CHAPITRE V.

« Sur ma foi, ce langage est tout nouveau pour moi ;
« Ma langue n’est pas faite à ces accens bizarres,
« Et ne peut prononcer des phrases si barbares.
« Elles peuvent avoir du mérite et du poids ;
« Mais elles sont pour moi ce que fut autrefois
« Pour le jeune David de Saül cuirasse,
« Une inutile armure, un pesant embarras. »

J. B.

Pendant ce temps Markham Éverard continuait à marcher vers la Loge. Il suivait une des longues avenues qui traversaient la forêt, et dont la largeur variait au point que les arbres, tantôt unissant leurs branches, répandaient une obscurité profonde, tantôt s’écartaient comme pour livrer passage à quelques rayons de la lune, et quelquefois, s’éloignant davantage, formaient de belles clairières tapissées de verdure et éclairées d’une lumière argentée. Les divers effets que produisait cette clarté délicieuse sur les vieux chênes dont elle dorait plus ou moins complètement les feuilles d’un vert foncé, les branches mortes et les troncs massifs, auraient attiré l’attention d’un poète ou d’un peintre.

Mais si Markham pensait à autre chose qu’à la scène pénible dans laquelle il venait de jouer un rôle, et dont le résultat paraissait être la ruine de toutes ses espérances, c’était aux précautions qu’il était à propos de prendre en faisant ce voyage nocturne. Les temps étaient dangereux ; le désordre régnait partout, les routes étaient couvertes de soldats débandés, principalement du parti royaliste, qui faisaient de leurs opinions politiques un prétexte pour troubler le pays et se livrer à des brigandages de toute espèce. En outre un grand nombre de braconniers, race toujours à redouter, infestaient depuis quelque temps la forêt de Woodstock. En un mot ce n’était pas sans motifs que Markham Éverard, indépendamment des pistolets chargés qu’il avait à sa ceinture, marchait l’épée nue sous son bras, afin de ne pas être pris au dépourvu si quelque péril se présentait.

Il entendit la cloche de l’église de Woodstock sonner le couvre-feu à l’instant où il traversait une des petites clairières dont nous venons de parler, et le son cessa lorsqu’il arrivait à un endroit où le sentier, se rétrécissant, le laissait presque dans des ténèbres complètes. En ce moment il entendit quelqu’un qui sifflait en marchant ; et le son s’approchant peu à peu, il lui fut aisé de reconnaître que le siffleur avançait de son côté. Il ne pouvait guère croire que ce fût un ami, car son propre parti regardait comme profane toute espèce de chant et de musique, à l’exception de la psalmodie. – Si un homme a le cœur joyeux, qu’il chante des psaumes ; c’était là un texte qu’il plaisait à ces fanatiques d’interpréter aussi littéralement que plusieurs autres. Cependant le sifflement continuait trop long-temps pour que ce pût être un signal donné à des complices, et l’air en était trop joyeux pour qu’on pût soupçonner quelque mauvais dessein. Bientôt ayant assez sifflé, le voyageur entonna à gorge déployée le couplet suivant, que les anciens Cavaliers avaient coutume de chanter en montant la garde pendant la nuit :

Aux armes ! Cavaliers, aux armes !

À Belzébut point de quartier ;

Et qu’en vous voyant Olivier

Étouffe de rage et d’alarmes.

– Je connais cette voix, dit Markham en désarmant le pistolet qu’il avait pris à sa ceinture. Le chanteur continua :

Faites rentrer dans la poussière

Cet amas de vils ennemis.

– Holà ! s’écria Markham, qui va là ? Pour qui êtes-vous ?

– Pour l’Église et pour le roi, répondit une voix qui ajouta sur-le-champ : Non, non ! diable ! je me trompe ; je voulais dire contre l’Église et le roi, c’est-à-dire pour ceux qui ont le dessus ; j’ai oublié comment on les nomme.

– C’est Roger Wildrake, à ce qu’il me semble.

– Lui-même, de Squattlesea-Mere, dans le comté humide de Lincoln.

– Wildrake ! on devrait plutôt vous nommer Wildgoose . Il faut que vous vous soyez humecté passablement le gosier pour entonner des airs si convenables aux circonstances !

– Sur ma foi, l’air est assez joli. Il est vrai qu’il n’est plus fort à la mode, et c’est vraiment dommage.

– Qui pouvais-je m’attendre à rencontrer ici si ce n’est quelque enragé Cavalier, aussi ivre, aussi dangereux que le vin et la nuit les rendent ordinairement ? Et si j’avais récompensé votre mélodie d’une balle dans le crâne ?

