« France, je te revois, pays chéri des cieux,
« Qu’ornèrent à l’envi les arts et la nature ;
« Aux faciles travaux de tes enfans joyeux,
« Ton sein reconnaissant répond avec usure.
« De tes jeunes beautés j’aime les noirs cheveux,
« Leur sourire enchanteur, leurs regards pleins de grâces !
« Hélas ! pour toi le sort eut aussi ses rigueurs ;
« Ce n’est pas de nos jours que datent les disgrâces,
« Mais tu sais supporter noblement tes malheurs
. »
Anonyme.
Évitant d’entrer en conversation avec qui que ce fut, car tel était l’ordre qu’il avait reçu, Durward alla se couvrir sans retard d’une cuirasse excellente, mais sans ornemens ; prit des brassards et des cuissards, et mit sur sa tête un bon casque d’acier sans visière ; il revêtit aussi un bon surtout en peau de chamois, brodé sur toutes les coutures, et qui pouvait convenir à un officier supérieur servant dans une noble maison.
Ces armes et ces vêtemens lui furent apportés dans son appartement par Olivier, qui, avec son air tranquille et son sourire insinuant, l’informa que son oncle avait reçu ordre de monter la garde, pour qu’il ne pût faire aucune question sur la cause de tous ces mouvemens mystérieux.
– On fera vos excuses à votre parent, lui dit Olivier en souriant encore ; et, mon cher fils, quand vous serez de retour sain et sauf, après avoir exécuté une mission si agréable, je ne doute pas que vous ne soyez trouvé digne d’une promotion qui vous dispensera de répondre de vos actions à qui que ce soit. Oui, nous vous verrons alors commander vous-même des gens qui auront au contraire à vous rendre compte.
C’était ainsi que s’exprimait Olivier-le-Diable, tout en calculant probablement dans son esprit les chances qui pouvaient faire croire que le pauvre jeune homme, dont il serrait cordialement la main, devait nécessairement trouver la mort ou la captivité dans sa mission.
Quelques minutes avant minuit, Quentin, conformément à ses instructions, se rendit dans la seconde cour, et s’arrêta près de la tour du Dauphin, qui, comme nos lecteurs le savent, avait été assignée pour la résidence temporaire des comtesses de Croye. Il trouva à ce rendez-vous les hommes et les chevaux de l’escorte, deux mules déjà chargées de bagage, trois palefrois destinés aux deux comtesses et à une fidèle femme de chambre ; enfin, pour lui-même, un superbe cheval de guerre, dont la selle garnie en acier brillait aux blancs rayons de la lune. Pas un mot de reconnaissance ne fut prononcé d’aucun côté. Les hommes étaient immobiles sur leurs selles, comme s’ils eussent été des statues, et Quentin, à la lueur imparfaite de l’astre de la nuit, vit avec plaisir qu’ils étaient bien armés et qu’ils avaient en main de longues lances. Ils n’étaient que trois ; mais l’un d’eux dit tous bas à Quentin, avec un accent gascon fortement prononcé, que leur guide devait les joindre au-delà de Tours.
Pendant tout ce temps, des lumières brillaient dans la tour, d’une fenêtre à l’autre, comme si les dames s’empressaient de faire leurs préparatifs de départ. Enfin une petite porte qui conduisait dans la cour s’ouvrit, et trois femmes en sortirent, accompagnées d’un homme enveloppé d’un manteau. Elles montèrent en silence sur les palefrois qui leur avaient été préparés ; et l’homme qui les accompagnait, marchant devant elles, donna le mot de passe et fit les signaux nécessaires aux gardes vigilans devant lesquels elles eurent à passer successivement. Elles arrivèrent enfin à la dernière de ces barrières formidables ; là, l’homme qui leur avait servi de guide jusqu’alors s’arrêta, et dit tout bas quelques mots aux deux comtesses, avec un air d’empressement officieux.
– Que le ciel vous protège ! Sire, répondit une voix qui fit tressaillir le cœur de Durward, et qu’il vous pardonne si vous avez des vues plus intéressées que vos paroles ne l’expriment ! Me trouver sous la protection du bon évêque de Liège est à présent tout ce que je désire.
