« C’est un grand politique, et qui serait capable,
« En mainte occasion, d’en remontrer au diable ;
« Et, soit dit sans manquer au rusé tentateur,
« Dans l’art de tenter l’homme il est passé docteur. »
Ancienne comédie.
En entrant dans la galerie, Louis fronça ses sombres sourcils de la manière que nous avons dit lui être particulière, et jeta un regard rapide autour de lui. Ses yeux, comme Quentin raconta depuis, se rapetissèrent tellement, et devinrent si vifs et si perçans, qu’ils ressemblaient à ceux d’une vipère qu’on aperçoit à travers la touffe de bruyère sous laquelle ses replis sont cachés.
Quand ce regard, aussi rapide que pénétrant, eut fait reconnaître au roi la cause du tumulte qui régnait dans l’appartement, il s’adressa d’abord au duc d’Orléans.
– Vous ici, beau cousin ! s’écria-t-il ; et se tournant vers Quentin, il lui dit d’un ton sévère : – Est-ce ainsi que vous exécutez mes ordres ?
– Pardonnez à ce jeune homme, Sire, dit le duc, il n’a pas négligé son devoir ; mais comme j’avais appris, que la princesse était ici…
– Rien ne pouvait vous empêcher de venir lui faire votre cour, ajouta le roi dont l’hypocrisie détestable persistait à représenter le duc comme partageant une passion qui n’existait que dans le cœur de sa malheureuse fille, – Et c’est ainsi que vous débauchez les sentinelles de ma garde ? Mais que ne pardonne-t-on pas à un galant chevalier qui ne vit que par amour !
Le duc d’Orléans leva la tête comme s’il eût voulu répondre de manière à relever l’opinion du roi à ce sujet ; mais le respect d’instinct qu’il éprouvait pour Louis, ou plutôt la crainte dans laquelle il avait été élevé depuis son enfance, lui enchaînèrent la voix.
– Et Jeanne a été indisposée ? dit le roi. Ne vous chagrinez pas, Louis, cela se passera bientôt. Donnez-lui le bras pour la reconduire dans son appartement, et j’accompagnerai ces dames jusqu’au leur.
Cet avis fut donné d’un ton qui équivalait à un ordre, et le duc sortit avec la princesse par une des extrémités de la galerie, tandis que le roi, ôtant le gant de sa main droite, conduisait galamment la comtesse Isabelle et sa parente vers leur appartement, qui était situé à l’autre. Il les salua profondément lorsqu’elles y entrèrent, resta environ une minute devant la porte quand elles eurent disparu, et la fermant alors avec beaucoup de sang-froid, il fit le double tour, ôta de la serrure une grosse clef, et la passa dans sa ceinture, ce qui lui donnait plus de ressemblance que jamais avec un vieil avare qui ne peut vivre tranquille s’il ne porte pas sur lui la clef de son coffre-fort.
D’un pas lent, d’un air pensif et les yeux baissés, Louis s’avança alors vers Durward, qui, s’attendant à supporter sa part du mécontentement du roi, ne le vit pas s’approcher sans inquiétude.
– Tu as eu tort, dit le roi en levant les yeux et les fixant sur Quentin quand il en fut à deux ou trois pas, tu as mal agi, et tu mérites la mort. Ne dis pas un mot pour te défendre. Qu’avais-tu à t’inquiéter de ducs et de princesses ? devais tu considérer autre chose que mes ordres ?
– Mais que pouvais-je faire, Sire ? demanda le jeune soldat.
– Ce que tu pouvais faire, quand on forçait ton poste ? répondit le roi d’un ton de mépris ; à quoi sert donc l’arme que tu portes sur l’épaule ? Tu devais en présenter le bout au présomptueux rebelle ; et s’il ne se retirait pas à l’instant, l’étendre mort sur la place. Retire-toi ; passe par cette porte, tu descendras par un grand escalier qui est dans le premier appartement ; il te conduira dans la cour intérieure où tu trouveras Olivier le Dain ; tu me l’enverras : après quoi retourne à ta caserne. Si tu fais quelque cas de la vie, songe qu’il faut que ta langue ne soit pas aussi prompte que ton bras a été lent aujourd’hui.