– Ma foi, dit Wildrake, c’eut été un violon de payé, et voilà tout. – Mais par quel hasard venez-vous de ce côté ? – J’allais vous chercher à la hutte du garde.

– J’ai été obligé d’en sortir ; je vous en dirai la cause plus tard.

– Quoi ! le vieux Cavalier chasseur a-t-il été bourru ? Chloé avait-elle de l’humeur ?

– Ne plaisantez pas ainsi, Wildrake. – Il n’est plus de bonheur pour moi.

– Du diable ! Et vous le dites si tranquillement ! Morbleu ! retournons-y ensemble, et je me chargerai de plaider votre cause. Je sais comment il faut s’y prendre pour chatouiller les oreilles d’un vieux chevalier et d’une jolie fille. – Dieu me damne, sir Henry Lee, lui dirai-je, votre neveu est un peu puritain, je n’en disconviens pas ; mais malgré cela, je soutiens qu’il est galant homme et joli garçon. – Miss Lee, dirai-je ensuite, vous pouvez penser que votre cousin a l’air d’un tisserand chanteur de psaumes avec ce vilain chapeau de feutre, cet habit brun tout uni, cette cravate dont le bout ressemble à une bavette d’enfant, et ces grandes bottes pour chacune desquelles il a fallu la moitié du cuir d’un veau ; mais qu’il ait un bon castor enfoncé de côté sur sa tête, un plumet qui convienne à sa qualité, une bonne lame de Tolède à son côté, qu’elle soit attachée à un ceinturon brodé, avec une poignée damasquinée, au lieu de cette lame de fer qui forme la garde de ce pesant André Ferrare , mettez-lui une langue bien pendue dans la bouche, et ventrebleu, miss Lee, dirai-je…

– Paix, Wildrake, trêve de fadaises ! dites-moi si vous n’avez pas trop bu pour pouvoir entendre quelques mots de raison.

– Si je le puis ! je n’ai fait que vider quelques pots de vin avec ces coquins de Têtes-Rondes, ces soldats puritains, à Woodstock. Et du diable s’ils ne m’ont pas regardé comme le meilleur républicain de la compagnie, tant je me tordais le nez en leur montrant le blanc de mes yeux. Pouah ! le vin même avait un arrière-goût d’hypocrisie : je crois pourtant que le coquin de caporal a fini par avoir des soupçons ; mais les soldats… ils ont été jusqu’à me prier de prononcer une bénédiction sur le dernier pot.

– C’est justement à ce sujet que je désirais vous parler, Wildrake. – Je suis sûr que vous me regardez comme votre ami ?

– Fidèle comme l’acier. Camarades au collège et à Lincoln’s Inn , nous avons été Nisus et Euryale, Thésée et Pyrithous, Oreste et Pylade, et pour finir par une petite citation puritaine, David et Jonathan. Les opinions politiques mêmes, ce germe de division qui sépare les amis et les parens, comme un coin de fer fend le chêne le plus dur, n’ont pu venir à bout de nous désunir.

– C’est la vérité ; et quand vous suivîtes le roi à Nottingham, et que je m’enrôlai sous le comte d’Essex, nous nous jurâmes, en nous séparant, que quelque parti qui fût victorieux, celui de nous qui y serait attaché protégerait son camarade moins fortuné.

– À coup sûr, Markham, à coup sûr ; et vous avez bien exécuté votre promesse. Ne m’avez-vous pas sauvé de la corde ? Ne vous dois-je pas le pain que je mange ?

– Je n’ai fait pour vous, mon cher Wildrake, que ce que je suis sûr que vous auriez fait pour moi si la chance des armes eût tourné autrement. Mais, comme je le disais, c’est ce dont je voulais vous parler. Pourquoi rendre plus difficile qu’elle ne devrait l’être la tâche que j’ai entreprise de vous protéger ? Pourquoi vous jeter dans la compagnie de soldats ou de gens parmi lesquels vous ne pouvez manquer de vous échauffer et de vous trahir ? Pourquoi courir le pays en beuglant de vieilles chansons de Cavalier, comme un soldat ivre du prince Rupert, ou un fanfaron des gardes du corps de Wilmot ?

– Parce que je puis avoir été l’un et l’autre tour à tour, comme vous le savez, Markham. Mais, morbleu ! faut-il que je vous rappelle toujours que notre obligation de protection mutuelle, notre ligue offensive et défensive, comme je puis la nommer, doivent s’exécuter sans aucun égard aux opinions politiques ou religieuses d’aucune des deux parties contractantes, sans qu’aucune d’elles soit tenue de se conformer en rien à celles de l’autre ?

