde contre le flacon : c’est le défaut de tes concitoyens aussi-bien que des Anglais, qui, cette folie à part, sont les meilleurs soldats du monde. Allons, lave-toi les mains promptement, n’oublie pas de dire tes grâces, et suis-moi. Durward obéit ; et traversant d’autres corridors que ceux par lesquels il avait déjà passé, mais qui formaient également une sorte de labyrinthe, il se retrouva dans la galerie de Roland.

– Souviens-toi bien, lui dit le roi d’un ton d’autorité, que tu n’as jamais quitté ce poste, et que ce soit là ta réponse à ton oncle et à tes camarades. Écoute, pour mieux graver cet ordre dans ta mémoire, je te donne cette chaîne d’or. (Et il lui jeta sur le bras une chaîne d’un grand prix.) Si je ne me pare pas moi-même, ceux à qui j’accorde ma confiance ont toujours le moyen de disputer de parure avec qui que ce soit. Mais quand une chaîne comme celle-ci ne suffît pas pour lier une langue indiscrète, mon compère l’Ermite a une amulette pour la gorge, qui ne manque jamais d’opérer une cure certaine. Maintenant, fais attention à ce que je vais te dire. Aucun homme, excepté Olivier et moi, ne doit entrer ici ce soir ; mais il y viendra des dames, peut-être d’un bout de cette galerie, peut-être de l’autre, peut-être de tous les deux. Tu peux leur répondre, si elles te parlent ; mais étant en faction, ta réponse doit être courte, et tu ne dois ni leur adresser la parole à ton tour, ni chercher à prolonger la conversation. Seulement, aie soin d’écouter ce qu’elles diront. Tes oreilles sont à mon service comme tes bras : je t’ai acheté corps et âme ; par conséquent, ce que tu pourras entendre de leur entretien, tu le graveras dans ta mémoire, jusqu’à ce que tu me l’aies rapporté, après quoi tu l’oublieras. Et maintenant que j’y réfléchis, il vaudra mieux que tu passes pour un nouveau venu d’Écosse, arrivé directement de ses montagnes et qui ne connaît pas encore notre langue très-chrétienne. C’est cela : de cette manière, si elles te parlent, tu ne leur répondras pas. Cela te délivrera de tout embarras, et elles n’en parleront que plus librement devant toi. Tu m’as bien compris ; adieu, sois prudent, et tu as un ami.

À peine le roi avait-il parlé ainsi, qu’il disparut derrière la tapisserie, laissant Quentin libre de réfléchir sur tout ce qu’il avait vu et entendu. Le jeune Écossais se trouvait dans une de ces situations où il est plus agréable de regarder en avant qu’en arrière ; car l’idée qu’il avait été placé comme un chasseur à l’affût qui guette un cerf derrière un buisson, pour ôter la vie au noble comte de Crèvecœur, n’avait rien de flatteur. À la vérité, les mesures prises par le roi en cette occasion semblaient purement défensives et de précaution, mais comment savait-il s’il ne recevrait pas bientôt des ordres pour quelque expédition offensive du même genre ? Ce serait une crise fort désagréable, car il ne pouvait douter, d’après le caractère de son maître, qu’il ne fût perdu s’il refusait d’obéir, tandis que l’honneur lui disait que l’obéissance, en pareil cas, serait une honte et un crime. Il détourna ses pensées de ce sujet de réflexions, et fit usage de la sage consolation, si souvent adoptée par la jeunesse quand elle aperçoit des dangers en perspective, en songeant qu’il serait temps de réfléchir à ce qu’il devrait faire quand l’occasion s’en présenterait, et que le mal de chaque jour lui suffit .

Il fut d’autant plus facile à Quentin de faire usage de cette réflexion, que les derniers ordres du roi lui avaient donné lieu de s’occuper d’idées plus agréables que celles que lui inspirait sa propre situation.

La dame au luth était certainement une des dames auxquelles il devait consacrer son attention, et il se promit bien de se conformer exactement à cette partie des instructions qu’il venait de recevoir, et d’écouter avec le plus grand soin chaque mot qui sortirait de ses lèvres, afin de voir si la magie de sa conversation égalait celle de sa musique. Mais ce ne fut pas avec moins de sincérité qu’il prêta intérieurement le serment de ne rapporter au roi, de tout ce qu’il entendrait, que ce qui pourrait lui inspirer des sentimens favorables pour celle à qui il prenait tant d’intérêt.