Charmé d’en être quitte à si bon marché, mais révolté de la froide cruauté que le roi semblait exiger de lui dans l’exécution de ses devoirs, Durward fit ce que Louis venait de lui commander, et communiqua à Olivier les ordres de son maître. L’astucieux barbier salua, soupira, sourit, souhaita le bonsoir au jeune homme d’une voix encore plus mielleuse que de coutume, et ils se séparèrent, Quentin pour retourner à sa caserne, et Olivier pour aller trouver le roi.
Il se trouve ici malheureusement une lacune dans les mémoires dont nous nous sommes principalement servis pour rédiger cette histoire véritable ; car, ayant été composés en grande partie sur les renseignemens donnés par Quentin Durward, ils ne contiennent aucun détail sur l’entrevue qui eut lieu, en son absence, entre le roi et son conseiller secret. Par bonheur la bibliothèque du château de Haut-Lieu contenait un manuscrit de la Chronique scandaleuse de Jean de Troyes, beaucoup plus ample que celui qui a été imprimé, et auquel ont été ajoutées plusieurs notes curieuses que nous sommes portés à regarder comme ayant été écrites par Olivier lui-même après la mort de son maître, avant qu’il eût le bonheur d’être gratifié de la hart qu’il avait si bien méritée. C’est dans cette source que nous avons puisé un compte très-circonstancié de l’entretien qu’il eut avec Louis en cette occasion, et qui jette sur la politique de ce prince un jour que nous aurions inutilement cherché ailleurs.
Lorsque le favori barbier arriva dans la galerie de Roland, il y trouva le roi assis d’un air pensif sur la chaise que sa fille venait de quitter. Connaissant parfaitement le caractère de son maître, il s’avança sans bruit, suivant sa coutume, jusqu’à ce qu’il eut trouvé la ligne du rayon visuel du roi, après quoi il recula modestement, et attendit qu’il lui fût donné l’ordre de parler et d’écouter. Le premier mot que lui adressa Louis annonçait de l’humeur.
– Eh bien ! Olivier, voilà vos beaux projets qui s’évanouissent, comme la neige fond sous le vent du sud ! Plaise à Notre-Dame d’Embrun qu’ils ne ressemblent pas à ces avalanches dont les paysans suisses content tant d’histoires, et qu’ils ne nous tombent pas sur la tête !
– J’ai appris avec regret que tout ne va pas bien, Sire, répondit Olivier.
– Ne va pas bien ! s’écria le roi en se levant et en parcourant la galerie à grands pas ; tout va mal, presque aussi mal qu’il est possible ; et voilà le résultat de tes avis romanesques. Était-ce à moi à m’ériger en protecteur des damoiselles éplorées ? Je te dis que le Bourguignon prend les armes, et qu’il est à la veille de contracter alliance avec l’Anglais. Édouard, qui n’a rien à faire maintenant dans son pays, nous fera pleuvoir des milliers d’hommes par cette malheureuse porte de Calais. Pris séparément, je pourrais les cajoler ou les défier, mais réunis, réunis !… et avec le mécontentement et la trahison de ce scélérat de Saint-Pol ! C’est ta faute, Olivier : c’est toi qui m’as conseillé de recevoir ici ces deux femmes, et d’employer ce maudit Bohémien pour porter leurs messages à leurs vassaux.
– Vous connaissez mes motifs, Sire. Les domaines de la comtesse sont situés entre les frontières de la Bourgogne et celles de la Flandre. Son château est presque imprenable, et elle a de tels droits sur les domaines voisins, que s’ils étaient convenablement soutenus, ils donneraient du fil à retordre au Bourguignon. Il faudrait seulement qu’elle eût pour époux un homme bien disposé pour la France.
– C’est un appât fait pour tenter, Olivier, j’en conviens ; et si nous avions pu cacher qu’elle était ici, il nous aurait été possible d’arranger un mariage de ce genre pour cette riche héritière. Mais ce maudit Bohémien ! comment as-tu pu me recommander de confier à ce chien de païen une mission qui exigeait de la fidélité ?
