« Ce sentier de gazon
« Conduit en serpentant sous un beau pavillon ;
« Ton pied si délicat peut y marcher sans crainte ;
« D’un caillou raboteux ne crains donc pas l’atteinte.
« Tu seras à l’abri de la pluie et du vent :
« – Mais est-ce dans ce lieu que le Devoir t’attend ?
« Non, il est sur ce roc. D’amarantes ornée
« Ne vois-tu pas vers toi sa baguette tournée ?
« C’est là qu’il faut gravir ; pour cela, que ta tête
« Apprenne à supporter l’effort de la tempête.
« Il te faudra souffrir le froid, le chaud, la faim ;
« Mais il te guidera dans ce noble chemin.
« Lorsque sur le sommet tu seras assurée,
« Tu te croiras alors enfant de l’empyrée ;
« La terre et tous ses biens sous tes pieds étendus,
« Perdant tous les attraits, de leur grandeur déchus,
« Ne te paraîtront plus qu’un néant méprisable. »
Anonyme.
Le lecteur ne peut avoir oublié qu’après son combat avec le soldat de la république, sir Henry Lee était parti avec sa fille pour aller chercher un abri dans la chaumière du vigoureux garde forestier Jocelin Joliffe. Ils marchaient à pas lents, comme auparavant ; car le vieux chevalier était doublement accablé par l’idée de voir les derniers restes de la royauté tomber entre les mains des républicains, et par le souvenir de sa propre défaite toute récente. Il s’arrêtait de temps en temps, et croisant les bras sur sa poitrine, il réfléchissait sur toutes les circonstances qui accompagnaient son expulsion d’un château qui avait été son domicile pendant tant d’années. Il lui semblait que, comme les champions des romans, il s’éloignait d’un poste qu’il était de son devoir de garder, défait par un chevalier païen à qui le destin avait réservé de mettre à fin cette aventure.
Alice, de son côté, avait aussi des souvenirs pénibles, et sa dernière conversation avec son père avait roulé sur un sujet trop peu agréable pour qu’elle cherchât à la renouer avant qu’il eût le temps de reprendre un peu plus de calme. Sir Henry avait un excellent caractère, et il aimait tendrement sa fille, mais l’âge, et le malheur qui depuis quelques années l’avait frappé coup sur coup, avaient donné à son humeur une irritabilité capricieuse. Sa fille et un ou deux serviteurs fidèles encore attachés à sa fortune supportaient cette faiblesse sans autre sentiment qu’une compassion sincère.
Il se passa quelque temps avant qu’il parlât, et ce fut pour rappeler un incident que nous avons déjà mentionné.
– Il est étrange, dit-il, que Bevis soit resté avec Jocelin et ce drôle au lieu de me suivre.
– Soyez bien sûr, mon père, dit Alice, que sa sagacité lui a fait voir en cet homme un étranger qu’il a cru devoir surveiller, et que c’est pour cela qu’il est resté avec Jocelin.
– Non, non, Alice. Il m’abandonne parce que la fortune m’a abandonné. Il y a dans la nature quelque chose qui apprend à fuir le malheur, quelque chose qui agit même sur l’instinct, comme on l’appelle, des animaux dépourvus de raison. Le daim tourne son bois contre le daim de son propre troupeau qu’il voit malade ou blessé ; estropiez un chien, et tout le chenil tombera sur lui ; le poisson atteint d’un coup de javeline est dévoré par les autres ; et le corbeau à qui l’on a coupé une aile ou cassé une patte est tourmenté par ses semblables jusqu’à ce que la mort le délivre.
– Cela peut être vrai des animaux sauvages, dont toute la vie est presque une guerre perpétuelle, mon père ; mais le chien abandonne sa propre espèce pour s’attacher à l’homme ; il oublie pour son maître la nourriture, les plaisirs et la compagnie de ses semblables ; et certainement l’attachement d’un serviteur aussi dévoué que Bevis, pour ne parler que de lui en ce moment, ne doit pas être légèrement suspecté.