Cependant, il n’y avait pas de danger qu’il s’endormît de nouveau à son poste. Chaque souffle d’air qui, passant à travers une fenêtre ouverte, agitait la vieille tapisserie, lui paraissait annoncer l’approche de l’objet de son attente. En un mot, il éprouvait cette inquiétude mystérieuse, cette impatience vague qui accompagnent toujours l’amour, et qui quelquefois même ne contribuent pas peu à le faire naître.

Enfin une porte s’ouvrit et cria en roulant sur ses gonds ; car les portes du quinzième siècle n’exécutaient pas ce mouvement aussi silencieusement que les nôtres.

Mais hélas ! ce n’était pas la porte placée à l’extrémité de la galerie où les sons du luth s’étaient fait entendre. Une femme se montra. Elle était accompagnée de deux autres, à qui elle fit signe de ne pas la suivre, et elle entra dans la galerie. À l’inégalité de sa marche, qui n’était que plus sensible dans le vaste appartement où elle s’avançait, Quentin reconnut la princesse Jeanne ; et prenant l’attitude respectueuse qu’exigeait sa situation, il lui rendit les honneurs militaires quand elle passa devant lui. Elle répondit à cette politesse par une inclination gracieuse, et il eut alors l’occasion de la voir plus distinctement qu’il ne l’avait pu dans la matinée.

Les traits de cette malheureuse princesse n’étaient guère faits pour compenser les défauts de sa taille et de sa marche. Il était vrai que sa figure n’avait rien de désagréable en elle-même, quoiqu’elle fût dépourvue de beauté, et l’on remarquait une expression de douceur, de chagrin et de patience dans ses grands yeux bleus, qu’elle tenait ordinairement baissés. Mais outre que son teint était naturellement pâle, sa peau avait cette teinte jaunâtre qui annonce une mauvaise santé habituelle ; et quoique ses dents fussent blanches et bien placées, elle avait les lèvres maigres et blafardes. La chevelure de la princesse était d’une nuance blonde fort singulière et tirant presque sur le bleu ; et sa femme de chambre, qui regardait sans doute comme une beauté de nombreuses tresses disposées autour d’une figure sans couleurs, les multipliait tellement, qu’au lieu de remédier à ce défaut elle le rendait plus frappant, et donnait à la physionomie de sa maîtresse une expression qui ne semblait pas appartenir à une habitante de ce monde. Enfin, pour que rien ne manquât au tableau, Jeanne avait choisi une simarre de soie d’un vert pâle, qui achevait de lui donner l’air d’un fantôme ou d’un spectre.

Tandis que Quentin la suivait des yeux avec une curiosité mêlée de compassion, car chaque regard, chaque mouvement de la princesse semblait appeler ce dernier sentiment, la seconde porte s’ouvrit à l’autre extrémité de la galerie, et deux dames entrèrent dans l’appartement.

L’une d’elles était la jeune personne qui, d’après l’ordre de Louis, lui avait apporté des fruits, lors du mémorable déjeuner de Quentin à l’auberge des Fleurs-de-Lis. Investie alors de toute la mystérieuse dignité qui appartenait à la nymphe au voile et au luth, et étant au moins, à ce que pensait Durward, la noble héritière d’un riche comté, sa beauté fit sur lui dix fois plus d’impression que lorsqu’il n’avait vu en elle que la fille d’un misérable aubergiste servant un vieux bourgeois riche et fantasque. Il ne concevait pas alors quel étrange enchantement avait pu lui cacher son véritable rang. Cependant son costume était presque aussi simple que lorsqu’il l’avait vue la première fois ; car elle ne portait qu’une robe de deuil sans aucun ornement ; sa coiffure ne consistait qu’en un voile de crêpe rejeté en arrière, de manière à laisser son visage à découvert ; et ce ne fut que parce que Quentin connaissait alors sa naissance qu’il crut trouver dans sa belle taille une élégance et dans son maintien une dignité qui ne l’avaient pas frappé auparavant, avec un air de noblesse qui rehaussait des traits réguliers, un teint brillant et des yeux pleins de feu et de vivacité.

