« Il me dit qu’en Égypte il avait pris naissance.
« Il était descendu de ces sorciers fameux,
« Éternels ennemis des malheureux Hébreux,
« Aux miracles divins opposant des prestiges,
« Du prophète Moïse imitant les prodiges.
« Mais quand de Jéhovah l’ange exterminateur
« Frappa les premiers nés de son glaive vengeur,
« Ces sages prétendus, en dépit de leurs charmes,
« Comme le paysan répandirent des larmes. »
Anonyme.
L’arrivée de lord Crawford et de son détachement termina tout à coup le combat que nous avons cherché à décrire dans le chapitre précédent. Le chevalier, levant la visière de son casque, remit son épée au vieux lord en lui disant : – Crawford, je me rends, mais écoutez-moi ; un mot à l’oreille. Pour l’amour du ciel, sauvez le duc d’Orléans.
– Quoi ! comment ! le duc d’Orléans ! s’écria le commandant de la garde écossaise ; il faut donc que le diable s’en soit mêlé ! cela va le perde dans l’esprit du roi, le perdre à jamais.
– Ne me faites pas de questions, répondit Dunois, car c’était lui qui venait de figurer dans cette scène ; c’est moi qui suis coupable, et je le suis seul, Voyez, le voilà qui donne un signe de vie. Je ne voulais qu’enlever cette jeune comtesse, m’assurer sa main et ses possessions ; et voyez ce qu’il en est résulté. Faites éloigner votre canaille ; que personne ne puisse le reconnaître.
À ces mots il leva la visière du casque du duc d’Orléans, et lui jeta sur le visage de l’eau que lui fournit le lac qui était à deux pas.
Cependant Durward, pour qui les aventures se succédaient avec une telle rapidité, restait immobile de surprise. Les traits pâles de son premier antagoniste lui apprenaient qu’il avait renversé le premier prince du sang de France ; et c’était avec le célèbre Dunois, avec le meilleur champion de ce royaume, qu’il venait de mesurer son épée ! C’étaient deux faits d’armes honorables en eux-mêmes ; mais le roi les approuverait-il ? c’était une autre question.
Le duc avait repris ses sens et recouvré assez de forces pour s’asseoir, et il écoutait avec attention ce qui se passait entre Dunois et Crawford, le premier soutenant avec chaleur qu’il était inutile de prononcer le nom du duc d’Orléans dans cette affaire, puisqu’il était prêt à en prendre tout le blâme sur lui-même, et qu’il déclarait que le duc ne l’avait suivi que par amitié.
Lord Crawford l’écoutait, les yeux fixés sur la terre, en soupirant, et en secouant la tête de temps en temps.
– Tu sais, Dunois, lui dit-il enfin en le regardant, que par amour pour ton père, aussi-bien que pour toi-même, je désirerais te rendre service…
– Je ne demande rien pour moi ! s’écria Dunois ; je vous ai rendu mon épée ; je suis votre prisonnier ; que faut-il de plus ? C’est pour ce noble prince que je parle, pour le seul espoir de la France, s’il plaisait à Dieu d’appeler à lui le dauphin ; il n’est venu ici qu’à ma prière, pour m’aider à faire ma fortune : le roi lui-même m’avait donné une sorte d’encouragement.
Dunois, répondît Crawford, si tout autre que toi me disait que tu as entraîné le noble prince dans une situation si cruelle, pour servir quelqu’une de tes vues, je lui donnerais un démenti formel ; et quoique ce soit toi-même qui me l’assures en ce moment, j’ai peine à croire, que tu dises la vérité.
– Noble Crawford, dit le duc d’Orléans, qui avait alors repris l’usage de ses sens, votre caractère ressemble trop, à celui de votre ami Dunois pour ne pas lui rendre justice. C’est moi au contraire qui l’ai amené ici, contre son gré, pour une folle entreprise conçue à la hâte et exécutée avec témérité. Regardez-moi tous, ajouta-t-il en se levant et en se tournant vers les soldats ; je suis Louis d’Orléans, prêt à subir la peine de sa folie. J’espère que le déplaisir du roi ne tombera que sur moi, comme cela n’est que trop juste. Cependant, comme un fils de France ne doit rendre ses armes à personne, pas même à vous, brave Crawford, adieu, mon fidèle acier.