L’homme à qui elle parlait ainsi murmura une réponse qu’on ne put entendre, et rentra dans le château, tandis que Quentin, à la clarté de la lune, reconnaissait en lui le roi lui-même, que son désir d’être bien sûr du départ des deux dames avait sans doute déterminé à l’honorer de sa présence, de crainte qu’il n’y eût quelque hésitation de leur part, ou que les gardes du château ne fissent quelques difficultés imprévues.
Tant que la cavalcade fut dans les environs du château, il fallut qu’elle marchât avec beaucoup de précaution pour éviter les trappes, les pièges et embûches placés de distance en distance. Mais le Gascon semblait avoir un fil pour se guider dans ce labyrinthe fatal aux étrangers. Après un quart d’heure de marche, ils se trouvèrent au-delà des limites de Plessis-le-Parc, et non loin de la ville de Tours.
La lune, qui venait de se dégager entièrement des nuages qu’elle n’avait fait jusqu’alors que percer de temps en temps, jetait un océan de lumière sur un paysage des plus magnifiques. La superbe Loire roulait ses eaux majestueuses à travers la plus riche plaine, de France, entre des rives ornées de tours et de terrasses, de vignobles, et de plantations de mûriers. L’ancienne capitale de la Touraine élevait dans les airs les tours qui défendaient ses portes et ses remparts blanchis par les rayons de la lune, tandis que, dans l’enceinte qu’ils formaient, on apercevait le faîte de cet immense édifice que la dévotion du saint évêque Perpétue avait fait construire dès le cinquième siècle, et auquel le zèle de Charlemagne et de ses successeurs avait ajouté des ornemens d’architecture en assez grand nombre pour en faire l’église la plus belle de toute la France. Les tours de l’église de Saint-Gratien étaient également visibles, ainsi que le château sombre et formidable qui autrefois, dit-on, fut la résidence de l’empereur Valentinien.
Quoique les circonstances dans lesquelles se trouvait Quentin Durward fussent de nature à occuper toutes ses pensées, il ne put contempler qu’avec enchantement une scène que la nature et l’art semblaient avoir enrichie à l’envi de tous leurs ornemens. Son admiration s’accroissait encore par la comparaison avec ses montagnes natales, dont les sites les plus imposans ont toujours un aspect d’aridité. Il fut tiré de sa contemplation par la voix de la comtesse Hameline, montée aux moins à une octave plus haut que les sons flûtés qu’elle avait fait entendre en disant adieu au roi. Elle demandait à parler au chef de la petite escorte. Quentin, pressant son cheval, se présenta respectueusement aux deux dames en cette qualité, après quoi la comtesse Hameline lui fit subir l’interrogatoire suivant :
– Quel est votre nom ? quelle est votre qualité ?
Durward la satisfit sur ces deux points.
– Connaissez-vous parfaitement la route ?
– Il ne pouvait, répondit-il, assurer qu’il la connût très-bien, mais il avait reçu des instructions détaillées, et, à la première halte, il devait trouver un guide en état, sous tous les rapports, de diriger leur marche ultérieure. En attendant, un cavalier qui venait de les joindre, et qui complétait l’escorte, leur en servirait.
– Et pourquoi vous a-t-on choisi pour un pareil service ? on m’a dit que vous êtes le même jeune homme qui était hier de garde dans la galerie où nous avons trouvé la princesse de France. Vous paraissez bien jeune, bien peu expérimenté pour être chargé d’une telle mission. D’ailleurs vous n’êtes pas Français, car vous parlez notre langue avec un accent étranger.
– Mon devoir est d’exécuter les ordres du roi, madame, et non d’en discuter les motifs.
– Êtes-vous de naissance noble ?
– Je puis l’affirmer en sûreté de conscience, madame.
– Et n’est-ce pas vous, lui demanda la comtesse Isabelle avec un air de timidité, que j’ai vu avec le roi à l’auberge des Fleurs-de-Lis ?
Baissant la voix, peut-être parce qu’il éprouvait le même sentiment de timidité, Quentin répondit affirmativement.
– En ce cas, belle tante, dit-elle à la comtesse Hameline, je crois que nous n’avons rien à craindre, étant sous la sauvegarde de monsieur ; il n’a pas l’air d’un homme à qui l’on aurait pu confier prudemment l’exécution d’un plan de trahison et de cruauté contre deux femmes sans défense.
– Sur mon honneur, madame, s’écria Durward, sur la gloire de ma maison et sur les cendres de mes ancêtres, je ne voudrais pas, pour la France et l’Écosse réunies, être coupable de trahison et de cruauté envers vous.
