« De ces tisons consumés à demi
« On ne voit plus jaillir qu’une faible lumière ;
« Du noir hibou l’épouvantable cri
« Annonce au moribond le linceul et la bière ;
« Il est minuit ; les tombeaux entr’ouverts
« Vont vomir à l’instant des spectres redoutables ;
« Et des esprits, des ombres lamentables,
« Près du porche sacré vont errer dans les airs. »
SHAKSPEARE.
Les gardes étaient alors doublés devant la porte de la Loge ; Éverard en demanda la cause au caporal, qu’il trouva dans le vestibule avec le reste de ses soldats, assis ou endormi autour d’un grand feu entretenu aux dépens des chaises et des bancs dont on reconnaissait les fragmens.
– Il est bien vrai, colonel, répondit le caporal, que ce doublement de garde mettra le détachement sur les dents ; mais la peur les a tous gagnés, et personne ne veut monter la garde seul. Aussi avons-nous déjà tiré un renfort de nos avant-postes de Banbury, et nous en attendons un autre d’Oxford demain matin.
Éverard fit encore plusieurs questions sur la position des sentinelles ; les règles de la discipline et de la prudence avaient été exactement observées dans la distribution des postes. La seule chose qu’il y ajouta, d’après ce qui lui était arrivé dans la soirée, fut d’ordonner de placer une sentinelle additionnelle, si cette mesure semblait indispensable, dans le vestibule ou antichambre donnant sur la longue galerie, théâtre de son aventure, et qui communiquait avec divers appartemens.
Le sous-officier lui ayant promis d’exécuter ponctuellement cet ordre, Éverard appela les domestiques, qui arrivèrent aussi en double force, et il leur demanda si les commissaires étaient couchés, ou s’il pouvait leur parler.
– Ils sont dans leur chambre, répondit l’un d’eux, mais je ne crois pas qu’ils soient encore couchés.
– Quoi ! s’écria Éverard ; le colonel Desborough et maître Bletson sont-ils dans la même chambre ?
– Leurs Honneurs l’ont désiré ainsi, dit le domestique, et deux de leurs secrétaires doivent veiller toute la nuit.
– C’est donc la mode de doubler les gardes dans toute la maison ? dit Wildrake. Sur ma foi, si j’apercevais quelque gentille chambrière, je serais tenté de l’adopter.
– Silence, fou ! dit Éverard. – Et où sont le maire et maître Holdenough ?
– Le maire est retourné à Woodstock à cheval, répondit le domestique, en croupe du soldat qui va chercher un renfort à Oxford ; et le ministre s’est installé dans la chambre qu’occupait hier le colonel Desborough, comme étant le poste où il est le plus probable qu’il rencontrera le… Votre Honneur me comprend ? – Que le ciel ait pitié de nous, nous sommes une maison cruellement tourmentée !
– Et où sont les gens du colonel Harrison ? demanda Tomkins. Pourquoi ne viennent-ils pas pour le conduire à son appartement ?
– Me voici, – me voici, – me voici, maître Tomkins, répondirent en même temps trois individus en s’avançant avec la consternation qui s’était emparée de tous les habitans de Woodstock.
– Hé bien ! allons, dit Tomkins, conduisez Son Honneur ; mais ne lui parlez pas. – Vous voyez qu’il n’est pas en humeur de jaser.
– Il est étrangement pâle, dit le colonel Éverard ; ses traits sont comme agités de convulsions, et (quoiqu’il n’eût fait que parler chemin faisant) il n’a pas ouvert la bouche depuis que nous sommes arrivés.
– C’est son ordinaire après de pareils accès, répondit Tomkins. – Zédéchias, Jonathan, donnez le bras à Son Honneur. – Je vous suivrai dans un instant. – Vous, Nicodème, attendez-moi. – Je n’aime pas à aller seul dans cette maison.
– Maître Tomkins, dit le colonel, je vous ai souvent entendu citer comme un homme subtil et intelligent. – Dites-moi, est-ce bien sérieusement que tous craignez de rencontrer quelques êtres surnaturels dans cette maison ?
– Je ne voudrais pas en courir le risque, répondit Tomkins très-gravement. Il ne faut que jeter les yeux sur mon honorable maître pour voir quelle figure fait un vivant après avoir parlé à un mort.
À ces mots il se retira en le saluant avec respect, et Éverard se rendit dans la chambre où les deux autres commissaires avaient résolu, pour s’enhardir mutuellement, de passer la nuit ensemble. Ils se disposaient à se coucher quand il entra dans l’appartement. Tous deux tressaillirent quand la porte s’ouvrit ; tous deux se réjouirent en voyant que ce n’était que le colonel Éverard.