– Votre Majesté voudra bien se rappeler que c’est elle-même qui lui a accordé trop de confiance, et beaucoup plus que je ne l’aurais voulu. Il aurait porté fidèlement une lettre de la comtesse à son parent pour lui dire de tenir bon dans son château, et lui promettre de prompts secours ; mais Votre Majesté a voulu mettre à l’épreuve sa science prophétique, et lui a fait connaître ainsi des secrets qui valaient la peine d’être trahis.
– J’en suis honteux, Olivier, j’en suis honteux. Et cependant on dit que ces païens descendent des sages chaldéens, qui ont appris les mystères des astres dans les plaines de Shinar.
Sachant fort bien que son maître, malgré toute sa pénétration et sa sagacité, était d’autant plus porté à se laisser tromper par les devins, les astrologues, et toute cette race d’adeptes prétendus, qu’il croyait avoir lui-même quelque connaissance dans ces sciences occultes, Olivier n’osa insister davantage sur ce point, et se contenta d’observer que le Bohémien avait été mauvais prophète en ce qui le concernait lui-même, sans quoi il se serait bien gardé de revenir à Tours pour y chercher la potence qu’il méritait.
– Il arrive souvent, répondit Louis avec beaucoup de gravité, que ceux qui sont doués de la science prophétique n’ont pas le pouvoir de prévoir les événemens qui les intéressent personnellement.
– Avec la permission de Votre Majesté, c’est comme si l’on disait qu’un homme ne peut voir son bras à la lumière d’une chandelle qu’il tient à la main, et qui lui montre tous les autres objets de l’appartement.
– La lumière qui lui montre le visage des autres ne peut lui faire apercevoir le sien, et cet exemple est ce qui prouve le mieux ce que je disais. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit en ce moment. Le Bohémien a été payé de ses peines ; que la paix soit avec lui. Mais ces deux dames ? non-seulement le Bourguignon nous menace d’une guerre, parce que nous leur accordons un asile ; mais leur présence ici parait même dangereuse pour mes projets à l’égard de ma propre famille. Mon cousin d’Orléans, simple qu’il est, a vu cette demoiselle, et je prédis que cette vue le rendra moins souple relativement à son mariage avec Jeanne.
– Votre Majesté peut renvoyer les comtesses de Croye au duc de Bourgogne, et acheter la paix à ce prix. Certaines gens pourront penser que c’est sacrifier l’honneur de la couronne ; mais si la nécessité exige ce sacrifice…
– Si ce sacrifice devait être profitable, Olivier, je le ferais sans hésiter. Je suis un vieux saumon ; j’ai acquis de l’expérience, et je ne mords point à l’hameçon du pêcheur parce qu’il est amorcé de cet appât qu’on nomme honneur. Mais ce qui est pire qu’un manque d’honneur, c’est qu’en rendant ces dames au Bourguignon nous perdrions l’espoir avantageux qui nous a déterminés à leur donner un asile. Ce serait un crève-cœur de renoncer à établir un ami de notre couronne, un ennemi du duc de Bourgogne, dans le centre même de ses domaines, si près des villes mécontentes de la Flandre. Non, Olivier, nous ne pouvons renoncer aux avantages que semble nous présenter notre projet de marier cette jeune comtesse à quelque ami de notre maison.
– Votre Majesté, dit Olivier après un moment de réflexion, pourrait accorder sa main à quelque ami digne de confiance, qui prendrait tout le blâme sur lui, et qui vous servirait secrètement, tandis que vous pourriez le désavouer en public.
– Et où trouver un tel ami ? Si je la donnais à un de nos nobles mutins et intraitables, ne serait-ce pas le rendre indépendant ? Et n’est-ce pas ce que ma politique a cherché à éviter depuis bien des années ? Dunois, à la vérité… oui, c’est à lui, à lui seul que je pourrais me fier. Il combattrait pour la couronne de France, quelle que fut sa situation. Et cependant les richesses et les honneurs changent le caractère des hommes. Non, je ne me fierai pas même à Dunois.