Quand la mort aurait dû en être le châtiment, Durward n’aurait pu s’empêcher de lui rendre, ainsi qu’à sa compagne, le même tribut d’honneur qu’il venait de payer à la princesse royale. Elles le reçurent en femmes accoutumées aux témoignages de respect de leurs inférieurs, et y répondirent avec courtoisie ; mais Quentin pensa (peut-être n’était-ce qu’une vision de jeunesse) que la plus jeune rougissait un peu, avait les yeux baissés, et semblait éprouver un léger embarras en lui rendant son salut militaire. Ce ne pouvait être que parce qu’elle se rappelait le téméraire étranger, habitant la tourelle voisine de la sienne à l’auberge des Fleurs-de-Lis ; mais était-ce un signe de mécontentement ? – question impossible à résoudre.

La compagne de la jeune princesse, vêtue comme elle fort simplement et en grand deuil, était arrivée à cet âge où les femmes tiennent le plus à la réputation d’une beauté qui commence à être sur son déclin. Il lui en restait encore assez pour montrer quel avait dû être autrefois le pouvoir de ses charmes ; et il était évident, d’après ses manières, qu’elle se souvenait de ses anciennes conquêtes, et qu’elle n’avait pas tout-à-fait renoncé à de nouveaux triomphes. Elle était grande, avait l’air gracieux quoique un peu hautain, et en rendant à Quentin son salut avec un agréable sourire de condescendance, presqu’au même instant elle dit quelques mots à l’oreille de sa jeune compagne, qui se retourna vers le militaire de service, comme pour vérifier quelque remarque qui venait de lui être faite, et à laquelle elle répondit sans lever les yeux. Quentin ne put s’empêcher de soupçonner que l’observation faite à la jeune dame ne lui était pas défavorable, et il fut charmé, je ne sais pourquoi, de l’idée qu’elle n’avait pas levé les yeux sur lui pour en vérifier la justesse. Peut-être pensait-il qu’il commençait déjà à exister entre eux une sorte de sympathie mystérieuse, qui donnait de l’importance à la moindre bagatelle. Cette réflexion fut bien rapide, car la rencontre de la princesse avec les deux dames étrangères attira bientôt toute son attention. En les voyant entrer, elle s’était arrêtée pour les attendre, probablement parce qu’elle savait que la marche ne lui était pas favorable ; et comme elle semblait éprouver quelque embarras en recevant ou en leur rendant leur révérence, la plus âgée des deux dames fit la sienne d’un air qui semblait annoncer qu’elle croyait faire plus d’honneur qu’elle n’en recevait.

– Je suis charmée, madame, lui dit-elle avec un sourire de condescendance et d’encouragement, qu’il nous soit enfin permis de jouir de la société d’une personne de notre sexe aussi respectable que vous le paraissez. Je dois dire que ma nièce et moi nous n’avons guère eu à nous louer jusqu’à présent de l’hospitalité du roi Louis. Ne me tirez pas la manche, ma nièce : je suis sûre que je vois dans les yeux de cette jeune dame la compassion que notre situation lui inspire. Depuis notre arrivée, belle dame, nous avons été traitées en prisonnières plutôt qu’autrement ; et après nous avoir fait mille invitations de mettre notre cause et nos personnes sous la protection de la France, le roi très-chrétien ne nous a assigné d’autre résidence qu’une misérable auberge, et ensuite, dans un coin de ce château vermoulu, un appartement dont il ne nous est permis de sortir que vers le coucher du soleil, comme si nous étions des chauves-souris ou des chouettes, dont la présence au grand jour doit être regardée comme de mauvais augure.

– Je suis fâchée, répondit la princesse, plus embarrassée que jamais d’après la tournure que prenait l’entretien, que nous n’ayons pu jusqu’ici vous recevoir comme vous le méritiez. Je me flatte que votre nièce est beaucoup, plus satisfaite.