– Vous parlez bien, jeune homme ! dit la comtesse Hameline ; mais nous sommes accoutumées aux beaux discours du roi Louis et de ses agens. C’est ainsi qu’il nous a déterminées à chercher un refuge en France, quand nous aurions pu, avec moins de danger qu’aujourd’hui, en trouver un chez l’évêque de Liège, nous mettre sous la protection de Wenceslas d’Allemagne, ou sous celle d’Édouard d’Angleterre. Et à quoi ont abouti les promesses du roi ? à nous cacher indignement, honteusement, comme des marchandises prohibées, sous des noms plébéiens, dans une misérable hôtellerie, tandis que tu sais, Marton, ajouta-t-elle en se tournant vers la femme de chambre, que nous n’avons jamais fait notre toilette que sous un dais et sur une estrade à trois marches ; et là, nous étions obligées de nous habiller sur le plancher d’une chambre, comme si nous eussions été deux laitières.
Marton convint que sa maîtresse disait une triste vérité.
– Je voudrais que nous n’eussions pas eu d’autres sujets de plaintes, dit Isabelle ; je me serais bien volontiers passée de tout appareil de grandeur.
– Mais non pas de société, ma nièce, cela est impossible.
– Je me serais passée de tout, ma chère tante, répondit-elle d’une voix qui alla jusqu’au cœur de son jeune conducteur ; oui, de tout, pourvu que j’eusse trouvé une retraite sûre et honorable. Je ne désire pas, Dieu sait que je n’ai jamais désiré occasionner une guerre entre la France et la Bourgogne, ma patrie. Je serais bien fâchée que ma cause coûtât la vie à un seul homme. Je ne demandais que la permission de me retirer au couvent de Marmoutiers, ou dans quelque saint monastère.
– Vous parlez en véritable folle, belle nièce, et non en fille de mon noble frère. Il est heureux qu’il existe encore quelqu’un qui conserve quelque chose de la fierté de la noble maison de Croye. Comment distinguerait-on, une femme bien née d’une laitière brûlée par le soleil, si ce n’est parce qu’on rompt des lances pour l’une, et qu’on casse des branches de coudrier pour l’autre ? Je vous dis que, lorsque j’étais dans la fleur de la jeunesse, à peine plus âgée que vous ne l’êtes aujourd’hui, on soutint en mon honneur la fameuse passe d’armes d’Haflinghem Les tenans étaient au nombre de quatre, et celui des assaillans alla jusqu’à douze. Cette joute coûta la vie à deux chevaliers, et il y eut une épine du dos, une épaule, trois jambes et deux bras cassés, sans parler d’un si grand nombre de blessures dans les chairs, et de contusions, que les hérauts d’armes ne purent les compter. C’est ainsi que les dames de notre maison ont toujours été honorées. Ah ! si vous aviez la moitié autant de cœur que vos nobles ancêtres, vous trouveriez le moyen, dans quelque cour où l’amour des dames et la renommée des armes sont encore en honneur, de faire donner un tournois dont votre main serait le prix, comme celle de votre bisaïeule, de bienheureuse mémoire, fut celui de la fameuse joute d’armes de Strasbourg ; vous vous assureriez ainsi la meilleure lance de l’Europe pour soutenir les droits de la maison de Croye contre l’oppression du duc de Bourgogne et la politique de la France.
– Mais, belle tante, ma vieille nourrice m’a dit que, quoique le rhingrave fût la meilleure lance de la fameuse joute de Strasbourg, et qu’il eût obtenu ainsi la main de ma respectable bisaïeule, de bienheureuse mémoire, ce mariage ne fut pourtant pas très-heureux, attendu qu’il avait coutume de la gronder souvent, et quelquefois même de la battre.
– Et pourquoi non ? s’écria la comtesse Hameline dans son enthousiasme romanesque pour la chevalerie ; pourquoi ces bras victorieux, accoutumés à frapper de taille et d’estoc en rase campagne, seraient-ils sans énergie dans leur château ? J’aimerais mille fois mieux être battue deux fois par jour par un noble chevalier dont le bras serait aussi redoutable aux autres qu’à moi-même, que d’avoir pour époux un lâche qui n’oserait lever la main sur sa femme ni sur personne.