– Votre Majesté peut en trouver un autre, dit Olivier d’un ton encore plus mielleux et plus insinuant que celui qu’il était habitué de prendre en conversant avec le roi, qui déjà lui accordait beaucoup de liberté : – vous pourriez lui donner un homme dépendant entièrement de vos bonnes grâces et de votre faveur, et qui ne pourrait pas plus exister sans votre appui que s’il était privé d’air et de soleil, un homme plus recommandable par la tête que par le bras ; un homme…
– Un homme comme toi, n’est-ce pas ? Ha ! ha ! ha ! Non, Olivier, sûr ma foi ! cette flèche est un peu trop hasardée. Quoi ! parce que je t’accorde ma confiance et que, pour récompense, je te laisse de temps en temps tondre mes sujets d’un peu près, tu t’imagines pouvoir aspirer à épouser une pareille beauté, et à devenir en outre un comte de la première classe ! toi ! toi, dis-je, sans naissance, sans éducation, dont la prudence est une sorte d’astuce, dont le courage est plus que douteux ?
– Votre Majesté m’impute une présomption dont je ne suis pas coupable, Sire.
– J’en suis charmé, et puisque tu désavoues un rêve si absurde, j’en ai meilleure opinion de ton jugement ; cependant il me semble que tes propos te conduisaient à toucher cette corde. Mais pour en revenir à ce que je disais, je n’ose la renvoyer en Bourgogne ; je n’ose marier cette belle comtesse à aucun de mes sujets ; je n’ose la faire passer ni en Angleterre ni en Allemagne, parce qu’il est vraisemblable qu’elle y deviendrait la proie d’un homme qui serait plus porté à s’unir à la Bourgogne qu’à la France ; qui serait plus disposé à réduire les honnêtes mécontens de Gand et de Liège, qu’à leur accorder une force suffisante pour donner à la valeur de Charles-le-Téméraire assez d’occupation sans l’obliger de sortir de ses domaines. Ils étaient si mûrs pour une insurrection ! Les Liégeois surtout ! Bien échauffés et bien appuyés, ils tailleraient seuls de la besogne à mon beau cousin pour plus d’un an. Que serait-ce, soutenus par un belliqueux comte de Croye ?… Non, Olivier, ton plan offre trop d’avantages pour y renoncer sans faire quelques efforts ; fouille dans ton cerveau fertile ; ne peux-tu rien imaginer ?
Après un assez long silence, Olivier répondit enfin : – Ne serait-il pas possible de faire réussir un mariage entre Isabelle de Croye et le jeune Adolphe, duc de Gueldres ?
– Quoi ! s’écria le roi d’un air de surprise, la sacrifier, une créature si aimable, à un furieux, à un misérable qui a déposé, emprisonné et menacé plusieurs fois d’assassiner son propre père, ? Non, Olivier, non ! ce serait une cruauté trop atroce, même pour vous ou pour moi qui marchons d’un pas ferme vers notre excellent but, la paix et le bonheur de la France, sans nous inquiéter beaucoup des moyens qui peuvent y conduire. D’ailleurs le duc est à trop de distance de nous ; il est détesté des habitans de Gand et de Liège. Non, non ! je ne veux pas de ton Adolphe de Gueldres ; pense à quelque autre mari pour la comtesse.
– Mon imagination est épuisée, Sire ; elle ne m’offre personne qui, comme mari d’Isabelle de Croye, me semble en état de répondre aux vues de Votre Majesté. Il faut qu’il réunisse tant de qualités différentes ! Ami de Votre Majesté ; ennemi de la Bourgogne ; assez politique pour se concilier les Gantois et les Liégeois ; assez brave pour défendre ses petits domaines contre la puissance du duc Charles ; de noble naissance, car Votre Majesté insiste sur ce point ; et, par-dessus le marché, d’un caractère vertueux et excellent !
– Je n’ai pas appuyé sur le caractère, Olivier, c’est-à-dire pas si fortement ; mais il me semble qu’il ne faut pas que l’époux d’Isabelle de Croye soit aussi publiquement, aussi généralement détesté qu’Adolphe de Gueldres. Par exemple, puisqu’il faut que je cherche moi-même quelqu’un, pourquoi pas Guillaume de la Marck ?
– Sur ma foi, Sire, je ne puis me plaindre que vous exigiez une trop grande perfection morale dans l’heureux époux de la jeune comtesse, si le Sanglier des Ardennes vous paraît pouvoir lui convenir. De la Marck ! il est notoire que c’est le plus grand brigand, le plus féroce meurtrier de toutes nos frontières ; il a été excommunié par le pape à cause de mille crimes.