– Je n’en veux pas à Bevis, Alice, mais je suis fâché de ce que je vois. J’ai lu dans des chroniques véridiques que, lorsque Richard II et Henry de Bolingbroke étaient au château de Berkeley, un chien de même espèce, qui avait toujours été fidèlement attaché au roi, l’abandonna pour suivre Henry, qu’il voyait alors pour la première fois, et que la désertion de son chien favori fit prévoir à Richard sa déposition prochaine. Ce chien fut ensuite placé à Woodstock, et l’on dit que Bevis est de sa race, qui a été conservée avec soin. Je ne puis deviner quels nouveaux malheurs sa désertion doit me faire prévoir ; mais un je ne sais quoi m’assure qu’elle ne présage rien de bon.
En ce moment on entendit un bruit éloigné dans les feuilles tombées qui jonchaient la terre ; quelque animal semblait courir dans les broussailles ; et presque au même instant Bevis arriva en bondissant près de son maître.
– Hâte-toi de comparaître, mon vieil ami, dit Alice avec un ton de gaieté, et viens défendre ta réputation, qui court des risques en ton absence. Mais le chien ne fit qu’un acte de politesse en gambadant un instant autour de son maître, et, retournant sur ses pas au grand galop, il disparut.
– Comment, drôle ! s’écria le chevalier, tu as sûrement été trop bien dressé pour te mettre à chasser sans ordre !
Quelques minutes de plus firent apercevoir Phœbé Mayflower ; et, malgré le panier dont elle était chargée, elle marchait d’un pas si leste, qu’elle rejoignit son maître et sa jeune maîtresse à l’instant où ils arrivaient devant la chaumière qui était le but de leur voyage. Bevis, après avoir fait une course en avant pour rendre visite à sir Henry, l’avait quitté pour retourner à son devoir, qui était d’escorter Phœbé et les provisions qu’elle apportait. Toute la compagnie se trouvait alors réunie devant la porte de la chaumière.
Dans des temps plus heureux, une maison construite en pierre offrait en ce lieu une habitation convenable pour un garde d’une forêt royale. Une belle fontaine en était voisine, et tout autour étaient différentes cours avec des bâtimens servant de chenil et de fauconnerie ; mais dans quelques-unes des escarmouches si fréquentes dans tout le pays pendant les guerres civiles, ce petit bâtiment rural avait été attaqué, défendu, emporté et incendié. Un propriétaire du voisinage, qui avait pris parti pour le parlement, avait profité de l’absence de sir Henry Lee, alors dans le camp de Charles, et du mauvais état des affaires du roi, pour s’emparer sans cérémonie des pierres et des autres débris que le feu avait épargnés, et qu’il fit servir à réparer sa maison. Le garde, notre ami Jocelin Joliffe, avait donc reconstruit en quelques jours, à l’aide de quelques voisins, une chaumière pour s’y loger avec la vieille femme qu’il appelait sa dame. Les murs, formés de terre et d’osier, en avaient été badigeonés avec soin ; ils étaient tapissés de vignes et d’autres arbrisseaux ; le toit était bien couvert en chaume ; en un mot, quoique ce ne fût qu’une hutte, l’extérieur en avait été si bien soigné par l’industrieux Joliffe, que le garde d’une forêt royale pouvait y demeurer sans déroger.
Le chevalier s’avança pour entrer : la porte n’était close que d’une claie d’osier très-serrée ; mais Jocelin, à défaut d’un meilleur service, avait imaginé une manière de la fermer à l’intérieur par le moyen d’une cheville qui empêchait qu’on ne pût soulever le loquet en dehors ; cet obstacle que le chevalier rencontra lui fit présumer que c’était une précaution prise par la vieille dame de Joliffe, dont il connaissait la surdité : il appela donc à grands cris, mais inutilement. Irrité de ce délai, il poussa la porte des pieds et des mains, la barrière fragile ne put résister à ses efforts, elle céda sur-le-champ ; et le chevalier entra ainsi de vive force dans la cuisine ou appartement extérieur de Jocelin. Au milieu de la salle, et dans une attitude qui indiquait de l’embarras, était un étranger enveloppé dans un grand manteau.