– Vous avez raison ; mais il y avait cette réserve indispensable que celui qui aurait besoin de la protection de l’autre se conformerait aux circonstances de manière à ne pas rendre inutiles et même dangereux les efforts de son ami pour le protéger. Or vous ne passez pas un seul jour sans faire quelque frasque qui met en péril et votre propre sûreté et le crédit dont je jouis.

– Je vous dis, Marc, et je dirais à l’apôtre votre patron, que vous êtes trop sévère à mon égard. Vous avez reçu des leçons de sobriété et d’hypocrisie depuis l’instant où vous portiez des jupons jusqu’à celui où vous avez pris le costume de Genève, depuis votre berceau jusqu’à ce jour ; c’est donc une chose qui vous est naturelle ; et vous êtes surpris qu’un brave garçon, franc, honnête, qui a été toute sa vie habitué à dire la vérité, surtout quand il la trouvait au fond d’un flacon, ne puisse atteindre tout d’un coup à une perfection comme la vôtre ! – Corbleu ! les choses ne sont pas égales entre nous. Autant vaudrait qu’un plongeur exercé, qui peut sans inconvénient retenir son haleine sous l’eau pendant dix minutes, reprochât à un pauvre diable d’être prêt à y étouffer au bout de vingt secondes, – Et après tout, le déguisement étant si nouveau pour moi, il me semble que je ne le porte pas trop mal. – Mettez-moi à l’épreuve.

– A-t-on reçu quelques autres Nouvelles de Worcester ? demanda Éverard d’un ton si sérieux qu’il en imposa à son compagnon, qui pourtant lui répondit d’une manière tout-à-fait conforme à son caractère.

– Oui. – De chiennes de nouvelles. Cent fois pires que les premières. – Tout est à la débandade. – Noll a certainement vendu son ame au diable ; mais il viendra un temps où il faudra qu’il la lui livre : c’est toute notre consolation actuelle.

– Quoi ! est-ce ainsi que vous répondriez au premier Habit-Rouge qui vous ferait la même question ? Je crois que ce serait le moyen d’avoir un prompt sauf-conduit pour le corps-de-garde le plus voisin.

– Oh ! mais je croyais répondre à mon ami Markham, sans quoi j’aurais dit, – nouvelles excellentes. – Une merci du ciel. – Une manifestation de la puissance divine. – D’éternelles actions de graces à lui rendre. – Les malveillans ont été dispersés de Dan à Beersheba. – Ils ont été taillés en pièces, frappés à mort, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher.

– Avez-vous entendu parler des blessures du général Thornhaugh ?

– Il est mort, – c’est une consolation du moins, – le chien de Tête-Ronde ! – Un moment ! ma langue va trop vite ; je voulais dire l’excellent et pieux jeune soldat.

– Et que savez-vous du Jeune Homme, du roi d’Écosse, comme on l’appelle ?

– Rien, si ce n’est qu’il est chassé comme un daim sur les montagnes ; puisse Dieu le sauver, et confondre ses ennemis ! – Morbleu, Markham, je ne puis porter ce sot masque plus long-temps avec vous ! Ne vous souvenez-vous pas que dans les parades que nous jouions à Lincoln’s Inn, – quoique vous n’y prissiez pas grande part, – je m’acquittais toujours de mon rôle aussi bien qu’aucun de nos camarades, à ce qu’il me semble, quand le moment de la représentation était arrivé ; mais j’étais constamment détestable lors des répétitions ? C’est la même chose aujourd’hui. Je reconnais votre voix, et j’y réponds avec mon ton naturel ; mais en compagnie de vos amis nasillards, vous m’avez vu me tirer d’affaire passablement.

– Passablement ! tout au plus ; et cependant tout ce que je vous demande, c’est d’être modeste et de garder le silence. Parlez peu, tâchez de vous défaire de votre habitude de jurer, et placez votre chapeau de niveau sur votre tête.

– Oui, c’est là ma malédiction. J’ai toujours été remarqué pour la manière élégante avec laquelle je mets mon chapeau de côté. – Il est cruel que le mérite d’un homme devienne son ennemi.

– Vous devez vous souvenir que vous êtes mon clerc.

– Secrétaire. – Que ce soit secrétaire, si vous avez quelque amitié pour moi.

– Il faut que ce soit clerc, – pas autre chose, – simple clerc. – Et souvenez-vous d’être docile et soumis.