À ces mots il tira son épée, et la jeta dans le lac. L’épée traça dans l’air un sillon comme un éclair, tomba dans l’eau avec bruit, et disparut. Les spectateurs de cette scène étaient plongés dans l’étonnement et l’irrésolution, tant le rang du coupable était respectable, tant son caractère était estimé ; tandis qu’ils sentaient, d’une autre part, qu’attendu les vues que le roi avait sur lui, les conséquences de sa témérité entraîneraient probablement sa perte.
Dunois parla le premier, et ce fut avec le ton de mécontentement d’un ami blessé du peu de confiance, qu’on lui témoigne. – Ainsi donc, dit-il, Votre Altesse juge à propos, dans une même matinée, de renoncer aux bonnes grâces du roi, de jeter à l’eau sa meilleure épée, et de mépriser l’amitié de Dunois !
– Mon cher cousin ! répondit le duc, comment pouvez-vous croire que je méprise votre amitié, quand je dis la vérité comme l’exigent votre sûreté et mon honneur ?
– Et pourquoi vous mêlez-vous de ma sûreté, mon prince ? répliqua Dunois d’un ton bref ; je voudrais bien le savoir, mon cher cousin. Que vous importe, au nom du ciel ! si j’ai envie d’être pendu, étranglé, jeté dans la Loire, poignardé, rompu sur la roue, enfermé dans une cage de fer, enterré tout vivant dans le fossé d’un château, ou traité de toute autre manière qu’il peut plaire au roi Louis de disposer de son fidèle sujet ? Vous n’avez pas besoin de cligner les yeux et de me montrer Tristan l’Ermite, je vois le coquin aussi-bien que vous. Mais j’en aurais été quitte à meilleur compte. – Croyez que la vie me fût restée. Quant à votre honneur, par la rougeur de sainte Madeleine ! je crois qu’il aurait exigé que vous n’entreprissiez pas la besogne de ce matin, ou du moins que vous ne vous y fussiez pas montré. Voilà Votre Altesse qui a été désarçonnée par un jeune Écossais tout juste arrivé de ses montagnes.
– Allez, allez, s’écria lord Crawford, il n’y a pas à en rougir : ce n’est pas la première fois qu’un jeune Écossais a rompu une bonne lance. Je suis charmé qu’il se soit bien comporté.
– Je n’ai rien de contraire à dire, répliqua Dunois ; et cependant si vous étiez arrivé quelques minutes plus tard, il aurait pu se trouver une vacance dans votre compagnie d’archers.
– Oui, oui, dit lord Crawford ; je reconnais votre main sur ce morion fendu. Qu’on le retire à ce brave garçon, et qu’on lui donne un de nos bonnets doublés en acier ; cela lui couvrira le crâne mieux que les débris de ce couvre-chef. Et maintenant, Dunois, je dois vous prier ainsi que le duc d’Orléans de monter à cheval et de me suivre, car mes instructions et mes ordres sont de vous conduire en un séjour tout différent de celui que je voudrais pouvoir vous assigner.
– Ne puis-je dire un mot à ces belles dames, lord Crawford ? demanda le duc d’Orléans.
– Pas une syllabe, répondit lord Crawford ; je suis trop l’ami de Votre Altesse pour vous permettre une telle imprudence. Jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Quentin, vous avez fait votre devoir ; partez, et remplissez la mission qui vous a été confiée.
– Avec votre permission, milord, dit Tristan avec l’air brutal qui lui était ordinaire, il faut qu’il cherche un autre guide. Je ne puis me passer de Petit-André dans un moment où il est probable qu’il y aura de la besogne pour lui.