– C’est peut-être le dernier acte d’autorité que j’exercerai ici, dit le chevalier en saisissant l’étranger au collet ; mais pour cette nuit du moins je suis encore grand-maître de la capitainerie de Woodstock. – Que fais-tu ici ? – Qui es-tu ?
L’étranger écarta le manteau qui lui couvrait le visage, et fléchit en même temps un genou en terre.
– Votre pauvre neveu, dit-il, Markham Éverard, qui est venu ici par affection pour vous, quoiqu’il craigne bien que l’accueil qu’il recevra de vous ne témoigne pas une affection semblable.
Sir Henry recula en tressaillant ; mais aussitôt, en homme qui se souvenait qu’il avait un rôle à jouer pour soutenir sa dignité, il redressa sa taille, et répondit avec un air de majesté :
– Beau neveu, je suis charmé que vous soyez arrivé à Woodstock, précisément la première nuit qui, depuis bien des années, peut vous y promettre un accueil favorable et digne de vous.
– Dieu veuille que cela soit et que je vous entende et comprenne bien ! s’écria le jeune homme tandis qu’Alice, muette, avait les yeux fixés sur le visage de son père, ne sachant si ce qu’il venait de dire devait s’interpréter favorablement pour Markham ; car la connaissance qu’elle avait du caractère du vieillard rendait pour elle cette supposition plus que douteuse.
Le chevalier jeta un regard sardonique d’abord sur son neveu, ensuite sur sa fille, et continua :
– Je présume que je n’ai pas besoin d’informer M. Markham Éverard que nous ne pouvons songer à le recevoir, ni même à le prier de s’asseoir dans cette misérable hutte.
– Je vous accompagnerai bien volontiers à la Loge, répondit le jeune homme. Je croyais bien que le soir vous y avait déjà fait rentrer, et je n’osais m’y présenter de peur de vous déplaire. Mais si vous voulez me permettre de vous y accompagner, ainsi que ma cousine, parmi toutes les bontés que vous avez eues pour moi autrefois, il n’en est aucune qui puisse m’inspirer plus de reconnaissance.
– Vous vous méprenez grandement, M. Markham Éverard, répliqua le chevalier. Notre intention n’est pas de retourner ce soir à la Loge. Non, de par Notre-Dame ! ni demain non plus. Je voulais seulement vous apprendre, en toute courtoisie, que vous trouverez à Woodstock une société qui vous convient, et dont vous recevrez certainement un accueil que je ne puis me permettre de faire à un homme de votre importance dans la retraite où vous nous voyez.
– Pour l’amour du ciel, s’écria Markham en se tournant vers sa cousine, dites-moi comment je dois expliquer un langage si mystérieux.
Alice, pour empêcher l’explosion de la colère comprimée de son père, fit un effort sur elle-même pour retrouver la parole, et elle n’y réussit pas sans difficulté.
– Nous avons été chassés de la Loge par des soldats, lui dit-elle.
– Chassés ! par des soldats ! s’écria Markham avec surprise. Ils n’ont pas de mandat légal pour cela.
– Ils n’en ont point, dit le chevalier avec le ton d’ironie piquante qu’il avait pris dès le commencement de cet entretien ; mais ils en ont un aussi légitime qu’aucun de ceux qui ont été décernés en Angleterre depuis un an et plus. Vous vous occupez, je crois, ou du moins vous vous occupiez de l’étude des lois ; eh bien, monsieur, vous avez joui de votre profession aussi long-temps qu’un prodigue désire jouir de la vieille veuve qu’il épouse. Vous avez déjà survécu aux lois que vous étudiiez, et sans doute elles n’ont pas rendu le dernier soupir sans vous laisser quelque legs, quelque revenant-bon, quelque accroissement de grace, pour me servir du langage du jour ; vous l’avez mérité doublement en portant le justaucorps de buffle et la bandoulière, et en maniant la plume ; car je ne sais pas encore si vous vous mêlez de prêcher.