– Je vous souhaiterais beaucoup de plaisir avec un époux si turbulent, belle tante, et je ne vous l’envierais pas ; car s’il est vrai qu’on puisse supporter l’idée de quelque membre rompu dans un tournoi, il n’en est pas de même dans le salon d’une dame.
– Mais on peut épouser un chevalier de renom, sans que la conséquence nécessaire soit d’être battue, quoiqu’il soit vrai que notre ancêtre de glorieuse mémoire, le rhingrave Gottfried, eût le caractère un peu brusque, et aimât un peu trop le vin du Rhin. Un chevalier parfait est un agneau avec les dames, et un lion au milieu des lances. Il y avait Thibault de Montigny, que la paix soit avec lui ! c’était l’homme le plus doux qu’on pût voir, et jamais il ne fut assez discourtois pour lever la main contre son épouse, de sorte que, par Notre-Dame, lui qui battait tous les ennemis en champ clos, il se laissait battre chez lui par une belle ennemie. Eh bien ! ce fut sa faute. Il était un des tenans à la passe d’armes d’Haflinghem, et il s’y conduisit si bien, que, si tel eût été le bon plaisir du ciel et celui de votre aïeul, il aurait pu y avoir une dame de Montigny qui aurait répondu plus convenablement à sa douceur.
La comtesse Isabelle, qui avait quelque raison pour craindre cette fameuse passe d’armes d’Haflinghem, attendu que c’était un sujet sur lequel sa tante était toujours fort prolixe, laissa tomber la conversation ; et Quentin, avec la politesse d’un jeune homme bien élevé, craignant que sa présence ne les gênât dans leur entretien, piqua en avant, et alla joindre le guide, comme pour lui faire quelques questions relativement à la route.
Cependant les deux dames continuèrent leur route en silence, ou s’entretinrent de choses qui ne méritent pas d’être rapportées. Le jour commença enfin à paraître ; et, comme elles avaient été à cheval plusieurs heures, Durward, craignant qu’elles ne fussent fatiguées, devint impatient d’arriver à la première halte.
– Je vous la montrerai dans une demi-heure, lui répondit le guide.
– Et alors vous nous laisserez aux soins d’un autre guide ? demanda Quentin.
– Comme vous le dites. Mes voyages sont toujours courts et en droite ligne. Quand vous et beaucoup d’autres, monsieur l’archer, vous décrivez une courbe en forme d’arc, moi je suis toujours la corde.
La lune avait quitté l’horizon depuis long-temps, mais la lumière de l’aurore commençait à briller du côté de l’orient, et se répercutait sur le cristal d’un petit lac dont les voyageurs suivaient les bords depuis quelques instans. Ce lac était situé au milieu d’une grande plaine où l’on voyait des arbres isolés, quelques bouquets d’arbustes et quelques buissons, mais assez découverte pour qu’on pût déjà apercevoir les objets distinctement. Quentin jeta alors les yeux sur l’individu près duquel il se trouvait, et sous l’ombre d’un grand chapeau rabattu à larges bords, qui ressemblait au sombrero d’un paysan espagnol, il reconnut les traits facétieux de ce même Petit-André dont les doigts, peu de temps auparavant, de concert avec ceux de son lugubre confrère Trois-Échelles, avaient déployé tant d’activité autour de son cou.
L’exécuteur des hautes-œuvres étant regardé en Écosse avec une horreur presque superstitieuse, Quentin, cédant à un mouvement d’aversion qui n’était pas sans quelque mélange de crainte, et que le souvenir de l’aventure dans laquelle il avait couru de si grands risques ne tendait pas à diminuer, tourna vers la droite la tête de son cheval, et le pressant en même temps de l’éperon, lui fit faire une demi-volte qui le mit à sept ou huit pieds de son odieux compagnon.
– Ho ! ho ! ho ! s’écria Petit-André ; par Notre-Dame de la Grève, notre jeune soldat ne nous a pas oublié. Eh bien ! camarade, vous ne m’en voulez pas, j’espère ? Dans ce pays il faut que chacun gagne son pain. Personne n’a à rougir d’avoir passé par mes mains ; car j’attache un fruit vivant à un arbre aussi proprement que qui que ce puisse être ; et, par-dessus le marché, Dieu m’a fait la grâce de faire de moi un gaillard des plus joyeux ! Ah ! ah ! ah ! ah ! je pourrais vous citer de si bonnes plaisanteries de ma façon, faites entre le bas et le haut de l’échelle, que j’étais obligé de précipiter ma besogne, de peur que mes patiens ne mourussent de rire, ce qui aurait été une honte pour mon métier.