– Il n’a qu’à suivre le sentier qui est devant lui, dit Petit-André se mettant en avant, et il le conduira dans un endroit où il trouvera l’homme qui doit lui servir de guide. Je ne voudrais pas pour mille ducats m’éloigner de mon chef aujourd’hui. J’ai pendu plus d’un écuyer et d’un chevalier ; de riches échevins, des bourguemestres , des comtes et des marquis même m’ont passé par les mains, mais hum ! il jeta un regard sur le duc, comme pour indiquer qu’il fallait remplir le blanc qu’il laissait par ces mots : Un prince du sang ? Et il ajouta : Oh ! oh ! Petit-André, il sera fait mention de toi dans la chronique.
– Souffrez-vous que vos coquins parlent si insolemment en présence d’un membre de la famille royale ! demanda Crawford à Tristan en fronçant les sourcils.
– Que ne le châtiez-vous vous-même, milord ? répondit Tristan d’un ton bourru.
– Parce qu’il n’y a ici que ta main, répliqua lord Crawford, qui puisse le frapper sans se dégrader en le touchant.
– En ce cas, milord, dit le grand-prévôt, mêlez-vous de vos gens, et je serai responsable des miens.
Lord Crawford paraissait se disposer à lui répondre d’un ton courroucé ; mais, comme s’il eût mieux réfléchi, il lui tourna le dos ; et s’adressant au duc d’Orléans et à Dunois, qui étaient montés à cheval, il les pria de marcher à ses côtés ; puis faisant un signe d’adieu aux deux dames, il dit à Quentin : – Que le ciel te protège, mon enfant ; tu as commencé ton service vaillamment, quoique pour une malheureuse cause. Il se mettait en marche, quand Durward entendit Dunois lui demander à demi-voix : – Nous conduisez-vous au Plessis ?
– Non, mon malheureux et imprudent ami, répondit lord Crawford en soupirant ; nous allons à Loches.
Loches ! Ce nom encore plus redouté que celui du Plessis retentit à l’oreille du jeune Écossais comme le glas de la mort. Il en avait entendu parler comme d’un lieu destiné à ces actes secrets de cruauté dont Louis lui-même rougissait de souiller sa résidence habituelle. Il existait dans ce lieu de terreur des cachots creusés sous des cachots, dont quelques-uns étaient inconnus aux gardiens eux-mêmes ; tombeaux vivans où ceux qui y étaient enfermés n’avaient plus à attendre que du pain, de l’eau, et un air infect. Il y avait aussi dans ce formidable château, de ces horribles lieux de détention nommés cages, dans lesquels un malheureux prisonnier ne pouvait ni se tenir debout, ni s’étendre pour se coucher ; invention qu’on attribuait au cardinal de La Balue. On ne peut donc être surpris que le nom de ce séjour d’horreur, et la connaissance qu’il avait que lui-même venait de contribuer en partie à y envoyer deux illustres victimes, eussent pénétré Quentin d’une telle tristesse qu’il marcha quelque temps la tête baissée, les yeux fixés sur la terre, et le cœur rempli des plus pénibles réflexions. Comme il se remettait à la tête de la petite cavalcade, suivant la route qui lui avait été indiquée, la comtesse Hameline trouva l’occasion de lui dire : – On dirait, monsieur, que vous regrettez la victoire que vous avez remportée pour nous ?
Cette question était faite d’un ton qui ressemblait presque à l’ironie ; mais Quentin eut assez de tact pour y répondre avec franchise et simplicité.
– Je ne puis rien regretter de ce que j’ai fait pour servir des dames telles que vous ; mais si votre sûreté n’eût pas été compromise, j’aurais préféré succomber sous les coups d’un aussi bon soldat que Dunois, plutôt que d’avoir contribué à envoyer cet illustre chevalier et son malheureux parent, le duc d’Orléans, dans les affreux cachots de Loches.