– Pensez de moi, dites de moi tout ce qu’il vous plaira, répondit le neveu d’un ton respectueux et soumis ; je ne me suis conduit, dans ce malheureux temps, que d’après ma conscience et les ordres de mon père.
– Oh ! si vous parlez de conscience, s’écria le vieux chevalier, – il faut que j’aie les yeux ouverts sur vous, comme le dit Hamlet. Jamais puritain ne trompe plus impudemment que lorsqu’il en appelle à sa conscience ; et quant à ton père…
Il allait continuer sur le même ton d’invectives ; mais Markham l’interrompit.
– Sir Henry Lee, lui dit-il d’un ton ferme, votre caractère a toujours passé pour noble. Dites de moi tout ce que vous voudrez, mais ne parlez pas de mon père en termes que l’oreille d’un fils ne peut endurer et que son bras ne peut punir. Me traiter ainsi, ce serait insulter un homme sans armes et battre un captif.
Sir Henry se tut comme s’il eût été frappé de cette remarque.
– Tu as dit la vérité en cela, Markham, dit-il enfin ; il faut que j’en convienne, quand tu serais le plus noir puritain que l’enfer ait jamais vomi pour déchirer un malheureux pays.
– Pensez-en ce qu’il vous plaira, répondit le jeune Éverard ; mais ne restez pas dans ce misérable taudis. La nuit menace d’un orage ; permettez-moi de vous reconduire à la Loge, et d’en expulser ces intrus, qui, du moins quant à présent, ne peuvent avoir ordre d’agir comme ils le font. Je n’y resterai après eux que l’instant nécessaire pour vous faire part d’un message, de mon père. – Accordez-moi cette grace, au nom de l’amitié que vous aviez autrefois pour moi.
– Oui, Markham, répondit son oncle d’un ton douloureux, mais ferme ; tu dis la vérité, je t’aimais autrefois. – Cet enfant à cheveux bruns à qui j’apprenais à monter à cheval, à manier les armes, à chasser, – qui passait près de moi ses heures de plaisir après des travaux plus graves, – je chérissais cet enfant. – Oui, – et je suis assez faible pour chérir encore le souvenir de ce qu’il était. – Mais il n’existe plus, Markham, dit-il enfin ; il n’existe plus. – Je ne vois en sa place qu’un rebelle déterminé, en armes contre sa religion et contre son roi ; un rebelle d’autant plus détestable qu’il a obtenu des succès ; un rebelle dont l’infamie s’accroît de l’espoir qu’il a de dorer sa trahison par des richesses, fruit du vol et du pillage. – Mais je suis pauvre, penses-tu, et je devrais me taire, de peur de m’entendre dire : Silence, drôle ! parle quand on t’interrogera. – Sache pourtant que, tout pauvre que je suis, tout pillé que j’ai été, je me trouve déshonoré par un si long entretien avec un des instrumens de l’usurpation. – Rends-toi à la Loge, si bon te semble ; – en voilà le chemin ; – mais ne pense pas que pour y rentrer, pour retrouver toutes les richesses que je possédais dans le temps de ma plus grande prospérité, je ferais volontairement trois pas avec toi sur ce tapis vert. – Si l’on doit me voir en ta compagnie, ce sera quand tes Habits-Rouges m’auront lié les bras derrière le dos, et attaché les jambes sous le ventre de mon cheval. Tu pourras être alors mon compagnon de route, si tu le veux, j’en conviens, mais pas avant.
Alice, qui souffrait cruellement pendant ce dialogue, et qui savait bien que toute réplique ne ferait qu’irriter encore davantage le ressentiment du chevalier, se hasarda, dans son inquiétude, à faire signe à son cousin de rompre l’entretien et de se retirer, puisque son père le lui ordonnait avec tant de colère. Malheureusement sir Henry s’en aperçut, et concluant de ce qu’il voyait qu’il régnait une intelligence secrète entre le cousin et la cousine, il lui fallut le plus grand effort sur lui-même et le souvenir de ce qu’il devait à sa propre dignité pour voiler sa fureur croissante du même ton d’ironie qu’il avait pris au commencement de cette entrevue.