– Beaucoup, beaucoup plus que je ne puis l’exprimer, s’écria la jeune comtesse : je ne cherchais qu’une retraite sûre, et j’ai trouvé solitude et secret. Nous vivions retirées dans notre premier asile ; mais notre réclusion est encore plus complète en ce château, ce qui augmente à mes yeux le prix de la protection que le roi daigne accorder à de malheureuses fugitives.

– Silence, ma nièce ! dit la tante ; vos propos sont inconsidérés. Parlons d’après notre conscience, puisque enfin nous sommes seules avec une personne de notre sexe. Je dis seules, car ce jeune militaire n’est qu’une belle statue, puisqu’il ne paraît pas même avoir l’usage de ses jambes : et d’ailleurs j’ai appris qu’il n’a pas davantage celui de sa langue, du moins pour faire entendre un langage civilisé. Ainsi donc, puisque cette dame seule peut nous entendre, je disais que ce que je regrette le plus au monde, c’est d’avoir entrepris ce voyage en France. Je m’attendais à une réception splendide, à des tournois, à des carrousels, à des fêtes, et nous n’avons eu que réclusion et obscurité. La première société que le roi nous ait procurée a été un Bohémien vagabond, qu’il nous a engagées à employer pour correspondre avec nos amis de Flandre. Peut-être sa politique a-t-elle conçu le projet de nous tenir enfermées ici le reste de nos jours, afin de pouvoir saisir nos domaines, lors de l’extinction de l’ancienne maison de Croye. Le duc de Bourgogne n’a pas été si cruel, car il offrait à ma nièce un mari, bien que ce fût un mauvais mari.

– J’aurais cru le voile préférable à un mauvais mari, dit la princesse trouvant à peine l’occasion de placer un mot.

– On voudrait du moins avoir la liberté du choix, répliqua la dame avec beaucoup de volubilité ; Dieu sait que c’est à cause de ma nièce que je parle ; car quant à moi, il y a longtemps que j’ai renoncé à l’idée de changer de condition. Je vous vois sourire, madame ; mais c’est la vérité : ce n’est pourtant pas une excuse pour le roi, qui, par sa conduite et sa personne, ressemble au vieux Michaud, changeur à Gand, plutôt qu’à un successeur de Charlemagne.

– Songez, madame, dit la princesse, que vous me parlez de mon père.

– De votre père ! répéta la dame bourguignonne avec l’accent de la plus grande surprise.

– De mon père, dit la princesse avec dignité ; je suis Jeanne de France. Mais ne craignez rien, madame, ajouta-t-elle avec le ton de douceur qui lui était naturel ; vous n’aviez pas dessein de m’offenser, et je ne m’offense pas. Disposez de mon crédit pour rendre plus supportable votre exil et celui de cette jeune personne. Hélas ! ce crédit est bien faible, mais je vous l’offre de tout mon cœur.

Ce fut avec une révérence profonde et un air de soumission que la comtesse Hameline de Croye (c’était le nom de la plus âgée des deux étrangères) reçut l’offre obligeante de la protection de la princesse. Elle avait longtemps habité les cours ; elle y avait acquis toutes les formules d’usage, et elle tenait fortement à ce principe adopté par les courtisans de tous les siècles, que quoiqu’ils puissent chaque jour, dans leurs conversations particulières, blâmer les vices et les folies de leurs maîtres, et se plaindre d’en être oubliés et négligés, cependant jamais un mot semblable ne doit leur échapper en présence du souverain ou de qui que ce soit de sa famille. Elle fut donc contrariée, au dernier, point de la méprise qu’elle avait commise en parlant à la fille de Louis d’une manière si contraire à toutes les règles du décorum. Elle se serait épuisée à lui faire des excuses et lui témoigner tous ses regrets, si la princesse ne l’avait interrompue et un peu tranquillisée, en lui disant avec une douceur qui, dans la bouche d’une fille de France, avait pourtant la force d’un ordre, qu’elle n’avait pas besoin d’en dire davantage par forme d’excuse ou d’explication.