– C’était donc le duc d’Orléans ? s’écria-t-elle en se tournant vers sa nièce ; je le pensais ainsi, même à la distance d’où nous avons vu le combat. Vous voyez, belle nièce, ce qui aurait pu arriver si ce monarque cauteleux et avare nous eût permis de nous montrer à sa cour ! Le premier prince du sang de France, et le vaillant Dunois, dont le nom est aussi connu que celui du héros son père ! Ce jeune homme a fait bravement son devoir, mais c’est presque dommage qu’il n’ait pas succombé avec honneur, puisque sa bravoure inopportune nous a privées de deux libérateurs si illustres.
La comtesse Isabelle répondit d’un ton ferme et presque mécontent, et avec une énergie que Durward n’avait pas encore remarquée en elle.
– Madame, dit-elle, si je ne savais que vous faites une plaisanterie, je dirais qu’un pareil discours est une ingratitude envers notre brave défenseur. Si ces chevaliers avaient réussi dans leur entreprise téméraire, au point de mettre notre escorte hors de combat, n’est-il pas évident qu’à l’arrivée des gardes du roi nous aurions partagé leur captivité ? Quant à moi, je donne des larmes au brave jeune homme qui a perdu la vie en nous défendant, et je ferai bientôt célébrer des messes pour le repos de son âme, et quant à celui qui survit, ajouta-t-elle d’un ton plus timide, je le prie de recevoir les remerciemens de ma reconnaissance.
Comme Quentin se tournait vers elle pour lui exprimer une partie des sentimens qu’il éprouvait, elle vit une de ses joues couverte de sang, et elle s’écria avec le ton d’une profonde sensibilité : – Sainte Vierge ! il est blessé ! son sang coule ! Descendez de cheval, il faut que votre blessure soit bandée.
Vainement Quentin répéta que sa blessure n’était que légère ; il fallut qu’il mît pied à terre, qu’il s’assît sur un tertre de gazon, qu’il ôtât son casque ; et les dames de Croye qui, suivant un ancien usage pas encore tout-à-fait passé de mode, prétendaient à quelques connaissances dans l’art de guérir, lavèrent la blessure, en étanchèrent le sang, et la bandèrent avec le mouchoir de la comtesse Isabelle, afin d’empêcher l’action de l’air, précaution qu’elles jugèrent indispensable.
Dans nos temps modernes, il est rare qu’un galant reçoive une blessure pour l’amour d’une belle, et de son côté jamais une belle ne se mêle du soin de la guérir : le galant et la belle encourent chacun un danger de moins. On reconnaîtra généralement de quel danger je veux parler pour l’homme ; mais le péril de panser une blessure comme celle de Quentin, blessure qui n’avait rien de dangereux, était peut-être aussi réel, dans son genre, pour une jeune personne, que celui auquel s’était exposé notre Écossais pour la défendre.
Nous avons déjà dit que Quentin Durward avait la physionomie la plus prévenante. Lorsqu’il eut détaché son heaume, ou pour mieux dire son morion, les boucles de ses beaux cheveux s’en échappèrent avec profusion autour d’un visage dont l’air de jeunesse et de gaieté recevait un charme plus doux d’une rougeur causée à la fois par la modestie et le plaisir. Et quand la jeune comtesse fut obligée de tenir le mouchoir sur la blessure, tandis que sa tante cherchait quelque vulnéraire dans les bagages, elle éprouva un embarras mêlé de délicatesse, un mouvement de compassion pour le blessé, un sentiment plus vif de reconnaissance pour ses services, et tout cela ne diminua rien à ses yeux de la bonne mine et des traits agréables du jeune soldat. En un mot, il semblait que le destin eût amené cet incident pour compléter la communication mystérieuse qu’il avait établie, par des circonstances en apparence minutieuses et accidentelles, entre deux personnes qui, quoique bien différentes par le rang et la fortune, se ressemblaient pourtant beaucoup par la jeunesse, par la beauté, et par un cœur naturellement tendre et romanesque.