– Si vous craignez, dit-il à son neveu, de parcourir les sentiers de nos forêts pendant la nuit, respectable étranger, que je dois peut-être respecter comme mon successeur dans la garde de ce domaine, il me semble que voici une jeune fille modeste qui est disposée à vous accompagner et à vous servir de porte-bouclier. Seulement, par respect pour la mémoire de sa mère, qu’il se passe entre vous quelque légère formalité de mariage. Vous n’avez besoin ni de dispenses ni de prêtres dans cet heureux temps ; vous pouvez être accouplés comme des mendians, dans un fossé, par quelque chaudronnier qui servira de prêtre, sous une haie dont les branches vous couvriront comme le toit d’une église. Mais je vous demande pardon de vous faire une requête si simple et si audacieuse : vous êtes peut-être un Ranter ; vous faites peut-être partie de la secte de Knipperdoling ou de Jacques de Leyde , ou vous appartenez à la famille de l’Amour, et vous regardez comme inutile toute cérémonie nuptiale.
– Pour l’amour du ciel, mon père, s’écria Alice, cessez de plaisanter d’une manière si cruelle ! Et vous, Markham, retirez-vous, au nom de Dieu, et abandonnez-nous à notre destin. Votre présence fait perdre la raison à mon père.
– Moi plaisanter ! dit sir Henry, je n’ai de ma vie parlé plus sérieusement. Perdre la raison ! jamais je n’en ai eu davantage. Je n’ai jamais pu souffrir que la fausseté m’approchât. Une fille ou une épée déshonorées ne peuvent rester à mon côté, et ce jour vient malheureusement de me prouver que l’une et l’autre peuvent faillir.
– Sir Henry, dit le jeune Éverard, ne vous donnez pas le tort cruel de traiter votre fille avec tant d’injustice. Vous me l’avez refusée il y a long-temps, quand nous étions pauvres et que vous étiez puissant. Je me suis soumis à l’arrêt qui me défendait de la voir. Dieu sait ce qu’il m’en a coûté, mais je vous ai obéi. Ce n’est pas pour faire revivre mes prétentions que je suis venu ici et que j’ai cherché à lui parler, comme je le reconnais ; ce n’est pas même pour elle seule, c’est également pour vous. La destruction plane sur votre tête ; elle est prête à fermer ses ailes pour fondre sur vous ; elle prépare ses serres pour vous saisir. – Oui, monsieur, prenez un air de mépris si bon vous semble, le fait n’en est pas moins réel ; et c’est pour vous protéger, vous et elle, que vous me voyez ici.
– Vous refusez donc mon don gratuit ? dit sir Henry Lee ; peut-être trouvez-vous que j’y mets des conditions trop dures.
– Fi, sir Henry, fi ! dit Markham irrité à son tour ; vos préjugés politiques ont-ils assez complètement effacé vos sentimens de père pour que vous puissiez parler avec ironie et mépris de ce qui concerne l’honneur de votre propre fille ? Relevez la tête, belle Alice, et dites à votre père que son excessive loyauté politique lui fait oublier la nature. Apprenez, sir Henry, que quoique je préférasse la main de votre fille à tous les dons que le ciel pourrait m’accorder, je ne l’accepterais pas ; oui, ma conscience me défendrait de l’accepter si je savais la détourner de la ligne de ses devoirs envers vous.
– Votre conscience est trop timorée, jeune homme, dit le vieux chevalier ; – consultez quelque rabbin de votre secte, un de ces gens qui prennent tout ce qui tombe dans leur filet ; il vous dira que c’est pécher contre la grace que de refuser une bonne chose offerte volontairement.