– Mais il ne faudrait pas me donner vos ordres avec tant d’ostentation et de supériorité, maître Markham Éverard. Songez que je suis votre aîné de trois ans. – Je ne sais en vérité comment je dois le prendre.

– Vit-on jamais une plus mauvaise tête ! – Par égard pour moi, si ce n’est pas pour vous-même, forcez votre folie à entendre raison. Songez que je me suis exposé pour vous au blâme et à mille risques.

– Oui, vous êtes un brave garçon, Markham, et je ferai pour vous tout ce que je pourrai faire. Mais souvenez-vous de tousser, de faire hem ! quand vous me verrez prêt à sortir des bornes. – Et maintenant où allons-nous cette nuit ?

– À la Loge de Woodstock, pour veiller aux propriétés de mon oncle. Je suis informé que des soldats s’en sont mis en possession. – Et cependant, comment cela peut-il être, si vous les avez trouvés à boire à Woodstock ?

– Il y avait avec eux une espèce de commissaire, de mandataire, je ne sais quel drôle, qui était allé à la Loge. – Je l’y ai même entrevu.

– En vérité ?

– En sainte vérité, pour parler votre langage. En traversant le parc pour aller vous joindre, il y a tout au plus une demi-heure que je vis une lumière dans la Loge. – Venez de ce côté, vous la verrez vous-même.

– À l’angle du nord-ouest ? Elle vient d’une fenêtre de ce qu’on appelle l’appartement de Victor Lee.

– Hé bien, ayant servi long-temps dans les voltigeurs de Lundsford, je connais les devoirs d’un éclaireur. – Du diable, me dis-je à moi-même, si je laisse une lumière en arrière sans en avoir fait la reconnaissance. – D’ailleurs, Markham, vous m’avez tant parlé de votre jolie cousine, que je n’aurais pas été fâché de la voir un instant.

– Inconsidéré ! étourdi incorrigible ! à quels dangers vous vous exposez, et quels risques vous faites courir à vos amis, par pure légèreté ! Mais voyons, continuez.

– Par ce beau clair de lune, je crois que vous êtes jaloux, Markham Éverard ! mais vous n’avez pas sujet de l’être, car, moi qui cherchais à voir la belle dame, j’avais une cuirasse d’honneur qui me mettait à l’abri de ses charmes ; et comme elle ne devait pas me voir vous comprenez qu’elle ne pouvait faire de comparaisons qui vous fussent désavantageuses. Enfin, de la manière dont l’aventure se termina, aucun de nous ne vit l’autre.

– Je le sais parfaitement. Miss Lee avait quitté la Loge long-temps avant le coucher du soleil, et elle n’y est pas rentrée. Mais, après une telle préface, me direz-vous ce que vous avez vu ?

– Pas grand’chose. Seulement, ayant monté sur une sorte d’arc-boutant, – car je grimpe aussi bien qu’aucun chat qui ait jamais rôdé dans les gouttières, – et m’accrochant aux vignes qui tapissaient les murs, je me postai en un endroit d’où je pouvais voir l’intérieur de l’appartement dont vous parlez.

– Et qu’y avez-vous vu ?

– Pas grand’chose, comme je vous l’ai déjà dit ; car dans le temps où nous sommes, ce n’est pas merveille de voir des goujats faire ripaille dans les appartemens des nobles et des princes. – J’ai vu deux drôles occupés à vider d’un air grave et solennel une cruche d’eau-de-vie, et à dévorer un énorme pâté de venaison, qu’ils avaient placé sans cérémonie sur la table à ouvrage d’une dame, et l’un d’eux essayait les cordes d’un luth.

– Les misérables profanes ! C’était celui d’Alice.

– Bien dit, camarade ! – je suis charmé de voir qu’il soit possible d’émouvoir votre flegme. – Mais ces incidens de la table et du luth ne sont que des embellissemens ajoutés à mon récit, pour essayer, s’il était possible, de tirer d’un être sanctifié comme vous l’êtes quelque étincelle des sentimens de la pauvre humanité.

– Et quel était l’extérieur de ces deux hommes ?

– L’un était un fanatique à figure sournoise, portant un chapeau à larges bords, de longs habits, en un mot, semblable à ce que vous êtes tous, et j’ai supposé que c’était le mandataire ou le commissaire dont j’avais entendu parler dans la ville. – L’autre était un gaillard trapu et vigoureux, qui portait un couteau de chasse à sa ceinture, et qui avait à côté de lui un gros gourdin. – Un drôle à cheveux noirs, à dents blanches, et à physionomie joviale. – Je l’ai pris pour quelque garde du parc.