La princesse Jeanne prit alors un fauteuil avec un air de dignité qui lui allait fort bien, et dit aux deux étrangères de s’asseoir à ses côtés, ce que la plus jeune fit avec une timidité respectueuse qui n’avait rien d’emprunté, tandis que sa compagne y mettait une affectation de respect et d’humilité qui aurait pu faire douter de la sincérité de ces deux sentimens. Elles s’entretinrent ensemble, mais d’un ton trop bas pour que Quentin pût entendre. Il remarqua seulement que la princesse semblait accorder une attention particulière à la plus jeune, à la plus intéressante des deux dames, et que, quoique la comtesse Hameline parlât davantage, elle produisait moins d’effet sur Jeanne par ses complimens exagérés que sa jeune compagne par ses réponses aussi courtes que modestes.

Cette conversation n’avait pas duré un quart d’heure, quand la porte de l’extrémité inférieure de la galerie s’ouvrit tout à coup, et l’on vit entrer un homme enveloppé d’un manteau. Quentin, se rappelant les injonctions du roi, et résolu de ne pas s’exposer une seconde fois au reproche de négligence, s’avança vers lui aussitôt ; et se plaçant entre lui et les trois dames, il lui commanda de se retirer à l’instant.

– En vertu de quel ordre ? demanda le nouveau venu d’un ton de surprise et de mépris.

– En vertu de l’ordre du roi, répondit Quentin avec fermeté ; et je suis placé ici pour le faire exécuter.

– Il n’est pas applicable à Louis d’Orléans, dit le duc en laissant tomber son manteau.

Le jeune homme hésita un moment : – comment exécuter ses ordres contre le premier prince du sang, qui allait, comme le bruit en courait généralement, être incessamment allié à la propre famille du roi ?

– La volonté de Votre Altesse, dit Quentin, est trop respectable pour moi pour que j’ose m’y opposer ; mais j’espère que Votre Altesse, rendra témoignage que je me suis acquitté de mon devoir autant qu’elle me l’a permis.

– Allez, allez, jeune homme, répondit d’Orléans, personne ne vous blâmera ; et s’avançant vers la princesse, il l’aborda avec cet air de politesse contrainte qu’il avait toujours en lui parlant.

Il avait dîné, lui dit-il, avec Dunois ; et apprenant qu’il y avait compagnie dans la galerie de Roland, il avait cru pouvoir prendre la liberté de venir l’y joindre.

Une légère rougeur qui se montra sur les joues de la malheureuse Jeanne, et qui pour le moment donna à ses traits une apparence de beauté, prouva que le nouveau, venu était bien loin de lui être désagréable. Elle le présenta aux deux comtesses de Croye, qui le reçurent avec le respect dû à son rang élevé ; et la princesse lui montrant une chaise, l’invita à prendre part à la conversation.

Le duc répondit galamment qu’il ne pouvait accepter une chaise en pareille compagnie ; et prenant le coussin d’un fauteuil, il le mit aux pieds de la jeune comtesse de Croye, et s’y assit de manière que, sans négliger la princesse, il pouvait donner à sa belle voisine la plus grande partie de son attention.

D’abord cet arrangement parut plaire à la princesse plutôt que l’offenser. Elle sembla même encourager le duc à débiter des galanteries à la belle étrangère, et les regarder comme dictées par l’idée de lui plaire en se rendant agréable à une jeune personne qu’elle paraissait avoir sous sa protection. Mais le duc d’Orléans, quoique accoutumé à soumettre toutes ses facultés au joug de Louis quand il était en sa présence, avait l’esprit assez élevé pour suivre ses propres inclinations lorsqu’il était délivré de cette contrainte ; et son rang lui permettant de négliger le cérémonial d’usage, et de prendre le ton de la familiarité, les louanges qu’il donna à la beauté de la comtesse Isabelle devinrent si énergiques, et il en fut si prodigue, peut-être parce qu’il avait bu un peu plus de vin que de coutume (car Dunois, avec qui le prince avait dîné, n’était nullement ennemi de Bacchus), qu’enfin il devint tout-à-fait passionné, et parut presque oublier la présence de la princesse.