– Écoutez-moi un instant, colonel, dit Bletson en le tirant à part. – Avez-vous jamais vu un âne comme ce Desborough ? – Le drôle est fort comme un taureau et peureux comme un mouton. – Il a exigé absolument que je couchasse dans cette chambre pour le protéger. – Hé bien, passerons-nous une nuit joyeuse ? Vous pouvez prendre le troisième lit qui avait été préparé pour Harrison ; mais il est parti comme un écervelé pour aller chercher la vallée d’Armageddon dans le parc de Woodstock.
– Le général Harrison vient de rentrer avec moi, dit Éverard.
– Mais, sur ma vie, il n’entrera pas dans notre appartement, s’écria Desborough, qui avait entendu ces derniers mots : un homme qui a soupé avec le diable, autant que je puis le croire, n’a pas le droit de venir se coucher au milieu de chrétiens.
– Il n’en a pas le dessein, répliqua Éverard. Il paraît qu’il a un appartement séparé et qu’il l’occupe seul.
– Pas tout-à-fait seul, j’ose le dire, dit Desborough ; car Harrison est une sorte de point d’attraction pour les lutins et les esprits, qui voltigent autour de lui comme les papillons autour d’une chandelle. Mais toi, mon cher Éverard, je t’en prie, reste avec nous. Je ne sais comment cela se fait ; mais quoique tu n’aies pas toujours ta religion à la bouche, que tu ne fasses pas à ce sujet de belles phrases incompréhensibles, comme Harrison, et que tu ne débites pas de longs sermons comme un certain mien parent dont il est inutile de dire le nom, je me trouve plus en sûreté dans ta compagnie que dans la leur. Quant à ce Bletson, ce n’est qu’un blasphémateur, et je crains que le diable ne l’emporte avant la fin de la nuit.
– Avez-vous jamais entendu un si misérable poltron ? demanda Bletson à part au colonel. Cependant restez avec nous, mon cher Éverard. Je sais combien vous êtes zélé pour secourir les affligés, et vous voyez que Desborough est dans une situation à avoir besoin de plus d’un bon exemple pour se défaire de la peur des diables et des esprits.
– Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger, messieurs ; mais j’ai résolu de coucher dans la chambre de Victor Lee : ainsi je vous souhaite le bonsoir. Si vous voulez passer la nuit sans être troublés, je vous invite à employer le temps pendant lequel vous ne dormirez pas à vous recommander à celui pour qui la nuit n’a pas plus de ténèbres que le jour. J’avais dessein de vous parler ce soir du motif qui m’a amené ici ; mais je remettrai cet entretien à demain, et je crois que je serai en état de vous donner d’excellentes raisons pour quitter Woodstock.
– Nous n’y sommes déjà restés que trop long-temps, s’écria Desborough. Quant à moi, je ne suis venu ici que pour servir l’État et dans la vue de quelque petit avantage pour moi-même sans contredit, à titre d’indemnité pour mes peines ; mais si l’on me met encore la tête en bas cette nuit comme la précédente, je n’y resterai pas plus long-temps, serait-ce pour gagner la couronne d’un roi, car mon cou ne serait plus en état d’en supporter le poids.
– Bonsoir, messieurs, répéta Éverard.
Il allait sortir quand Bletson s’approcha de lui de nouveau, et lui dit à demi-voix : – Écoutez, colonel, vous connaissez mon amitié pour vous ; je vous conjure de laisser ouverte la porte de votre appartement, afin que, si quelque chose vient à vous inquiéter, je puisse vous entendre appeler et me rendre près de vous à l’instant même. N’y manquez pas, mon cher Éverard, sans quoi mes craintes pour vous ne me permettront pas de fermer l’œil ; car je sais que, malgré votre excellent jugement, il vous reste quelques-unes de ces idées superstitieuses que nous suçons avec le lait de nos nourrices, et qui sont l’unique source des craintes qu’on peut concevoir dans une situation semblable à celle où nous nous trouvons. Laissez donc votre porte ouverte, afin que je puisse venir à votre secours en cas de besoin.
– Monsieur, dit Wildrake, mon maître met sa confiance d’abord en sa Bible, et ensuite en son épée. Il ne peut croire que coucher deux hommes dans une même chambre soit un charme qui puisse en écarter le diable, et il croit encore moins que tous les argumens des nullifidiens de la Rota puissent prouver que l’ennemi du genre humain n’a d’existence que dans l’imagination.