– Il faut que ces deux hommes soient le favori de Desborough, Tomkins le Fidèle, et Jocelin Joliffe, garde forestier. Tomkins est le bras droit de Desborough. C’est un indépendant, et il a des dons du ciel, comme il le dit lui-même. Bien des gens pensent que les dons qu’il reçoit font plus pour lui que la grace, et j’ai entendu dire qu’il a abusé de certaines occasions.

– Du moins il mettait celle-ci à profit ; et la cruche s’en ressentait, lorsque, comme si le diable l’avait voulu, une pierre que le temps avait détachée du vieil arc-boutant céda sous mes pieds. Un maladroit comme vous aurait réfléchi si long-temps sur ce qu’il avait à faire, qu’il aurait suivi la pierre avant d’avoir pris son parti ; mais moi, Markham, je sautai comme un écureuil, et m’accrochai ferme à une branche de lierre. – Peu s’en fallut que je ne reçusse une balle pour mes peines ; car le bruit avait donné l’alarme aux deux convives. Ils accoururent à la fenêtre, et me virent en dehors. Le garde courut à son gourdin, le fanatique saisit un pistolet, – vous savez qu’ils ont toujours de pareils textes suspendus à la ceinture à côté d’une petite Bible à fermoirs. – Je les régalai tous deux d’une espèce de hurlement, accompagné d’une grimace infernale. – Il est bon que vous sachiez que je puis grimacer comme un babouin : je l’ai appris d’un baladin français qui pouvait faire de ses mâchoires un casse-noisettes. – En même temps, je me laissai couler doucement sur le gazon, je me glissai sans bruit, en rampant dans l’ombre, le long du mur, et je m’éclipsai si bien à leurs yeux que je suis convaincu qu’ils ont cru que j’étais leur parent, le diable en personne qui venait leur rendre visite sans avoir été appelé. – Ils ont eu, vous dis-je, une fière peur.

– Vous êtes cruellement téméraire, Wildrake ! – Et maintenant que nous allons à la Loge, s’ils vous reconnaissaient ?

– Hé bien ! ai-je commis un crime de haute trahison en les regardant ? Personne n’a payé une pareille curiosité depuis le temps de John de Coventry , et si on lui fit rendre compte de la sienne, sur ma foi, j’ose dire que ses yeux avaient été mieux régalés que les miens. Mais rassurez-vous, ils ne me reconnaîtront pas plus qu’un homme qui n’aurait vu notre ami Noll que dans un conventicule de saints ne reconnaîtrait le même Olivier à cheval, chargeant à la tête de son escadron couleur d’écrevisse, ou plaisantant et vidant une bouteille avec le poète profane Waller .

– Chut ! Pas un mot d’Olivier, si vous faites quelque cas de votre vie et de la mienne. Il ne faut pas plaisanter du rocher sur lequel on peut échouer. – Mais nous voici à la porte, et nous allons troubler les plaisirs de ces messieurs.

À ces mots, levant le pesant marteau, il le fit retentir contre la porte massive.

– Rattatatou ! dit Wildrake, voilà une belle alarme pour vos cocus de Têtes-Rondes. Et dansant en mesure, il se mit à fredonner à demi-voix la marche qui portait ce nom :

Venez, cocus, approchez Têtes-Rondes,

Et dansez tous sur l’air de ma chanson…

– De par le ciel ! cette folie passe toute permission ! s’écria Éverard en se tournant vers lui d’un air courroucé.

– Pas du tout, pas du tout, répondit Wildrake ; ce n’est qu’une légère expectoration comme celle qui précède une belle harangue. À présent que je me suis débarrassé de ce flegme, je vais être grave pendant une heure entière.

Tandis qu’il parlait ainsi, on entendit marcher dans le vestibule, et l’on ouvrit le guichet, mais en retenant la porte par le moyen d’une chaîne, de crainte d’accident. On vit paraître à l’entrée le visage de Tomkins, et par derrière celui de Jocelin, éclairés par une lampe que le dernier tenait à la main.

– Que voulez-vous ? demanda Tomkins.

– Je veux entrer sur-le-champ, répondit Éverard. Joliffe, vous me connaissez ?

– Oui, monsieur, répondit Jocelin, et je vous ouvrirais de tout mon cœur ; mais vous voyez que je ne suis pas le maître des clefs. – Voilà celui qui doit donner des ordres ici. – Dieu du ciel ! dans quel temps nous vivons !

– Et quand monsieur, qui, je crois, est le valet de maître Desborough…

– L’indigne secrétaire de Son Honneur, s’il vous plaît, dit Tomkins.