– Oui, répondit Markham, quand l’offre est franche et cordiale, mais non quand elle est faite avec insulte et ironie. – Adieu, Alice. – Si quelque chose pouvait me donner envie de profiter du désir dénaturé que montre votre père de vous éloigner de lui dans un moment où il s’abandonne à d’indignes soupçons, ce serait l’idée qu’en se livrant à de tels sentimens sir Henry Lee agit en tyran à l’égard de la créature qui a le plus besoin de son affection, – qui sent le plus cruellement sa sévérité, – et qu’il est le plus rigoureusement tenu de chérir et de protéger.
– Ne craignez pas pour moi, M. Éverard, s’écria Alice perdant toute sa timidité par les craintes des suites que pouvait avoir cet entretien dans un moment où la guerre civile faisait qu’on ne reconnaissait plus ni les liens du sang ni les droits de l’amitié. – Partez, je vous en conjure, partez ! – Rien ne trouble la tendre harmonie qui règne entre mon père, et moi si ce n’est ces malheureuses divisions de famille, et votre présence ici dans un moment si peu favorable. – Pour l’amour du ciel, retirez-vous.
– Oh ! oh ! miss Lee, dit le vieux Cavalier, – vous prenez déjà le ton de dame souveraine ! Et à qui irait-il mieux qu’à vous ? Je réponds que vous donneriez des ordres à notre suite aussi bien que Goneril et Regane . Mais je vous dirai que personne ne quittera ma maison, – et quelque humble que soit cette demeure, elle est maintenant ma maison, – tant qu’il y a quelque chose à me dire qui n’est pas encore dit. Et comme ce jeune homme fronce les sourcils et prend un ton un peu haut, – Parlez, monsieur ; dites tout ce que vous avez à dire.
– Ne craignez pas que je manque de sang-froid, Alice, dit Markham avec autant de fermeté que de douceur ; – et vous, sir Henry, ne croyez pas que si je vous parle d’un ton ferme ce soit avec colère. Vous m’avez fait de cruels reproches ; des reproches tels que, si je n’étais guidé que par l’exaltation d’une chevalerie romanesque, je ne pourrais, par égard pour ma naissance et pour l’estime du monde, me dispenser d’y répondre malgré notre proche parenté. – Daignerez-vous m’écouter avec patience ?
– Si vous voulez vous défendre, répondit le chevalier, à Dieu ne plaise que je refuse de vous entendre patiemment, quand même les deux tiers de votre discours seraient composés de déloyauté et le troisième de blasphèmes. – Seulement soyez bref ; cette conférence n’a déjà duré que trop long-temps.
– Je ne serai pas long, sir Henry, répliqua le jeune homme ; – cependant il est difficile de réunir en peu de mots la défense d’une vie qui, quoique courte, a été très-occupée, – trop occupée, dit le geste d’indignation que je vous vois faire ; mais c’est ce que je nie. Ce n’est pas sans y réfléchir que j’ai tiré l’épée pour défendre un peuple dont les droits avaient été foulés aux pieds et dont la conscience était opprimée. – Ne froncez pas le sourcil, monsieur, ce n’est pas sous ce point de vue que vous considérez cette contestation ; mais c’est ainsi que je l’envisage. Quant à mes principes religieux que vous tournez en dérision, croyez que, quoiqu’ils dépendent moins des formes extérieures, ils sont aussi sincères que les vôtres : ils sont même plus purs, – excusez l’expression, – en ce qu’ils ne sont pas entachés de cet esprit sanguinaire d’un siècle barbare qui a inventé ce que vous et tant d’autres appelez le code de l’honneur chevaleresque. Ce ne sont pas mes dispositions naturelles, ce sont les doctrines plus saines que ma foi m’a enseignées qui me mettent en état d’écouter vos invectives violentes sans y répondre avec le même ton d’amertume et de courroux. Vous pouvez pousser à la dernière extrémité vos insultes contre moi, si tel est votre bon plaisir ; je les supporterai non-seulement à cause de notre parenté, mais parce que la charité m’en fait un devoir. C’est pousser bien loin l’abnégation de soi, sir Henry, pour un homme de notre famille. Mais je montre encore plus d’empire sur moi-même en refusant de recevoir de votre main le don que je désirais obtenir plus que toute autre chose sur la terre ; et je le refuse parce qu’il est du devoir de votre fille de vous soutenir et de vous consoler, parce qu’il serait cruel à moi de souffrir que dans votre aveuglement vous vous privassiez de ce que vous avez de plus précieux. – Adieu, monsieur ; je vous quitte sans colère, mais avec compassion. Nous nous reverrons peut-être dans un temps plus heureux, quand votre cœur et vos principes auront triomphé des préjugés qui vous aveuglent maintenant. – Adieu, Alice, adieu !