Il n’est donc pas étonnant qu’à compter de ce moment l’idée de la comtesse Isabelle, déjà si familière à l’imagination de Quentin, remplit entièrement son cœur, et que de son côté la jeune dame, si ses sentimens, qu’elle ignorait, presque elle-même, avaient un caractère moins décidé, pensât désormais à son jeune défenseur. Elle venait en effet de témoigner au simple garde plus d’intérêt qu’à aucun des nobles de haute naissance qui, depuis deux ans, lui avaient prodigué leurs adorations. Par-dessus tout, quand elle songeait à Campo Basso, l’indigne favori du duc Charles, à son air hypocrite, à son esprit bas et perfide, à son cou de travers et à ses yeux louches, son image lui paraissait plus hideuse et plus dégoûtante que jamais, et elle faisait serment qu’aucune tyrannie ne pourrait jamais la forcer à contracter une union si odieuse.
D’une autre part, soit que la bonne comtesse Hameline se connût en beauté, et l’admirât dans un homme autant que lorsqu’elle avait quinze ans de moins ; car la bonne dame en avait au moins trente-cinq, si les mémoires de cette noble maison disent la vérité ; soit qu’elle pensât qu’elle n’avait pas rendu à leur jeune protecteur toute la justice qu’il méritait, dans la manière dont elle avait d’abord envisagé ses services, il est certain qu’elle commença à le regarder d’un œil plus favorable.
– Ma nièce vous a donné, lui dit-elle, un mouchoir pour bander votre blessure ; je vous en donnerai un pour faire honneur à votre vaillance, et pour vous encourager à marcher dans le chemin de la chevalerie.
À ces mots, elle lui présenta un mouchoir richement brodé en argent et en soie bleue ; et lui montrant la housse de son palefroi et les plumes qui ornaient son chapeau, elle lui fit observer que les couleurs en étaient les mêmes.
L’usage du temps prescrivait impérieusement la manière de recevoir une telle faveur, et Quentin s’y conforma en attachant le mouchoir autour de son bras. Cependant il accomplit ce devoir de reconnaissance d’un air plus gauche et avec moins de galanterie qu’il ne l’eût peut-être fait en toute autre occasion, et devant d’autres personnes ; quoique le fait de porter ainsi le don accordé de cette manière par une dame ne fût en général qu’une sorte de compliment sans conséquence, il aurait préféré de beaucoup pouvoir orner son bras du tissu qui servait de bandage à la légère blessure que lui avait faite la lance du duc d’Orléans.
Ils se remirent en route, Quentin marchant à côté des dames, qui semblaient l’avoir tacitement admis dans leur société. Il ne parla pourtant que peu, son cœur étant rempli par ce sentiment intime de bonheur qui garde le silence de peur de se trahir. La comtesse Isabelle parla moins encore, de sorte que presque tous les frais de la conversation furent faits par sa tante, qui ne paraissait pas avoir envie de la laisser tomber ; car pour initier Durward, comme elle le dit, dans les principes et la pratique de la chevalerie, elle lui fît le détail circonstancié, et sans en rien omettre, de tout ce qui avait eu lieu à la passe d’armes d’Haflinghem ; où elle avait elle-même distribué les prix aux vainqueurs.
Prenant peu d’intérêt, je suis fâché de le dire, à la description de cette joute splendide et des armoiries des différens chevaliers flamands et allemands dont la comtesse Hameline traçait sans pitié le tableau avec une exactitude minutieuse, Quentin commença à craindre d’avoir dépassé l’endroit où il devait trouver un guide ; accident très-sérieux, qui pouvait amener les conséquences les plus fâcheuses.