– Vous aviez raison, Markham, dit Wildrake à l’oreille de son ami ; je ne veux plus être secrétaire. Le nom de clerc aura quelque chose de plus noble.

– Si vous êtes secrétaire de maître Desborough, dit Éverard à l’indépendant, vous devez me connaître, et savoir quel grade j’occupe ; et je présume que vous n’hésiterez pas à me recevoir pour cette nuit dans la Loge, moi et celui qui est à ma suite.

– Certainement non, répondit Tomkins, certainement non, c’est-à-dire si Votre Honneur ne croit pas pouvoir se loger plus convenablement à l’auberge de la ville, qu’on appelle fort inconsidérément l’auberge de Saint-George. Votre Honneur sera logé ici d’une manière fort peu commode ; nous y avons déjà reçu une visite de Satan qui a pensé nous faire mourir de frayeur, quoique l’odeur du soufre soit dissipée.

– Cette histoire pourra trouver sa place, monsieur le secrétaire, dit Markham, et vous pourrez l’amener à propos dans votre premier sermon. Mais je n’admettrai aucune excuse pour me retenir ici au froid et au vent ; et, si vous ne me recevez pas tout-à-l’heure d’une manière convenable, je ferai mon rapport à votre maître de votre insolence à mon égard.

Le secrétaire de Desborough n’osa faire une plus longue opposition. Desborough ne devait son importance qu’à sa qualité de parent de Cromwell, et l’on savait que le lord général, qui jouissait déjà alors d’une autorité presque souveraine, avait admis très-intimement dans ses bonnes graces les deux Éverard, père et fils. Il est vrai qu’ils étaient presbytériens et qu’il était indépendant ; et, quoiqu’ils partageassent ces sentimens de morale pure et de religieux enthousiasme qui distinguaient, à peu d’exceptions près, le parti parlementaire, ils n’étaient pas disposés à s’exalter jusqu’à ce fanatisme que tant d’autres affichaient à cette époque. Mais on savait parfaitement que, quelles que fussent les opinions religieuses personnelles de Cromwell, elles n’étaient pas toujours une digue qui s’opposait au cours de ses bonnes graces, et qu’il répandait ses faveurs sur tous ceux qui pouvaient lui être utiles, quoiqu’ils sortissent, pour employer le langage du temps, des ténèbres de l’Égypte. Éverard jouissait d’une grande réputation de prudence et de sagacité ; d’ailleurs, il était d’une bonne famille ; il possédait une fortune considérable ; et son adhésion donnait de la considération au parti qu’il avait embrassé. Son fils s’était distingué en portant les armes, et avait toujours obtenu des succès. Il s’était fait remarquer tant à cause de la discipline qu’il maintenait parmi ses soldats que par la bravoure qu’il déployait dans l’action et par son humanité après la victoire. On ne pouvait négliger de pareils hommes, quand tout annonçait que le parti qui avait amené la déposition et la mort du roi était sur le point de se diviser pour le partage des dépouilles. Cromwell témoignait donc une grande faveur aux deux Éverard ; on leur supposait tant d’influence sur lui, que M. le secrétaire Tomkins le Fidèle ne se souciait pas de s’exposer, pour une bagatelle, au ressentiment du colonel Éverard en lui refusant l’entrée de la Loge pour y passer la nuit. Jocelin, de son côté, déployait toute son activité. Il augmenta le nombre des lumières, jeta plus de bois sur le feu, et les deux étrangers se trouvèrent introduits dans l’appartement de Victor Lee, nom qu’on lui avait donné d’après le portrait suspendu au-dessus de la cheminée, comme nous l’avons déjà dit.

Il se passa plusieurs minutes avant que le colonel pût reprendre sa contenance ferme et stoïque, à cause des émotions que lui causait la vue d’un appartement dans lequel il avait passé les heures les plus heureuses de sa vie. Il y retrouvait le cabinet dont il avait vu si souvent avec transport la porte s’ouvrir quand sir Henry Lee lui donnait des leçons sur l’art de la pêche, et lui montrait les lignes, les hameçons et les matériaux pour faire des appâts artificiels alors encore peu connus. Il y revoyait cet ancien portrait de famille qui, d’après quelques expressions singulières et mystérieuses de son oncle, était devenu pour lui, dans son enfance, un objet de curiosité et de crainte ; et il se rappelait que lorsqu’il était seul dans cette chambre, ce vieux guerrier peint sur cette toile semblait toujours fixer sur lui un regard pénétrant, en quelque endroit qu’il se plaçât, et que son imagination enfantine était troublée par un phénomène qu’elle ne pouvait expliquer.