– Nous obtiendrons son absolution, ami Olivier : l’Église est miséricordieuse.
– C’est presque un proscrit ; il a été mis au ban de l’Empire par la diète de Ratisbonne.
– Nous ferons révoquer cette sentence, ami Olivier : la diète entendra raison.
– Et en admettant qu’il soit de noble naissance, il a les manières, le visage, les airs et le cœur d’un boucher flamand ; jamais elle n’en voudra.
– Si je ne me trompe pas, Olivier, sa manière de faire la cour rendra difficile de le refuser.
– J’avais en vérité grand tort, Sire, quand j’accusais Votre Majesté d’avoir trop de scrupules. Sur mon âme, les crimes d’Adolphe sont des vertus auprès de ceux de Guillaume de la Marck ; et comment se rencontrera-t-il avec sa future épouse ? Votre Majesté sait qu’il n’ose se montrer hors de sa forêt des Ardennes.
– C’est à quoi il s’agit de songer. D’abord il faut informer ces deux dames en particulier qu’elles ne peuvent rester plus longtemps en cette cour sans occasionner une rupture entre la France et la Bourgogne, et que, ne voulant pas les remettre entre les mains de notre beau cousin, nous désirons qu’elles quittent secrètement nos domaines.
– Elles demanderont à être envoyées en Angleterre, et nous les en verrons revenir avec un lord de cette île, à figure ronde, à longs cheveux bruns, suivi de trois mille archers.
– Non ! non ! nous n’oserions, vous me comprenez, offenser notre beau cousin de Bourgogne au point de leur permettre de passer en Angleterre : ce serait une cause de guerre aussi certaine que si nous les gardions ici. Non ! non ! ce n’est qu’aux soins de l’Église que je puis confier la jeune comtesse. Tout ce que je puis faire, c’est de fermer les yeux sur le départ des comtesses Hameline et Isabelle, déguisées et suivies d’une petite escorte, pour aller se réfugier chez l’évêque de Liège, qui placera pour quelque temps la belle comtesse sous la sauvegarde d’un couvent.
– Et si ce couvent peut lui servir d’abri contre Guillaume de la Marck, quand il connaîtra les intentions favorables de Votre Majesté, je me trompe fort sur son compte.
– Il est vrai que, grâce au secours d’argent que je lui fournis en secret, de la Marck a rassemblé autour de lui une jolie troupe de soldats aussi peu scrupuleux que bandits le furent jamais ; et par leur aide il parvient à se maintenir dans ses bois de manière à se rendre formidable, tant au duc de Bourgogne qu’à l’évêque de Liège. Il ne lui manque que quelque territoire dont il puisse se dire le maître ; et trouvant une si belle occasion d’en acquérir par un mariage, je crois, Pâques-Dieu ! qu’il saura la saisir sans que j’aie besoin de l’en presser bien fortement. Le duc de Bourgogne aura alors dans le flanc une épine qu’aucun chirurgien ne pourra en extirper de notre temps. Quand le Sanglier des Ardennes, déjà proscrit par Charles, se trouvera fortifié par la possession des terres, châteaux et seigneurie de cette belle dame ; quand peut-être les Liégeois mécontens se décideront à le prendre pour chef et pour capitaine, que le duc alors pense à faire la guerre à la France quand il le voudra, ou plutôt qu’il bénisse son étoile si la France ne la lui déclare pas. Eh bien ! comment trouves-tu ce plan, Olivier ?
– Admirable, Sire ! sauf la sentence qui adjuge cette pauvre dame au Sanglier des Ardennes. Par la sainte Vierge, s’il était un peu plus galant, Tristan l’Ermite, le grand prévôt, lui conviendrait mieux.