Éverard saisit par le collet son imprudent ami, l’entraîna pendant qu’il parlait encore, et ne le lâcha que lorsqu’ils furent tous deux dans l’appartement de Victor Lee, où ils avaient déjà passé une nuit. – Il continua même à tenir Wildrake jusqu’à ce que le domestique qui portait les lumières les eût placées sur une table, et se fût retiré. Alors, lâchant prise, il lui dit avec reproche : – N’es-tu pas un homme bien sage et bien prudent ? Faut-il que dans un temps comme celui-ci tu ne sembles occupé qu’à chercher toutes les occasions d’argumenter et de te faire quelque querelle ! Fi donc !
– Oui, fi de moi ! répondit le Cavalier, oui, fi de moi ! d’être une pauvre créature sans énergie et sans ame, qui se soumet à se laisser mener ainsi par un homme qui n’est ni mieux né ni mieux élevé que je ne le suis ! – Je te dis, Markham, que tu abuses de l’avantage que tu as sur moi. – Pourquoi ne veux-tu pas que je te quitte, que je vive et que je meure à ma guise ?
– Parce qu’il ne se passerait pas une semaine après notre séparation sans que j’apprisse que tu as été pendu comme un chien. – Parlons raison, mon cher Roger ; quelle folie d’avoir attaqué Harrison, comme tu l’as fait, et de te mettre ensuite à argumenter sans nécessité avec Bletson !
– Nous sommes dans la maison du diable, à ce qu’il paraît ; et partout où je loge en voyage j’aime à donner à l’hôte ce qui lui est dû. J’aurais été charmé de lui envoyer Harrison ou Bletson pour calmer son appétit, jusqu’à ce que Crom…
– Chut ! les murs ont des oreilles, s’écria Éverard en regardant autour de lui. Voilà de quoi boire pour ton coup du soir. – Tu sais où est ton lit, et tu vois qu’on m’en a apprêté un dans cette chambre. – Place ton épée à ta portée, car il faut que nous soyons aussi vigilans que si le vengeur du sang était derrière nous. – Nous ne serons séparés que par cette porte.
– Que je laisserai entr’ouverte en cas que tu aies besoin de secours, comme le disait ce nullifidien. – Mais comment se fait-il que cet appartement soit en si bon ordre, mon cher patron ?
– J’avais prévenu le secrétaire Tomkins du dessein que j’avais de passer la nuit ici.
– C’est un drôle bien étrange, et qui, autant que j’en puis juger, a pris la mesure du pied de chacun. – Tout semble lui passer par les mains.
– C’est, à ce que j’ai entendu dire, un de ces hommes que le temps où nous vivons a formés. – Il a le don de prêcher et d’expliquer, ce qui le met en grand crédit auprès des Indépendans, et il se rend utile aux gens plus modérés par son intelligence et son activité.
– Sa sincérité a-t-elle jamais été révoquée en doute ?
– Jamais, que je sache. Au contraire, on l’appelle familièrement Joseph l’Honnête, et Tomkins le Fidèle. Quant à moi, je crois que sa sincérité marche toujours d’un pas égal à son intérêt. – Mais allons, bois ton coup du soir, et va te coucher. – Quoi ! vidé d’un seul trait !
– Oui, morbleu ! Mon vœu ne me permet que de boire un seul coup ; mais ne crains rien, c’est un bonnet de nuit qui entretiendra une douce chaleur dans mon cerveau, sans le mettre en feu. – Ainsi, que ce soit homme ou diable, si quelque chose te trouble, appelle-moi, et je suis à toi dans un clin d’œil.
À ces mots le Cavalier entra dans sa chambre, et le colonel, se débarrassant seulement d’une partie de ses vêtemens, s’étendit sur un lit sans rideaux, et ne tarda pas à s’endormir.
Il fut éveillé par une musique lente et solennelle dont les sons semblaient s’éloigner peu à peu. Il tressaillit, et chercha ses armes, qu’il trouva près de lui, où il les avait placées. Rien ne l’empêchait de regarder autour de lui : mais le feu était couvert, et il lui était impossible de rien distinguer dans les ténèbres. Il sentit donc cette espèce de saisissement indéfinissable que fait éprouver la première idée d’un danger invisible et inconnu.