À ces souvenirs il s’en joignait mille autres plus vifs et plus chers, qui naissaient de la tendresse qu’il avait conçue dès sa plus tendre jeunesse pour sa jolie cousine Alice quand il l’aidait à apprendre ses leçons, qu’il lui apportait de l’eau pour arroser ses fleurs, ou qu’il l’accompagnait pendant qu’elle chantait. Il se rappela même que, tandis que sir Henry les regardait tous deux en souriant avec un air d’affection et de bonne humeur, il l’avait entendu une fois se dire à lui-même à demi-voix : – Et quand cela serait, ce ne serait un malheur ni pour l’un ni pour l’autre. – Que de rêves de bonheur ce peu de mots lui avaient fait faire ! Mais ces visions brillantes s’étaient dissipées au son de la trompette guerrière qui avait appelé sir Henry sous les drapeaux du roi, et son neveu sous ceux de la république ; ce qui venait de se passer dans cette journée achevait de prouver que le succès même que Markham avait obtenu comme soldat et comme homme d’État semblait opposer un obstacle invincible aux vœux de son cœur.

Il fut tiré de sa rêverie par l’arrivée de Jocelin, qui, étant peut-être un buveur aguerri, avait fait tous les préparatifs nécessaires avec plus de célérité et d’exactitude qu’on n’aurait dû l’attendre d’un homme qui avait passé toute la soirée comme lui.

Il venait, dit-il, demander quels ordres le colonel avait à lui donner pour la nuit ? Désirait-il prendre quelque chose ?

– Non.

– Son Honneur voulait-il coucher dans le lit de sir Henry Lee ? Il était déjà préparé.

– Oui.

– On donnerait au digne secrétaire celui de miss Alice.

– Non ! si tu veux conserver tes oreilles !

– Et où donc placer le digne secrétaire ?

– Dans le chenil, si bon te semble ! s’écria Markham. – Mais (ajouta-t-il en s’avançant vers la porte de la chambre à coucher d’Alice, qui donnait dans cet appartement, qu’il ferma au double tour, et dont il prit la clef) personne ne profanera cette chambre.

– Son Honneur a-t-il quelques autres ordres à me donner ?

– Non ; si ce n’est de me débarrasser de cet homme. – Mon clerc restera avec moi ; – j’ai des lettres à lui dicter. – Un moment ! – Tu as remis ma lettre ce matin à miss Alice ?

– Certainement.

– Dis-moi, mon bon Jocelin, qu’a-t-elle dit en la recevant ?

– Elle a paru fort affligée, monsieur ; et… je crois même qu’elle a pleuré un peu : – oui vraiment, elle m’a fort affligé.

– Et quel message t’a-t-elle donné pour moi ?

– Elle ne m’a donné aucun message pour Votre Honneur. – Elle avait commencé à dire : – Répondez à mon cousin Éverard que je ferai part à mon père des propositions amicales de mon oncle dès que j’en trouverai l’occasion ; mais que je crains bien que… Là elle s’interrompit et ajouta : – J’écrirai à mon Cousin ; et, comme il sera peut-être tard avant que je puisse parler à mon père, vous viendrez chercher ma lettre demain matin après le service. J’allai donc à l’église pour tuer le temps ; mais, en revenant ici, j’y trouvai cet homme qui venait de sommer mon maître d’en déguerpir, et, bon gré mal gré, il fallut que je le misse en possession de la Loge. – J’aurais bien voulu pouvoir prévenir Votre Honneur que le vieux chevalier et ma jeune maîtresse allaient probablement vous surprendre au gîte ; mais il n’y a pas eu moyen.

– Tu as fait pour le mieux, mon bon Jocelin, et je ne t’oublierai pas, répondit le colonel.

S’avançant ensuite vers les deux clercs ou secrétaires qui s’étaient attablés amicalement, et qui faisaient connaissance aux dépens de la grande cruche placée sur la table : – Et maintenant, mes maîtres, leur dit-il, permettez-moi de vous rappeler que la nuit est déjà bien avancée.

– Il y a encore au fond de la cruche quelque chose qui fait tic-tac, » répondit Wildrake.

Le colonel au service du parlement d’Angleterre toussa plusieurs fois ; et, si sa bouche ne proféra pas de juremens contre l’impudence de son compagnon, je n’oserais répondre de ce qui se passa dans son cœur. – Hé bien, dit-il en voyant que Wildrake venait de remplir son verre et celui de Tomkins, buvez ce dernier coup, et retirez-vous.