Ce mot adieu fut répété deux fois avec un accent de tendresse et de chagrin bien différent du ton ferme et presque sévère avec lequel Markham venait de parler à sir Henry Lee. Il se détourna et se précipita hors de la chaumière dès qu’il eut prononcé ces derniers mots ; et comme s’il eût rougi du mouvement de tendresse auquel il venait de s’abandonner, le jeune républicain entra d’un pas ferme et résolu dans la forêt que les rayons de la lune couvraient en ce moment des ombres de l’automne.
Dès qu’il fut parti, Alice, qui pendant tout ce temps avait été en proie à la terreur, de crainte que son père, dans la chaleur de son courroux, ne passât de la violence des paroles à des voies de fait encore plus violentes, se laissa tomber sur un tabouret fait de branches de saule entrelacées, ouvrage des mains de Jocelin, comme la plupart de ses autres meubles. Elle s’efforça de cacher ses larmes en remerciant le ciel de ce qu’il n’avait pas permis que, malgré la proche parenté des deux parties, quelque événement fatal eût été le résultat d’une entrevue si dangereuse, et où il avait régné tant de colère.
Phœbé Mayflower pleurait de compagnie, quoiqu’elle ne comprît pas très-bien tout ce qui venait de se passer. Elle se trouva seulement en état de raconter ensuite à cinq ou six de ses bonnes amies que son vieux maître sir Henry s’était mis dans une colère terrible contre M. Markham Éverard, parce que celui-ci avait été sur le point d’enlever sa jeune maîtresse. – Et qu’aurait-il pu faire de mieux, ajoutait Phœbé, puisqu’il ne reste rien au vieillard ni pour lui ni pour sa fille ? Et quant à M. Markham et à notre jeune dame, ils se dirent de si belles choses qu’on ne trouverait rien de semblable dans l’histoire d’Argalus et de Parthénie, qui étaient, dit le livre de leur histoire, les amans les plus fidèles de toute l’Arcadie, et du comté d’Oxford par-dessus le marché.
La vieille Goody Jellycot avait avancé plus d’une fois son chaperon écarlate dans la cuisine pendant la scène que nous venons de décrire ; mais comme la bonne dame était à demi aveugle et presque sourde, elle ne comprit que par une sorte d’instinct que les deux principaux personnages étaient en querelle ; et pourquoi choisissaient-ils la hutte de Jocelin pour venir la vider ? c’était pour elle un aussi grand mystère que le sujet de l’altercation.
Quelle était la situation d’esprit du vieux Cavalier quand il se vit ainsi contrarié dans ses principes les plus chéris par les derniers mots de son neveu ? La vérité est qu’il fut moins ému que sa fille ne s’y attendait ; et probablement le ton hardi qu’avait pris Markham Éverard en défendant ses opinions politiques et religieuses, au lieu d’enflammer davantage sa colère, avait contribué à le calmer. Il supportait avec peine la contradiction ; mais toute évasion, tout subterfuge étaient encore plus insupportables à la franchise et à la droiture du Cavalier qu’une opposition directe et les efforts que faisait son adversaire pour justifier ses opinions. Il avait coutume de dire que le cerf qu’il préférait était celui qui montrait le plus d’audace quand il était aux abois. Il fit suivre le départ de son neveu d’une citation de Shakspeare, ce qu’il avait coutume de faire par une sorte d’habitude et par respect pour le poète favori de son malheureux maître, sans avoir réellement beaucoup de goût pour ses ouvrages et sans faire toujours fort à propos l’application des passages qu’il citait.