Quoiqu’il lui répugnât de croire aux apparitions surnaturelles, il n’était pas tout-à-fait incrédule sur ce point, comme nous l’avons déjà dit ; et peut-être même dans le siècle actuel, où le scepticisme est plus à la mode, se trouve-t-il moins de gens qui vivent dans une incrédulité complète à cet égard, qu’on n’en voit qui se vantent de la posséder. Ne sachant trop si les sons qu’il lui semblait encore entendre n’avaient pas été produits par un rêve, il ne voulut pas s’exposer aux railleries de son ami en l’appelant. Il se mit donc sur son séant. L’homme brave peut être ému par la crainte comme le poltron, avec cette différence que celui-ci en est accablé, tandis que l’autre s’arme de toute son énergie pour la repousser, comme le cèdre du Liban soulève, dit-on, ses branches pour les débarrasser de la neige que l’hiver a fait pleuvoir sur lui.
En dépit de lui-même, et quoiqu’il soupçonnât en secret qu’il existait quelques machinations dirigées contre les commissaires, l’histoire d’Harrison lui revint à l’esprit au milieu du silence et des ténèbres qui régnaient alors. Il se souvint qu’Harrison, en parlant de l’apparition, avait cité une circonstance différente de celle qu’il lui avait suggérée lui-même, – ce mouchoir sanglant que voyaient sans cesse ou ses yeux ou son imagination agitée ! Était-il donc possible que la victime revînt se présenter à l’assassin qui l’avait forcée à quitter le théâtre de cette vie encore chargée du poids de tous ses péchés ? Mais en ce cas pourquoi d’autres apparitions de la même nature ne seraient-elles pas permises pour avertir, – pour instruire, – pour punir ? – Éverard en concluait que, s’il fallait être crédule jusqu’à la folie pour admettre la vérité de toutes les histoires de ce genre, c’était une témérité d’imposer des bornes à la Toute-Puissance divine sur les œuvres de sa main. Le Créateur ne pourrait-il, dans des cas particuliers, affranchir la nature des lois auxquelles il l’a soumise ?
Tandis que ces idées se présentaient rapidement à l’imagination d’Éverard, il se laissait aller à une crainte secrète sans objet fixe : un péril visible et certain l’aurait armé de tout son courage ; mais l’incertitude absolue de ce qu’il avait à redouter augmentait ses appréhensions. Il sentait un désir presque irrésistible de sauter à bas de son lit, et de ranimer le feu qu’il avait couvert, dans l’attente d’un étrange spectacle. Il fut même tenté d’éveiller Wildrake ; mais la honte, plus forte que la crainte même, l’en empêcha. – Quoi ! dirait-on, Markham Éverard, regardé comme un des meilleurs soldats qui eussent tiré l’épée dans cette guerre fatale, – lui qui, si jeune encore, était revêtu d’un rang si distingué dans l’armée du parlement, – avait-il craint de rester seul dans sa chambre à minuit ? Non, jamais !
Cette réflexion n’était pourtant pas un charme qui pût arrêter le cours de ses pensées. Les diverses traditions de la chambre de Victor Lee se retraçaient à son souvenir, et, quoiqu’il les eût souvent méprisées comme des bruits vagues, ridicules, sans authenticité, propagés de génération en génération par la crédulité superstitieuse, ce n’était pas un sujet de méditation propre à calmer l’irritation de ses nerfs. Quand ensuite il se rappelait les événemens qui lui étaient arrivés dans la soirée, la pointe d’une épée appuyée sur sa gorge, et le bras vigoureux qui lui ôtait l’usage des mains, ce souvenir dissipait toute idée de fantôme et de dangers imaginaires, mais le portait à croire qu’il se trouvait caché dans quelque coin du château un parti de Cavaliers, qui pouvait se montrer pendant la nuit pour s’en emparer, et assouvir sur les républicains et particulièrement sur Harrison, un des juges régicides, la vengeance dont étaient altérés les partisans de la victime royale.
Il chercha à se rassurer en songeant au nombre de soldats qui se trouvaient dans la Loge, et aux divers postes qu’on avait établis. Cependant il se reprochait de n’avoir pas pris des précautions encore plus sévères, et d’avoir gardé une promesse extorquée par la violence, qui exposait ses compagnons d’armes au danger d’être assassinés. Ces idées et le sentiment de ses devoirs militaires donnèrent un autre cours à ses réflexions. Il pensa que ce qu’il avait à faire de mieux en ce moment était de visiter les postes pour s’assurer si les sentinelles ne s’y étaient pas endormies, si elles exerçaient une vigilance convenable, et si elles étaient placées de manière à pouvoir se soutenir les unes les autres en cas d’alerte.