Tandis qu’il hésitait s’il enverrait en arrière un des hommes de sa suite pour s’assurer du fait, il entendit sonner du cor, et regardant du côté d’où partait ce son, il vit un cavalier accourant à toute bride. La petite taille, la longue crinière, l’air sauvage et presque indompté de l’animal qu’il montait, rappelèrent à Durward la race des petits chevaux des montagnes de son pays ; mais celui-ci était beaucoup mieux fait ; et tout en paraissant aussi en état de résister à la fatigue, il avait plus de rapidité dans ses mouvemens. La tête particulièrement, qui, dans le petit cheval d’Écosse, est souvent lourde et mal conformée, était petite et parfaitement posée sur le cou de l’animal, qui avait en outre les lèvres fixes, les yeux pleins de feu et les naseaux bien ouverts.
Le cavalier avait l’air encore plus étranger que sa monture, quoique celle-ci ne ressemblât nullement aux chevaux de France. Il avait les pieds appuyés sur de larges étriers en forme de pelle, et attachés si haut que ses genoux étaient presque au niveau du pommeau de la selle, ce qui n’empêchait pas qu’il ne conduisit son cheval avec beaucoup de dextérité. Il portait sur la tête un petit turban rouge assujetti par une agrafe d’argent, et surmonté d’un panache qui était un peu fané. Sa tunique, de même forme que celle des Estradiotes, troupes que les Vénitiens levaient alors dans les provinces situées à l’orient de leur golfe, était de couleur verte et ornée de vieux galons d’or ternis. De larges pantalons blancs, mais qui ne méritaient plus cette épithète, se serraient autour de ses genoux, et ses jambes noires auraient été nues sans la multitude de bandelettes qui s’y croisaient pour fixer à ses pieds une paire de sandales. Il n’avait pas d’éperons, les bords de ses larges étriers étant assez tranchans pour se faire sentir avec sévérité aux flancs de sa monture. Ce cavalier extraordinaire portait une ceinture cramoisie qui soutenait du côté droit un poignard, tandis qu’un petit sabre moresque, à lame courte et recourbée, y était suspendu du côté gauche. Le cor qui avait annoncé son arrivée était passé dans un mauvais baudrier. Il avait le visage brûlé par le soleil, la barbe peu épaisse, les yeux noirs et perçans, la bouche et le nez bien formés ; et au total, il aurait pu passer pour avoir d’assez beaux traits, sans les cheveux noirs qui tombaient en désordre autour de toute sa tête, et sans une maigreur et un air de férocité qui semblaient indiquer un sauvage plutôt qu’un homme civilisé.
– C’est encore un Bohémien, se dirent les deux dames l’une à l’autre ; Vierge Marie ! est-il possible que le roi accorde encore sa confiance à de tels proscrits ?
– Je questionnerai cet homme si vous le désirez, dit Quentin, et je m’assurerai de sa fidélité autant que je le pourrai.
Durward, aussi-bien que les dames de Croye, avait reconnu dans le costume et dans la tournure de cet homme l’habillement et les manières de ces vagabonds avec lesquels il avait été sur le point d’être confondu, grâce à la célérité des procédés de Trois-Échelles et de Petit-André ; et il était assez naturel qu’il pensât aussi qu’on courait quelque risque en donnant sa confiance à un individu de cette race vagabonde.
– Es-tu venu ici pour nous chercher ? lui demanda-t-il d’abord.
L’étranger répondit par un signe affirmatif.
– Et dans quel dessein ?
– Pour vous conduire au palais de celui de Liège.
– De l’évêque, veux-tu dire ?
Nouveau signe affirmatif de la part de l’étranger.
– Quelle preuve me donneras-tu que nous devons te croire ?
– Deux vers d’une vieille chanson, et rien de plus :
Le sanglier fut tué par le page,
Toute la gloire en fut pour le seigneur.
– La preuve est bonne ; marche en avant, mon garçon ; je t’en dirai davantage dans un instant.
Retournant alors vers les dames, il leur dit : – Je suis convaincu que cet homme est le guide que nous devions attendre, car il vient de me donner un mot d’ordre que je crois n’être connu que du roi et de moi. Mais je vais causer avec lui plus au long, et je m’efforcerai de voir jusqu’à quel point on peut se fier à lui.