– Faites attention à ceci, Alice, dit-il, faites-y bien attention. – Le diable peut citer l’Écriture pour arriver à ses fins. – Vous venez de voir ce jeune fanatique, votre cousin, qui n’a pas plus de barbe qu’il n’y en avait au menton d’un villageois que j’ai vu jouer la fille Mariane un jour que le barbier l’avait rasé trop à la hâte ; hé bien ! il est aussi hardi que la plus vieille barbe de presbytérien et d’indépendant pour exposer ses doctrines et ses principes, et il veut nous battre à coups de textes et d’homélies. Je voudrais que le digne et savant docteur Rochecliffe eût été ici avec son arme habituelle, la Vulgate, les Septante, et je ne sais quoi encore ; il lui aurait fait sortir du corps l’esprit presbytérien comme on exprime le jus d’un citron. – Cependant je suis charmé que le jeune homme ne cherche pas de vils subterfuges ; quand un homme serait de l’avis du diable en religion, et de celui du vieux Noll en politique, il ferait mieux de l’avouer hautement que de chercher à vous donner le change par des faux-fuyans. – Allons, essuie tes yeux, Alice ; c’est une affaire finie, et j’espère qu’elle ne se présentera plus de si tôt.
Encouragée par ces paroles, mais bien triste encore, Alice se leva pour surveiller les préparatifs nécessaires pour le souper, et pour la nuit qu’ils devaient passer dans leur nouvelle habitation. Mais ses larmes coulaient avec tant d’abondance qu’il fut heureux pour elle que Phœbé, quoique trop simple et trop ignorante pour comprendre toute l’étendue des chagrins de sa maîtresse, pût lui donner des secours plus efficaces qu’une compassion stérile.
Avec autant de promptitude que d’adresse, la jeune villageoise prépara le souper et arrangea les lits, tantôt criant à l’oreille de dame Jellycot, tantôt parlant à demi-voix à sa maîtresse et ayant l’art de tout ordonner, comme si elle n’eût fait qu’exécuter elle-même les ordres de miss Lee.
Lorsque le souper froid fut placé sur une table, sir Henry, comme s’il eût voulu consoler sa fille du ton dur avec lequel il lui avait parlé, la pressa affectueusement de prendre quelque nourriture ; tandis qu’en soldat expérimenté il prouvait lui-même que ni les fatigues et les mortifications de cette journée, ni l’inquiétude de ce qui arriverait le lendemain, n’avaient diminué son appétit, le souper étant son repas de prédilection. Il mangea les deux tiers du chapon, but son premier verre de vin à l’heureuse restauration de Charles deuxième du nom, et vida sa bouteille ; car il était d’une école dont la loyauté avait coutume de se soutenir par de copieuses libations. Il alla même jusqu’à chanter le premier couplet de la chanson :
Dans le royaume de ses pères
Le roi rentrera triomphant ;
et Phœbé, pleurnichant à demi, ainsi que dame Jellycot, braillant faux d’une voix aigre, furent obligées de répéter le refrain pour couvrir le silence d’Alice.
Enfin le chevalier jovial songea à prendre du repos, et alla s’étendre sur la paillasse de Jocelin dans une petite chambre donnant sur la cuisine, où, en dépit de son changement de demeure, il ne tarda pas à jouir d’un sommeil profond et tranquille. Alice reposa moins paisiblement sur la couchette d’osier de dame Jellycot, dans un appartement intérieur, et la vieille ainsi que Phœbé, étendues dans la même chambre sur une paillasse remplie de feuilles sèches, y trouvèrent ce sommeil calme que goûtent ordinairement ceux qui gagnent leur pain quotidien à la sueur de leur front, et pour qui le réveil n’est que le signal de recommencer les travaux de la veille.