– Et tout à l’heure tu proposais maître Olivier le barbier. Mais l’ami Olivier et le compère Tristan, quoique excellens pour le conseil et l’exécution, ne sont pas de l’étoffe dont on fait des comtes. Ne sais-tu pas que les bourgeois de Flandre estiment la naissance dans les autres, précisément parce qu’ils n’ont pas eux-mêmes cet avantage. Des plébéiens insurgés désirent toujours un chef pris dans l’aristocratie. Voyez en Angleterre : Ked, ou Cade (comment l’appelez-vous ?) cherchait à rallier toute la canaille autour de lui en se prétendant issu du sang des Mortimers. Le sang des princes de Nassau coule dans les veines de Guillaume de la Marck. Maintenant songeons aux affaires. Il faut que je détermine les comtesses de Croye à partir secrètement et promptement avec une escorte sûre. Cela sera facile. Il n’est besoin que de leur donner à entendre qu’elles n’ont pas d’autre alternative à choisir, si elles ne veulent pas être livrées au Bourguignon. Il faut que tu trouves le moyen, d’informer Guillaume de la Marck de leurs mouvemens, et ce sera à lui à choisir le temps et le lieu convenables pour se faire épouser. J’ai fait choix de quelqu’un pour les accompagner.
– Puis-je demander à Votre Majesté à qui elle a dessein de confier une mission si importante ?
– À un étranger, bien certainement ; à un homme qui n’a en France ni parentage, ni intérêts qui puissent intervenir dans l’exécution de mes ordres, et qui connaît trop peu le pays et les diverses factions, pour soupçonner de mes intentions plus que je n’ai dessein de lui en apprendre. En un mot, j’ai dessein de charger de cette mission le jeune Écossais qui vient de t’avertir de te rendre ici.
Olivier garda le silence quelques instans, d’un air qui semblait annoncer quelque doute sur la prudence d’un tel choix.
– Votre Majesté, dit-il enfin, n’est pas dans l’usage d’accorder si promptement sa confiance à un étranger.
– J’ai mes raisons, répondit le roi. Tu connais ma dévotion pour le bienheureux saint Julien, – et il fit le signe de la croix en prononçant ces paroles. – Je lui avais dit mes Oraisons l’avant-dernière nuit, et je l’avais humblement supplié d’augmenter ma maison de quelques-uns de ces braves étrangers qui courent le monde, et si nécessaires pour établir dans tout notre royaume une soumission sans bornes à nos volontés ; faisant vœu, en retour, de les accueillir, de les protéger et de les récompenser en son nom.
– Et saint Julien, dit Olivier, a-t-il envoyé à Votre Majesté ces deux longues jambes d’Écosse, en réponse à vos prières ?
Quoique le barbier connût la faiblesse du roi, qu’il sût que son maître avait autant de superstition qu’il avait lui-même peu de religion, que rien n’était plus facile que de l’offenser sur un pareil sujet, et qu’en conséquence il eût eu grand soin de faire cette question du ton le plus simple et le moins ironique, Louis n’en sentit pas moins le sarcasme, et il lança sur Olivier un regard de courroux.
– Maraud ! s’écria-t-il, on a raison, de t’appeler Olivier-le-Diable, toi qui oses te jouer ainsi de ton maître et des bienheureux saints. Je te dis que, si tu m’étais moins nécessaire, je te ferais pendre au vieux chêne en face du château, pour servir d’exemple à ceux qui se raillent des choses saintes. Apprends, misérable infidèle, que je n’eus pas plus tôt les yeux fermés, que le bienheureux saint Julien m’apparut, tenant par la main un jeune homme qu’il me présenta en me disant que son destin était d’échapper au fer, à l’eau et à la corde ; qu’il porterait bonheur au parti qu’il embrasserait, et qu’il réussirait dans ce qu’il entreprendrait. Je sortis le lendemain matin, et je rencontrai ce jeune Écossais. Dans son pays, il avait échappé au fer au milieu du massacre de toute sa famille ; et ici, dans l’espace d’un seul jour, un double miracle l’a sauvé de l’eau et de la corde. Déjà, dans une occasion particulière, comme je te l’ai donné à entendre, il m’a rendu un service important. Je le reçois donc comme m’étant envoyé par saint Julien, pour me servir dans les entreprises les plus difficiles, les plus périlleuses, et même les plus désespérées.
En finissant de parler, le roi ôta son chapeau, et ayant choisi parmi les petites figures de plomb qui en garnissaient le tour celle qui représentait saint Julien, il plaça son chapeau sur une table, en tournant de son côté l’image du saint, et s’agenouillant devant elle, comme il le faisait souvent quand il était agité par la crainte ou l’espérance, ou peut-être tourmenté par les remords, il murmura à demi-voix, avec un air de profonde dévotion : Sancte Juliane, adsis precibus nostris, ora, ora pro nobis .