Le ton complimenteur auquel il se livrait n’était agréable qu’à une des trois dames qui composaient le cercle ; car la comtesse Hameline entrevoyait déjà dans l’avenir une alliance avec le premier prince du sang de France ; et il faut convenir que la naissance, la beauté et les domaines considérables de sa nièce n’auraient pas rendu cet événement impossible aux yeux de tout faiseur de projets qui n’aurait pas fait entrer les vues de Louis XI dans le calcul des chances. La jeune comtesse Isabelle écoutait les galanteries du duc avec embarras et contrainte, et jetait de temps en temps un regard suppliant sur la princesse, comme pour la prier de venir à son secours. Mais la sensibilité blessée et la timidité naturelle de Jeanne de France la mettaient hors d’état de faire un effort pour rendre la conversation plus générale ; et enfin, à l’exception de quelques interjections de civilité de la part de la comtesse Hameline, elle fut soutenue presque exclusivement par le duc lui-même, quoique aux dépens d’Isabelle, dont les charmes formaient toujours le sujet de son éloquence inépuisable. Nous ne devons pas oublier qu’il y avait là un autre témoin, la sentinelle, à laquelle personne ne faisait attention, qui voyait ses belles visions s’évanouir, comme la cire fond sous les rayons du soleil, à mesure que le duc paraissait mettre plus de chaleur dans ses discours. Enfin la comtesse Isabelle de Croye se détermina à faire un effort pour couper court à une conversation qui lui devenait d’autant plus insupportable, qu’il était évident que la conduite du duc mortifiait la princesse.

S’adressant donc à Jeanne, elle lui dit avec modestie, mais non sans fermeté, que la première faveur quelle réclamait de sa protection, était qu’elle voulût bien tâcher de convaincre le duc d’Orléans que les dames de Bourgogne, sans avoir autant d’esprit et de grâces que celles de France, n’étaient pourtant pas assez sottes pour ne goûter d’autre conversation que celles qui ne consistent qu’en complimens extravagans.

– Je suis fâché, madame, dit le duc, prenant la parole avant que la princesse eût pu répondre, que vous fassiez en même temps la satire de la beauté des dames de Bourgogne et de la véracité des chevaliers de France. Si nous sommes extravagans et prompts à exprimer notre admiration, c’est parce que nous aimons comme nous combattons, sans abandonner notre cœur à de froides délibérations ; et nous nous rendons à la beauté aussi promptement que nous triomphons de la valeur.

– La beauté de nos concitoyennes, répondit la jeune comtesse avec une fierté dédaigneuse dont elle n’avait pas encore osé s’armer, méprise un tel triomphe, et la valeur de nos chevaliers est incapable de le céder.

– Je respecte votre patriotisme, comtesse, répliqua le duc, et je ne combattrai pas la dernière partie de votre argument, jusqu’à ce qu’un chevalier bourguignon se présente pour le soutenir, la lance en arrêt. Mais quant à l’injustice que vous faites aux charmes que produit votre pays, c’est à vous-même que j’en appelle. Regardez là, ajouta-t-il en lui montrant une grande glace, présent fait au roi par la république de Venise, car c’était alors un objet de luxe aussi rare qu’il était cher ; regardez là, et dites-moi quel est le cœur qui pourrait résister aux charmes qu’on y voit.

La princesse, accablée par l’entier oubli que faisait d’elle celui qui devait être son époux, tomba renversée sur sa chaise, en poussant un soupir qui rappela le duc du pays des chimères, et qui engagea la comtesse Hameline à lui demander si elle était indisposée.

– J’ai éprouvé tout à coup une violente douleur à la tête, répondit la princesse ; mais je sens qu’elle se passe.

Sa pâleur croissante démentait ses paroles ; et la comtesse Hameline, craignant qu’elle ne s’évanouît, s’empressa d’appeler du secours.

Le duc, se mordant les lèvres et maudissant la folie qui l’empêchait de mieux surveiller sa langue, courut chercher les dames de la princesse, qui étaient dans l’appartement voisin. Elles accoururent à la hâte ; et, pendant qu’elles prodiguaient à leur maîtresse les secours usités en pareils cas, il ne put se dispenser, en cavalier galant, d’aider à la soutenir et de partager les soins qu’on lui rendait. Sa voix, devenue presque tendre par suite de la compassion qu’il éprouvait et des reproches qu’il se faisait, contribua plus que toute autre chose à la rappeler à elle ; et au même instant le roi entra dans la galerie.

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