– Cela me conviendra mieux, pensa-t-il, que de rester ici à m’effrayer, comme un enfant, d’une légende de vieille femme, dont j’ai ri moi-même dans ma jeunesse. Qu’importe que Victor Lee se soit rendu, comme on le dit, coupable de sacrilège, – qu’il ait brassé de la bière dans les fonts baptismaux qu’il avait pris dans l’église d’Holyrood, lorsqu’elle fut brûlée ainsi que l’ancien palais ? – qu’importe que son fils aîné soit tombé dans ce même vase rempli d’un liquide bouillant, et y ait trouvé la mort ? Combien d’églises n’a-t-on pas démolies depuis ce temps ? Combien de fonts baptismaux n’a-t-on pas profanés ? Le nombre en est si grand que, si le ciel tirait vengeance de pareils actes par des signes surnaturels, il n’y aurait pas un seul coin en Angleterre, pas une église de village qui ne fût le théâtre de quelque apparition. Ce sont des idées ridicules auxquelles ne doivent pas se livrer un instant ceux qui ont été élevés dans la croyance que la sainteté consiste dans les œuvres et les intentions, et non dans les bâtimens, les vases et les formes extérieures du culte.
Tandis qu’il appelait ainsi à son secours les articles de sa foi calviniste, la grande horloge du château (une horloge est rarement muette dans la relation de pareilles scènes) sonna trois heures, et l’on entendit en même temps la voix rauque des soldats retentir sous les voûtes et dans les corridors, tandis qu’ils s’interrogeaient les uns les autres, et qu’ils se répondaient par les mots d’usage : – Tout va bien ! – Leurs voix se mêlaient avec le son de l’horloge ; mais ils s’étaient tus avant que le troisième coup eût sonné. La vibration de l’air apporta encore aux oreilles d’Éverard pendant quelques secondes les sons produits par l’airain, et dont l’intensité diminuait progressivement ; mais ils se prolongèrent, et le colonel fut un instant incertain si c’était un écho qui les répétait, ou si de nouveaux sons troublaient le silence du vieux château et des bois qui l’entouraient, depuis que l’horloge et les voix des sentinelles avaient cessé de se faire entendre.
Ses doutes furent bientôt éclaircis : le bruit d’une musique qui s’était mêlé aux derniers sons de la cloche de l’horloge, et qui avait paru d’abord en prolonger la durée, leur survécut en prenant un caractère plus distinct. Une mélodie grave se fit entendre dans le lointain, et parut s’avancer de chambre en chambre, de corridor en corridor, et parcourir toute l’ancienne résidence de tant de souverains. Cependant aucune sentinelle ne donnait l’alarme, et de tous les individus de tout rang qui passaient cette nuit en proie à la terreur et à l’inquiétude, il semblait que pas un ne fût averti de cette nouvelle cause d’appréhension, ou n’osât l’annoncer à un autre.
Éverard, dont l’esprit était sur le qui vive, ne put garder plus long-temps le silence. Les sons approchaient tellement qu’il lui semblait qu’on célébrait dans un appartement voisin l’office solennel des morts. Il appela donc à haute voix son fidèle compagnon, son ami Wildrake, qui, comme on le sait, dormait dans une chambre donnant dans la sienne, et dont la porte était restée entr’ouverte.
– Wildrake ! – éveille-toi ! – debout, Wildrake ! – n’entends-tu pas l’alarme ?
Wildrake ne répondit pas, quoique le bruit de la musique fût alors assez fort pour faire douter si les musiciens n’étaient pas dans la chambre même de Victor Lee, et qu’il eût suffi pour éveiller un homme endormi sans que personne eût besoin de l’appeler.
– Alerte ! Wildrake, alerte ! cria de nouveau Éverard en se jetant hors de son lit, et en saisissant ses armes ; répands l’alarme dans le château, et procure-toi de la lumière.
Il n’obtint encore aucune réponse. Cependant les sons de musique solennelle cessèrent à l’instant même où il finissait de parler, et la même voix douce et basse qui lui avait déjà parlé dans la galerie, et qui lui parut encore ressembler à celle d’Alice Lee, se fit entendre dans son appartement, et, à ce qu’il lui sembla, à peu de distance de lui.
– Votre compagnon ne vous répondra pas, dit la voix douce. Ceux dont la conscience est tranquille ne peuvent entendre l’alarme.