En finissant ces mots, il tira de côté là bride de son cheval, pour regagner la distance que l’Écossais avait mise entre eux, et lui dit en même temps : – Allons, monsieur l’archer, point de bouderie entre nous ; car, pour moi, je fais toujours mon devoir sans rancune et avec gaieté, et je n’aime jamais mieux un homme que lorsque je lui mets mon cordon autour du cou, pour en faire un chevalier de l’ordre de Saint-Patibularius, comme le chapelain du grand prévôt, le digne père Vaconeldiablo, a coutume d’appeler le saint patron de la prévôterie.
– Retire-toi, misérable, dit Quentin à l’exécuteur des sentences de la loi, en voyant qu’il cherchait à se rapprocher de lui ; retire-toi, ou je serai tenté de t’apprendre l’intervalle qui sépare un homme d’honneur du plus vil rebut de la société.
– Là ! là ! dit Petit-André ; comme vous êtes vif ! Si vous aviez dit un honnête homme, il pourrait y avoir quelque chose de vrai là-dedans ; mais quant aux hommes d’honneur, j’ai tous les jours à travailler avec eux d’aussi près que j’ai été sur le point de le faire avec votre personne. Mais que la paix soit avec vous, et restez tout seul, si bon vous semble. Je vous aurais donné un flacon de vin d’Auvergne pour noyer le souvenir de toute rancune ; mais, puisque vous méprisez ma politesse, boudez tant qu’il vous plaira. Je n’ai jamais de querelle avec mes pratiques, avec mes petits danseurs, mes compagnons de jeu, mes chers camarades, comme Jacques le boucher appelle ses moutons ; en un mot, avec ceux qui, comme Votre Seigneurie, portent en grosses lettres écrit sur le front C. O. R. D. E. . Non non : qu’ils me traitent comme ils le voudront, ils ne m’en trouveront pas moins prêt, au moment convenable, à leur rendre service ; et vous verrez vous-même, quand vous retomberez entre mes mains, que Petit-André sait ce que c’est que de pardonner une injure.
Après avoir ainsi parlé, et résumé le tout en jetant sur Quentin un regard ironique, il fit entendre cette interjection par laquelle on cherche à exciter un cheval trop lent, prit l’autre côté du chemin, et laissa Durward digérer ses sarcasmes aussi-bien que pouvait le lui permettre son orgueil écossais.
Quentin éprouva une forte tentation de lui briser le bois de sa lance sur les côtes, mais il réprima son courroux en songeant qu’une querelle avec un tel homme ne serait honorable en aucun temps ni en aucun lieu, et qu’en cette occasion ce serait un oubli de ses devoirs qui pourrait avoir les plus dangereuses conséquences. Il ne répondit donc plus rien aux railleries malavisées de Petit-André, et se contenta de faire des vœux bien sincères pour qu’elles ne fussent point arrivées jusqu’aux oreilles des dames qu’il escortait, sur l’esprit desquelles elles ne pourraient produire une impression avantageuse en faveur d’un jeune homme exposé à de tels sarcasmes.
Il n’eut pas long-temps le loisir de se livrer à ces réflexions, car elles furent interrompues par des cris perçans que poussèrent les deux dames en même temps.
– Regardez ! regardez derrière nous ! pour l’amour du ciel ! veillez sur nous et sur vous-même ; on nous poursuit.
Quentin se retourna à la hâte, et vit qu’effectivement deux cavaliers armés semblaient les poursuivre ; et ils couraient assez bon train pour les joindre bientôt. – Ce ne peut être, dit-il, que quelques hommes de la garde du grand prévôt qui font leur ronde dans la forêt. Regarde, ajouta-t-il en s’adressant à Petit-André, et vois si tu les reconnais.
Petit-André obéit : et après avoir fait sa reconnaissance, il lui répondit en se tournant sur sa selle d’un air goguenard : – Ces cavaliers ne sont ni vos camarades ni les miens, ils ne sont ni de la garde du roi ni de la garde prévôtale : car il me semble qu’ils portent des casques dont la visière est fermée, et des hausse-cols. Au diable soient ces hausse-cols ! c’est la pièce de toute l’armure qui me déplaît davantage ; J’ai quelquefois perdu une heure avant de pouvoir venir à bout de les détacher.