– Ne seriez-vous pas charmé d’abord, monsieur, dit Wildrake, de savoir comme quoi cet honnête homme a vu le diable ce soir par un carreau de cette fenêtre ; et comme quoi il pense qu’il a une ressemblance admirable avec l’humble serviteur et l’indigne clerc de Votre Honneur ? – Ne voudriez-vous pas entendre cette histoire, monsieur, en buvant un verre de cette eau-de-vie que je puis vous recommander ?

– Je n’en boirai pas, monsieur, répondit le colonel avec sévérité ; et j’ai à vous dire que vous en avez déjà bu un verre de trop. – M. Tomkins, je vous souhaite une bonne nuit.

– Un mot d’édification ne sera pas déplacé avant de nous séparer, dit Tomkins en se levant de table. Et, s’appuyant sur le dossier d’une chaise, il se mit à tousser comme pour se disposer à prononcer une exhortation pieuse.

– Excusez-moi, monsieur, dit Markham d’un ton grave ; vous n’êtes pas assez maître de vous-même pour prétendre guider la dévotion des autres.

– Malheur à ceux qui refusent d’écouter,… dit le secrétaire des commissaires en sortant de l’appartement ; mais le bruit que fit la porte en se fermant empêcha d’entendre le reste de la phrase, ou peut-être n’osa-t-il la finir, de peur d’offenser le colonel.

– Et maintenant, fou de Wildrake, va te coucher ; tu trouveras ton lit dans cet appartement, dit Markham en lui montrant une porte qui conduisait dans la chambre à coucher de sir Henry.

– Quoi ! vous gardez donc pour vous celui de la jeune dame ? Je vous ai vu en mettre la clef dans votre poche.

– Je ne voudrais ni ne pourrais y dormir, je ne puis dormir nulle part cette nuit ; je la passerai sur ce fauteuil ; j’ai fait préparer du bois pour entretenir le feu. Bonsoir, et puisse un bon sommeil dissiper les fumées de l’eau-de-vie.

– Les fumées ! tu me fais rire de mépris, Markham ; tu n’es qu’une soupe au lait ; tu l’es de père en fils ; tu ne sais pas ce qu’un honnête garçon est en état de faire le verre à la main.

– Tous les vices de sa faction se sont réunis sur ce pauvre diable, se dit le colonel à lui-même en jetant un regard de côté sur son protégé, tandis qu’il gagnait l’appartement indiqué, d’un pas qu’il n’était pas très-ferme ; il est téméraire, ivrogne, débauché, et si je ne le puis le mettre en lieu de sûreté en le faisant embarquer pour la France, il causera certainement sa perte et la mienne ; cependant il est bon, brave, généreux, et il aurait bien sûrement fait pour moi ce qu’il attend de moi en ce moment. Et quel mérite pouvons-nous nous attribuer, si nous ne tenons la promesse que nous avons faite qu’autant que nous sommes certains qu’elle ne pourra nous être préjudiciable ? Cependant je prendrai la liberté de m’assurer qu’il ne m’interrompra point pendant le reste de la nuit.

À ces mots il alla fermer la porte de communication qui séparait les deux chambres ; et, s’étant promené quelques instans dans la sienne d’un air pensif, il s’assit dans un fauteuil, arrangea sa lampe pour qu’elle donnât plus de clarté, et tira de sa poche un paquet de lettres.

– Je les lirai encore une fois, dit-il ; peut-être, en m’occupant des affaires publiques, parviendrai-je à rendre moins accablant le poids de mes affections personnelles. Gracieuse Providence ! quelle sera la fin de tout ce qui passe ? Nous avons sacrifié la paix de nos familles, et oublié les désirs les plus ardens de nos jeunes cœurs, pour délivrer de l’oppression le pays dans lequel nous sommes nés, et cependant chaque pas que nous avons fait vers la liberté n’a servi qu’à nous faire apercevoir de nouveaux périls, des dangers plus effrayans ; comme celui qui gravit une montagne escarpée se trouve, à mesure qu’il s’élève, dans une situation plus hasardeuse.

Il s’occupa alors assez long-temps à lire différentes lettres d’un style aussi ennuyeux qu’ambigu, dans lesquelles ceux qui lui écrivaient, tout en plaçant devant lui la gloire de Dieu et la liberté de l’Angleterre comme l’unique but de toutes leurs actions, ne purent, malgré toutes les circonlocutions auxquelles ils avaient eu recours, empêcher le clairvoyant Markham Éverard de reconnaître que l’intérêt personnel et des vues ambitieuses étaient le principal ressort qui les faisait mouvoir.

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