– Encore la même chose, dit Éverard. Mais je suis mieux armé en ce moment que je ne l’étais il y a quelques heures ; et, sans le son de cette voix, celui qui me parle aurait payé bien cher son audace.
Nous pouvons faire observer en passant qu’il est singulier que toutes les fois que le son de la voix humaine se faisait entendre distinctement à Éverard, toute idée d’apparition surnaturelle s’évanouissait, et le charme qui subjuguait son imagination semblait rompu ; tant il est vrai que l’influence qu’une terreur superstitieuse peut exercer sur un homme doué d’un jugement sain dépend du vague et de l’incertitude qui l’entourent, et qu’il ne faut que quelques sons distincts ou quelques idées précises pour ramener les idées dans le cercle ordinaire de la vie. La même voix répondit à Markham comme si elle eût compris ses pensées aussi bien qu’elle avait entendu ses paroles :
– Ne cherche pas à nous épouvanter en parlant de tes armes ; nous les méprisons ; – elles n’ont pas de pouvoir sur les gardiens de Woodstock. Fais feu si tu veux, et vois quel en sera le résultat. – Mais apprends auparavant que nous n’avons pas dessein de te nuire. – Tu es de la race des faucons, et ton caractère est noble, quoique tu aies été mal dressé, et que tu te sois associé avec des éperviers et des corbeaux. – Prends ton vol demain matin, car si tu restes avec les vautours, les hiboux et les chauve-souris qui croient pouvoir faire leur nid en ces lieux, tu partageras inévitablement leur sort. Pars donc, afin que ce château puisse être balayé, et préparé pour la réception de ceux qui ont le droit de l’habiter.
– Je vous avertis encore une fois, dit Éverard d’une voix plus haute, et ne pensez pas me défier en vain. Je ne suis ni un enfant qu’on puisse effrayer par des contes d’esprits, ni un lâche qui, ayant des armes à la main, puisse avoir peur des brigands. Si je vous accorde un instant de répit, c’est par égard pour des amis bien chers et mal conseillés, qui peuvent être entrés pour quelque chose dans ce dangereux complot. Sachez que je puis faire entourer ce château par des soldats, y faire faire les recherches les plus exactes ; et si elles sont infructueuses, il n’en coûtera que quelques barils de poudre pour faire de cette maison un amas de ruines, sous lequel seront ensevelis les auteurs de ce passe-temps malavisé.
– Vous parlez avec fierté, monsieur le colonel, dit une voix plus forte, semblable à la seconde qu’il avait entendue dans la galerie ; – faites l’épreuve de votre courage de ce côté.
– Vous ne me feriez pas deux fois un pareil défi, s’écria Éverard, si la plus légère clarté me permettait d’ajuster.
À peine avait-il prononcé ces mots qu’une clarté subite et presque éblouissante lui montra une figure ressemblant à Victor Lee, tel qu’il était représenté sur le portrait, donnant une main à une dame complètement voilée de la tête aux pieds, et tenant de l’autre son bâton de commandement. Ces deux figures étaient animées, et paraissaient à environ six pieds de lui.
– Si la vue de cette femme ne me retenait, dit Éverard, je ne souffrirais pas cette insulte.
– Ne craignez rien pour elle, et faites ce qu’il vous plaira, dit la seconde voix. – Je vous défie.
– Répétez ce défi quand j’aurai compté trois, s’écria Éverard ; et vous serez puni de votre insolence ! – Un. – Mon pistolet est armé. – Deux. – Je n’ai jamais manqué mon coup. – Par tout ce qu’il y a de plus sacré, je fais feu si vous ne vous retirez pas à l’instant. – Quand j’aurai prononce trois, vous êtes mort. – Je n’aime pas à répandre le sang ; – je veux vous donner une chance de plus ; je recommence. – Un. – Deux. – Trois !
Éverard l’ajusta à la poitrine, et fit feu. La figure étendit le bras avec une attitude de dédain et un grand éclat de rire méprisant, pendant que la lumière qui éclairait ses traits s’affaiblissait et disparaissait graduellement.
Tout le sang d’Éverard se glaça dans ses veines. – Si c’eût été un corps mortel, pensa-t-il, ma balle l’aurait percé, et je n’ai ni la volonté ni le pouvoir de combattre des êtres surnaturels.