– Nobles dames, dit Durward sans faire attention à ce que disait Petit-André, marchez en avant, pas assez vite pour faire croire que vous fuyez, mais assez pour profiter de l’obstacle que je vais tâcher de mettre à la marche de ces deux cavaliers qui nous suivent.
La comtesse Isabelle jeta un coup d’œil sur Quentin, dit quelques mots à l’oreille de sa tante, qui adressa la parole à Quentin en ces termes :
– Nous vous avons donné notre confiance, monsieur l’archer, et nous préférons courir le risque de tout ce qui pourra nous arriver en votre compagnie, plutôt que d’aller en avant avec cet homme, dont la physionomie ne nous paraît pas de bon augure.
– Comme il vous plaira, mesdames, répondit le jeune Écossais ; après tout, ils ne sont que deux ; et quoiqu’ils soient chevaliers, à ce que leurs armes paraissent annoncer, ils apprendront, s’ils ont quelque mauvais dessein, comment un Écossais peut remplir son devoir, en présence et pour la défense de personnes comme vous. Lequel de vous, continua-t-il en s’adressant aux trois hommes qu’il commandait, veut être mon compagnon pour rompre une lance avec ces deux, cavaliers ?
Deux de ses hommes d’armes parurent manquer de résolution ; mais le troisième, Bertrand Guyot, jura que, cape de Diou ! fussent-ils chevaliers de la table ronde du roi Arthur, il se mesurerait avec eux pour l’honneur de la Gascogne.
Pendant qu’il parlait ainsi, les deux chevaliers, car ils ne paraissaient pas être d’un moindre rang, arrivèrent à l’arrière garde de la petite troupe, composée de Quentin et du brave Gascon, tous deux couverts d’une excellente armure d’acier bien poli, mais sans aucune devise qui pût les faire distinguer.
L’un d’eux, en s’approchant, cria à Quentin : – Retirez-vous, sire écuyer : nous venons vous relever d’un poste au-dessus de votre rang et de votre condition. Vous ferez bien de laisser ces dames sous nos soins, elles s’en trouveront mieux que des vôtres ; car avec vous elles ne sont guère que captives.
– Pour répondre à votre demande, monsieur, répliqua Durward, je vous dirai d’abord que je m’acquitte d’un devoir qui m’a été imposé par mon souverain actuel ; et ensuite, que, quelque indigne que j’en puisse être, ces dames désirent rester sous ma protection.
– Comment, drôle, s’écria un des deux champions, oseras-tu, toi, mendiant vagabond, opposer résistance à deux chevaliers ?
– Résistance est le mot propre, répondit Quentin : car je prétends résister à votre attaque insolente et injuste ; et s’il existe entre nous quelque différence de rang, ce que je suis encore à apprendre, votre conduite discourtoise la fait disparaître. Tirez donc vos épées, ou, si vous vous voulez vous servir de la lance, prenez du champ.
Les deux chevaliers firent volte-face, et retournèrent à la distance d’environ deux cents pas, Quentin, jetant un regard sur les deux comtesses, se pencha sur sa selle, comme pour leur demander de le favoriser de leurs vœux ; et tandis qu’elles agitaient leurs mouchoirs en signe d’encouragement, les deux autres champions étaient arrivés à la distance nécessaire pour charger.
Recommandant au Gascon de se conduire en brave, Durward mit son coursier au galop, et les quatre cavaliers se rencontrèrent au milieu du terrain qui les séparait. Le choc fut fatal au pauvre Gascon ; car son adversaire ayant dirigé son arme contre son visage, qui n’était pas défendu par une visière, sa lance lui entra dans l’œil, pénétra dans le crâne, et le renversa mort sur la place.
D’une autre part, Quentin qui avait le même désavantage, et que son ennemi attaqua de la même manière, fit un mouvement si à propos sur sa selle, que la lance de son ennemi passa sur son épaule droite, en lui effleurant légèrement la joue, tandis que la sienne frappant son antagoniste sur la poitrine, le renversa par terre. Quentin sauta à bas de cheval, pour détacher le casque de son adversaire ; mais l’autre chevalier, qui, soit dit en passant, n’avait pas encore parlé, voyant la mésaventure de son compagnon, descendit du sien encore plus vite ; et se plaçant en avant de son ami, privé de tout sentiment : – Jeune téméraire, dit-il à Durward, au nom de Dieu et de saint Martin, remonte à cheval, et va-t’en avec ta pacotille de femmes. Ventre-saint-gris, elles ont déjà causé assez de mal ce matin.