C’était un de ces accès de piété superstitieuse dont Louis était pris dans des circonstances si extraordinaires qu’elles auraient pu faire passer un des monarques les plus remplis de sagacité qui aient jamais régné, pour un homme privé de raison, ou du moins dont l’esprit était troublé par le remords de quelque grand crime.
Tandis qu’il était ainsi occupé, son favori le regardait avec une expression de sarcasme et de mépris qu’il cherchait à peine à cacher. Une des particularités de cet homme était que, dans toutes ses relations avec son maître, il se dépouillait de cette affectation mielleuse d’humilité qui distinguait sa conduite envers les autres ; et s’il conservait encore alors quelque ressemblance avec le chat, c’était lorsque cet animal est sur ses gardes, vigilant, animé, prêt à bondir au premier besoin. La cause de ce changement venait sans doute de ce qu’Olivier savait parfaitement que Louis était trop profondément hypocrite lui-même pour ne pas voir à travers l’hypocrisie des autres.
– Les traits de ce jeune homme, s’il m’est permis de parler, dit Olivier, sont donc semblables à ceux de l’inconnu que vous avez vu en songe ?
– Très-ressemblans, on ne peut davantage, répondit le roi, qui, comme la plupart des gens superstitieux, souffrait souvent que son imagination lui en imposât. D’ailleurs, j’ai fait tirer son horoscope par Galeotti Martivalle, et j’ai appris positivement, autant par son art que par mes propres observations, que, sous bien des rapports, la destinée de ce jeune homme sans amis est soumise aux mêmes constellations que la mienne.
Quoi que Olivier pût penser des motifs que le roi assignait si hardiment à la préférence qu’il accordait à un jeune homme sans expérience, il n’osa pas faire d’autres objections, sachant bien que Louis, qui pendant son exil avait étudié avec grand soin la prétendue science de l’astrologie, ne serait pas d’humeur à écouter aucune raillerie tendant à rabaisser ses connaissances. Il se borna donc à répondre qu’il espérait que le jeune homme remplirait fidèlement une tâche si délicate.
– Nous prendrons des mesures pour qu’il ne puisse le faire autrement, dit Louis. Tout ce qu’il saura, c’est qu’il est chargé d’escorter les deux comtesses jusqu’à la résidence de l’évêque de Liège. Il ne sera pas plus instruit qu’elles ne le seront elles-mêmes de l’intervention probable de Guillaume de la Marck. Personne ne connaîtra ce secret que le guide ; il faut donc que Tristan ou toi vous nous en trouviez un convenable à nos projets.
– Mais en ce cas, répliqua Olivier, et à en juger d’après son air et son pays, il est probable que ce jeune homme sautera sur ses armes dès qu’il verra le Sanglier des Ardennes attaquer ces dames, et il est possible qu’il ne se tire pas d’affaire aussi heureusement qu’il s’en est tiré ce matin.
– S’il périt, dit Louis avec sang-froid, le bienheureux saint Julien m’en enverra un autre en sa place. Que le messager soit tué quand il a rempli sa mission, ou que le flacon soit brisé quand le vin est bu, c’est la même chose. Mais il faut accélérer le départ de ces dames, et persuader ensuite au comte de Crève-cœur qu’il a eu lieu sans notre connivence, attendu que nous désirions les remettre en la garde de notre beau cousin, ce que leur fuite soudaine nous a empêché de faire.
– Le comte peut-être est trop clairvoyant, et son maître trop prévenu contre Votre Majesté, pour qu’ils puissent le croire.
– Sainte Mère de Dieu ! Quelle incrédulité ce serait pour des chrétiens ! Mais il faudra qu’ils nous croient, Olivier. Nous mettrons dans toute notre conduite envers notre beau cousin de Bourgogne une confiance si entière et si illimitée, que pour ne pas croire à notre sincérité à son égard, sous tous les rapports, il faudrait qu’il fût pire qu’un infidèle. Je te dis que je suis si convaincu que je puis donner à Charles de Bourgogne telle opinion de moi que je le voudrai, que s’il le fallait, pour dissiper tous ses doutes, j’irais sans armes, monté sur un palefroi, le visiter sous sa tente, sans autre garde que toi seul, l’ami Olivier.