L’oppression qui l’accablait était si forte qu’elle allait presque jusqu’à l’anéantissement de toutes ses facultés. Cependant il fit un effort pour gagner la cheminée à tâtons ; il écarta les cendres accumulées, retrouva quelques charbons ardens, jeta par-dessus quelques restes de fagot qui étaient dans le foyer, et qui, s’étant enflammés, produisirent assez de clarté pour lui permettre de voir toute la chambre. Il regarda autour de lui avec précaution, presque avec timidité comme s’il eût craint que quelque horrible fantôme ne s’offrît à ses yeux. Mais il ne vit que les anciens meubles qu’il connaissait depuis long-temps, et qu’on avait laissés dans le même état où ils étaient lors du départ de sir Henry Lee.
Un désir irrésistible, mêlé pourtant de beaucoup de répugnance, le portait à jeter un coup d’œil sur le portrait de l’ancien chevalier auquel ressemblait tellement l’être qu’il venait de voir. Il hésita quelques instans entre ces deux sentimens opposés ; mais enfin, avant que les broussailles qu’il avait jetées sur le feu fussent consumées, il ralluma sa bougie, et, la levant sur le portrait de Victor Lee, il le regarda avec une vive curiosité, qui n’était pas sans mélange de crainte. Les terreurs de sa crédule enfance faillirent renaître dans son esprit, et il lui sembla que l’œil sévère de l’ancien guerrier suivait les siens, et le menaçait de tout son déplaisir. Il ne lui fallut qu’un moment pour se désabuser ; cependant il régnait encore en lui un mélange de sentimens confus qu’exprimèrent quelques mots qui semblaient adressés à cet ancien portrait.
– Ame d’un des ancêtres de ma mère, dit-il, que ce soit dans de bonnes ou de mauvaises intentions, que ce soit par des conspirateurs rusés et audacieux ou par des êtres surnaturels, que la paix de ce château est troublée, je suis résolu à le quitter ce matin.
– Je me réjouis de tout mon cœur de l’apprendre, dit une voix qui se fit entendre à quelques pas derrière lui.
Le colonel se retourna, et vit un grand corps vêtu tout en blanc, ayant sur la tête une espèce de turban de même couleur. Laissant tomber sa lumière, il se précipita sur lui.
– Tu es du moins palpable, s’écria-t-il.
– Palpable ! s’écria celui dont il serrait la gorge ; mort bleu ! ne peux-tu t’en assurer sans chercher à m’étouffer ? Si tu ne me lâches, je te prouverai que je suis en état de faire une partie de lutte.
– Roger Wildrake ! s’écria Éverard en cessant toute hostilité et en faisant un pas en arrière.
– Sans doute, Roger Wildrake : croyais-tu que ce fût Roger Bacon qui venait t’aider à conjurer le diable ! car il sent diablement le soufre dans cette chambre.
– C’est le coup de pistolet que j’ai tiré. – Ne l’as-tu pas entendu ?
– C’est ce qui m’a éveillé. – Le bonnet de nuit que j’ai pris avant de me coucher m’a fait dormir comme une marmotte. – Sur ma foi, je me sens encore la tête lourde.
– Et pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ? – Jamais je n’ai eu un si grand besoin de secours.
– Je suis venu aussi vite que je l’ai pu ; mais il m’a fallu quelques instans pour retrouver l’usage de mes sens, car je rêvais de cette maudite bataille de Naseby. – Ensuite la porte de la chambre était fermée ; – impossible de l’ouvrir ! – C’est mon pied qui m’a servi de clef.
– Comment ! elle était ouverte quand je me suis couché.
– Elle n’en était pas moins fermée quand je me suis levé ; et je suis surpris que tu n’aies pas entendu le bruit que j’ai fait pour l’enfoncer.
– Mon esprit était occupé ailleurs.
– Hé bien ! qu’est-il donc arrivé ? Me voici sur pied et prêt à combattre, si je puis, – ha… a… a ! cesser de bâiller. – La plus forte ale de la mère Redcap n’est rien auprès de celle que j’ai bue hier soir. – J’ai bu, – ha… a… a ! – j’ai bu de l’élixir de drêche.
– Avec quelques grains d’opium, à ce que je suis tenté de croire.
– Très-possible, très-possible ! – Il fallait un coup de pistolet pour m’éveiller, moi qui, avec un coup du soir ordinaire, ai le sommeil aussi léger qu’une jeune fille qui, hâ… a… a ! – qui, le 1er de mai, attend le premier rayon du soleil pour aller recueillir la rosée. – Mais que vas-tu faire à présent ?
– Rien.
– Rien ?