– Avec votre permission, sire chevalier, répondit Quentin, mécontent de l’air de hauteur avec lequel cet avis lui était donné, je verrai d’abord à qui j’ai eu affaire, et je saurai ensuite qui doit répondre de la mort de mon camarade.
– Tu ne vivras assez ni pour le savoir, ni pour le dire, s’écria le chevalier ; je te le répète, retire-toi en paix. Si nous avons été assez fous pour interrompre votre voyage, nous en avons été bien payés ; car tu as fait plus de mal que n’en pourraient réparer ta vie et celle de tous tes compagnons. Ah ! s’écria-t-il en voyant que Durward avait tiré son épée, puisque tu le veux, bien volontiers. Pare celui-là.
En même temps il porta sur la tête du jeune Écossais un coup si bien appliqué, que Quentin, quoique né dans un pays où l’on ne les donnait pas de main morte, n’avait entendu parler d’un coup d’épée semblable que dans les romans. Il descendit avec la force et la rapidité de l’éclair, abattit la garde du sabre que Durward avait levé pour le parer, fendit son casque au point de toucher les cheveux, mais ne pénétra pas plus avant. Cependant le jeune soldat, étourdi par la violence du coup, tomba un genou en terre, et fut un moment à la merci de son adversaire, s’il eût plu à celui-ci de lui en porter un second ; mais soit par compassion pour sa jeunesse, soit par admiration de son courage, soit enfin par une générosité qui ne lui permettait pas d’attaquer un ennemi sans défense, le chevalier ne voulut pas profiter de cet avantage. Cependant Quentin, revenant à lui, se releva lestement, et attaqua son antagoniste avec l’énergie d’un homme déterminé à vaincre ou à périr, et avec le sang-froid nécessaire pour faire usage de tous ses, moyens. Résolu d’éviter de s’exposer à des coups aussi terribles que celui qu’il venait de recevoir, il fît valoir l’avantage d’une agilité supérieure qu’augmentait encore la légèreté relative de son armure, pour harasser son ennemi en l’attaquant de tous côtés avec des mouvemens si soudains et si rapides que celui-ci, chargé d’armes pesantes, trouva difficile de se défendre sans se fatiguer beaucoup.
Ce fut en vain que ce généreux antagoniste cria à Quentin qu’ils n’avaient plus aucune raison pour se battre, et que ce serait à regret qu’il le blesserait. N’écoutant que le désir de laver la honte de sa première défaite, Durward continua à l’assaillir avec la vivacité de l’éclair, le menaçant tantôt du tranchant, tantôt de la pointe de son épée, et ayant toujours l’œil attentif à tous les mouvemens de son adversaire, qui lui avait déjà donné une preuve si terrible de la force supérieure de son bras, de sorte qu’il était toujours prêt à faire un saut en arrière ou de côté à chaque coup que lui portait la lame pesante de son ennemi.
– Il faut que le diable ait enraciné dans ce jeune fou la présomption et l’opiniâtreté, murmura le chevalier : tu ne seras donc content que lorsque tu auras un bon horion sur la tête ! Changeant alors de manière de combattre, il se tint sur la défensive, se contentant de parer les coups que Quentin ne cessait de lui porter, sans paraître chercher à les rendre, mais épiant l’instant où la fatigue, un faux pas ou un moment de distraction du jeune soldat lui fournirait l’occasion de mettre fin au combat d’un seul coup. Il est probable que cette politique adroite lui aurait réussi, mais le destin en avait ordonné autrement.
Ils étaient encore aux prises avec une égale fureur, quand une troupe nombreuse d’hommes à cheval arriva au grand galop, en criant : – Arrêtez ! arrêtez ! Au nom du roi ! Les deux champions reculèrent au même instant, et Quentin vit avec surprise que son capitaine, lord Crawford, était à la tête du détachement qui venait d’interrompre le combat. Il reconnut aussi Tristan l’Ermite avec deux ou trois de ses gens. Toute la troupe pouvait consister en une vingtaine de cavaliers.