– Et moi, Sire, quoique je ne me pique pas de manier l’acier sous aucune autre forme que celle d’un rasoir, je chargerais un bataillon de Suisses armés de hallebardes, plutôt que d’accompagner Votre Majesté dans une semblable visite d’amitié rendue à Charles de Bourgogne, quand il a tant de motifs pour être bien assuré que le cœur de Votre Majesté nourrit de l’inimitié contre lui.
– Tu es un fou, Olivier, avec toutes tes prétentions à la sagesse ; et tu ne sais pas qu’une politique profonde doit quelquefois prendre le masque d’une extrême simplicité, de même que le courage se cache parfois sous l’apparence d’une timidité modeste. Si les circonstances l’exigeaient, je ferais bien certainement ce que je viens de te dire ; les saints bénissant nos projets, et les constellations célestes amenant dans leur cours une conjonction favorable à cette entreprise.
Ce fut en ces termes que Louis XI donna la première idée de la résolution extraordinaire qu’il exécuta par la suite, dans l’espoir de duper son rival, et qui faillit le perdre lui-même.
En quittant son conseiller, le roi se rendit dans l’appartement des comtesses de Croye. Il n’eut pas besoin de faire de grands efforts pour les persuader de quitter la cour de France, dès qu’il leur eut fait entendre qu’il serait possible qu’elles n’y trouvassent pas une protection assurée contre le duc de Bourgogne : sa simple permission aurait suffi ; mais il ne lui fut pas si facile de les déterminer à prendre Liège pour le lieu de leur retraite. Elles lui demandèrent et le supplièrent de les envoyer en Bretagne ou à Calais, où, sous la protection du duc de Bretagne ou du roi d’Angleterre, elles pourraient rester en sûreté jusqu’à ce que le duc de Bourgogne se montrât moins rigoureux à leur égard. Mais aucun de ces lieux de sûreté ne convenait aux plans de Louis, et il réussit enfin à leur faire adopter celui qui favorisait l’exécution de ses projets.
On ne pouvait mettre en doute le pouvoir qu’avait l’évêque de Liège de les défendre, puisque sa dignité d’ecclésiastique lui donnait les moyens de les protéger contre tous les princes chrétiens, et que, d’une autre part, ses forces comme prince séculier, si elles n’étaient pas considérables, suffisaient au moins pour défendre sa personne et ceux qu’il prenait sous sa protection, contre toute violence soudaine. La difficulté était de parvenir sans risque jusqu’à la petite cour de l’évêque ; mais Louis promit d’y pourvoir en faisant répandre le bruit que les dames de Croye s’étaient échappées de Tours pendant la nuit, de crainte d’être livrées entre les mains de l’envoyé bourguignon, et qu’elles avaient pris la fuite vers la Bretagne. Il leur promit aussi de leur donner une petite escorte sur la fidélité de laquelle elles pourraient compter, et des lettres pour enjoindre aux commandans des villes et forteresses par où elles devaient passer, de leur donner, par tous les moyens possibles, assistance et protection pendant leur voyage.
Les dames de Croye, quoique intérieurement mécontentes de la manière discourtoise et peu généreuse dont Louis les privait de l’asile qu’il leur avait promis à sa cour, furent si loin de faire la moindre objection à ce départ précipité, qu’elles allèrent au-devant de ses désirs en le priant de les autoriser à partir cette nuit même. La comtesse Hameline était déjà lasse d’une cour où il n’y avait ni fêtes pour y briller, ni courtisans pour l’admirer ; et la comtesse. Isabelle pensait qu’elle en avait vu assez pour conclure que si la tentation devenait un peu plus forte, Louis XI, peu content de les renvoyer de sa cour, ne se ferait pas un scrupule de la livrer à son suzerain irrité, le duc de Bourgogne. Leur résolution satisfît d’autant plus le roi, qu’il désirait maintenir la paix avec le duc Charles, et qu’il craignait que la présence d’Isabelle ne devînt un obstacle à l’exécution de son plan favori de donner la main de sa fille Jeanne à son cousin d’Orléans.