– Rien. Et j’ajoute, moins pour t’en instruire que pour en informer d’autres qui m’entendent peut-être, que je quitterai la Loge ce matin, et que je tâcherai d’en renvoyer les commissaires.
– Écoute, dit Wildrake, n’as-tu pas entendu un bruit éloigné, comme celui des applaudissemens dans une salle de spectacle ? – Les esprits du château se réjouissent de ton départ.
– Je laisserai Woodstock, continua Éverard, en la possession de mon oncle sir Henry Lee et de sa famille, s’il leur plaît d’y rentrer. Non que la frayeur me décide à céder aux artifices auxquelles on a eu recours en cette occasion, mais uniquement parce que je n’avais pas d’autre intention en venant ici. – Cependant, ajouta-t-il en élevant la voix, j’avertis les auteurs et acteurs de ces scènes ridicules, que, quoiqu’elles puissent réussir avec un fou comme Desborough, un visionnaire comme Harrison, et un lâche comme Bletson…
– Ou avec un homme modéré, sage et résolu comme le colonel Éverard, dit une voix très-distincte qui semblait parler à côté d’eux.
– De par le ciel ! cette voix sort du portrait, s’écria Wildrake en tirant son épée ; je vais voir si son armure est de bonne trempe.
– Point de violence, dit Éverard, qui ne put s’empêcher de tressaillir de cette interruption, et il reprit avec fermeté le fil de ce qu’il voulait dire.
– Que ceux qui m’entendent fassent attention que, quoique ce tissu d’astuce et de fourberie puisse réussir un instant, il ne peut manquer d’être découvert dès qu’on voudra l’approfondir, et qu’il occasionera la punition de ceux qui l’ont tramé, – la démolition totale de Woodstock – et la chute infaillible de la famille Lee. Qu’ils y songent bien, et qu’ils mettent fin à leurs jongleries pendant qu’il en est encore temps.
Il se tut, et il attendait presque une réponse ; mais il n’en reçut aucune.
– C’est une chose fort étrange, dit Wildrake ; mais mon esprit – ha… a… a ! – ne peut la comprendre en ce moment. – Ma tête tourne comme une rôtie dans un verre de muscadine – Il faut que je m’asseoie, – ha… a… a ! – et que j’y réfléchisse à loisir. – Ha… a… a ! – Bien obligé, bon fauteuil qui me reçois.
À ces mots il se jeta, ou plutôt se laissa tomber sur un grand fauteuil qui avait souvent soutenu le poids du corps de sir Henry Lee, et en un instant il fut profondément endormi.
Éverard était loin d’éprouver la même disposition au sommeil ; cependant il se sentait soulagé de la crainte d’être troublé par quelque autre visite pendant le reste de la nuit ; car il regardait son traité pour l’évacuation de Woodstock comme connu et accepté par ceux que l’arrivée des commissaires avait portés à prendre des moyens si singuliers pour les en expulser. Il avait d’abord été tenté d’attribuer un caractère surnaturel à ce qu’il avait vu et entendu ; mais en ce moment son esprit suivait une marche plus raisonnable pour expliquer tout ce qu’il y avait de mystérieux dans un semblable complot, pour lequel le château de Woodstock offrait de grandes facilités.
Il remit du bois sur le feu, ralluma sa bougie, et, jetant un coup d’œil sur le pauvre Wildrake, il le plaça sur son fauteuil dans la situation la plus commode, le Cavalier se laissant faire comme un enfant au berceau. L’état dans lequel il se trouvait ne contribuait pas peu à convaincre Éverard que tout ce qui s’était passé dans le château n’était qu’une suite de tours d’adresse, car les esprits n’ont pas besoin d’administrer des potions calmantes.
Enfin il se rejeta sur son lit ; et, tandis qu’il réfléchissait à ces circonstances étranges, les sons d’une musique douce et mélodieuse frappèrent encore une fois son oreille, après quoi une voix douce prononça trois fois : – Bonsoir, – Bonsoir, – Bonsoir. À chaque répétition le son semblait s’éloigner, d’où il conclut qu’il y avait trêve, sinon paix définitive entre les esprits et lui, et que son repos ne serait plus troublé cette nuit. Il eut pourtant à peine le courage de prononcer aussi le mot, – Bonsoir ! car, malgré sa conviction que tout ce qui venait de se passer n’était qu’un tour de jonglerie, son émotion involontaire était comme celle qu’on éprouve pendant la représentation d’une tragédie bien jouée. Enfin le sommeil le surprit, et quand il s’éveilla il faisait grand jour.