CHAPITRE XVI

« De l’aurore déjà l’étoile avant-courrière,
« En ramenant le jour, renvoie au cimetière
« Ces esprits inquiets sortis de leurs tombeaux. »

SHAKSPEARE. Le songe d’une nuit d’été.

La fraîcheur de l’air et la naissance du jour dissipèrent toutes les impressions que les événemens de la nuit avaient produites sur l’esprit du colonel Éverard. Il ne lui en resta que l’étonnement et une vive curiosité. Il examina donc toute la chambre avec grande attention, sonda tour à tour le plancher et les boiseries en les frappant avec sa main et avec une canne, mais ne put découvrir aucune secrète issue ; et la porte, assurée par deux verroux et un double tour, était encore comme il l’avait fermée la veille. Il réfléchit ensuite à l’apparition d’un être semblable à Victor Lee : il se souvenait d’avoir entendu raconter dans son enfance que cette figure, ou quelque forme qui lui ressemblait, se montrait souvent dans les corridors et dans les appartemens inhabités du château. Il se reprochait donc d’avoir presque ajouté foi à ces contes ridicules.

– Certainement, dit-il, cet accès de folie puérile n’a pu me faire manquer mon coup ; il faut qu’on ait trouvé le moyen de retirer secrètement les balles de mes pistolets.

Il examina celui qu’il n’avait pas déchargé, et la balle y était encore. Il fit une nouvelle inspection de toute la chambre, et il trouva une balle enfoncée dans la boiserie, en ligne directe du point d’où il avait fait feu, et de celui où il avait vu l’apparition. Il ne pouvait donc douter qu’il n’eût tiré juste, car la balle ne pouvait être arrivée à l’endroit où il la voyait qu’en traversant un corps ou une ombre. C’était une circonstance inexplicable qui semblait prouver que la magie noire était de la partie.

Son attention se dirigea ensuite sur le portrait de Victor Lee. Il se plaça en face, l’examina avec soin, et en compara les couleurs affaiblies, la fierté d’un œil immobile, et la pâleur mortelle de toute la figure, avec l’aspect tout différent qu’il lui avait présenté la nuit précédente à l’aide de la clarté soudaine qui l’avait illuminé. Ses traits lui avaient paru alors avoir un coloris plus vif, et la flamme, en s’éteignant et en se rallumant successivement dans la cheminée, donnait à la tête et aux membres une apparence de mouvement. Vu à la clarté du jour, ce n’était plus qu’un portrait médiocre de la vieille école de Holben.

Ne voulant rien négliger pour pénétrer le mystère, Éverard monta sur une chaise qu’il plaça sur une table près de la cheminée, examina le portrait de plus près, et chercha à trouver quelque ressort qui découvrît une issue cachée par ce tableau ; ce qui se pratiquait souvent dans les anciens châteaux, où l’on ménageait des moyens de communication secrète connus du maître seul ou de ses confidens. Mais le grand panneau sur lequel Victor Lee était peint, était solidement joint au reste de la boiserie dont il faisait partie.

Enfin il éveilla son fidèle écuyer Wildrake, qui, malgré la bonne part de sommeil qu’il avait eue, se ressentait encore un peu des effets du coup du soir qu’il avait pris avant de se coucher. C’était à son avis, disait-il, la récompense de sa tempérance ; car, quoiqu’il n’eût bu qu’un seul coup, il avait dormi plus long-temps et d’un sommeil plus profond qu’il ne l’avait jamais fait quand il se mettait sur la conscience tous les péchés des après-soupers et qu’il se permettait encore ensuite des libations additionnelles.

– Si ta tempérance se fût exercée sur une double dose, Wildrake, dit Éverard, je crois que tu aurais dormi si profondément que le son de la dernière trompette aurait pu seul t’éveiller.

– En ce cas, dit Wildrake, je me serais éveillé avec un fier mal de tête ; car je vois que ma modération ne m’en a pas mis tout-à-fait à l’abri. – Mais allons, sachons comment les autres ont passé une nuit qui a produit pour nous des aventures si étranges. Je présume qu’ils sont tous très-disposés à évacuer Woodstock, à moins qu’ils n’aient reposé plus tranquillement que nous, et que le hasard ne les ait plus favorisés dans le choix de leur chambre à coucher.

– Alors je te dépêcherai à la chaumière de Jocelin pour négocier la rentrée de sir Henry Lee et de sa famille dans leur ancienne demeure, et je crois que, mon crédit près du général se joignant à la réputation suspecte de ce château, il n’est guère probable qu’ils soient troublés par les commissaires actuels ou par d’autres.

– Mais comment se défendront-ils contre les esprits, mon brave colonel ? – Sur ma foi, si je prenais intérêt à une aussi jolie fille que la cousine dont tu peux te vanter, je ne me soucierais pas de l’exposer aux terreurs qu’entraîne un séjour à Woodstock, où ces diables, – je leur demande pardon, car je suppose qu’ils nous entendent, – où ces farfadets mènent une vie si joyeuse depuis le soir jusqu’au matin.

– Je crois, comme toi, mon cher Wildrake, qu’il est très-possible que notre conversation soit entendue ; mais je m’en inquiète fort peu, et je n’en dirai pas moins ce que je pense. Je me flatte que sir Henry et Alice ne sont entrés pour rien dans tout ce qui se passe ici ; car je ne puis concilier de telles scènes avec la noble fierté de l’un, la douce modestie de l’autre, et le bon sens de tous deux. Nul motif n’aurait pu les engager à ces procédés si étranges. Quant aux diables dont tu parles, Wildrake, ils sont de ton parti, de vrais Cavaliers, et quoique je sois convaincu que sir Henry Lee et Alice n’ont aucune liaison avec eux, je crois tout aussi fermement qu’ils n’ont pas la moindre chose à craindre de leurs manœuvres surnaturelles. D’ailleurs, sir Henry et Jocelin doivent connaître les endroits les plus secrets de ce château, et il serait plus difficile de jouer le rôle d’esprit en leur présence que devant des étrangers. – Mais habillons-nous, et ensuite nous verrons ce que nous aurons à faire.

– Ce maudit habit de puritain que je porte, dit Wildrake, mérite à peine un coup de brosse ; quant à l’épée dont tu m’as gratifié, et dont la poignée de fer rouillé pèse au moins une centaine de livres, elle me fait ressembler à un quaker qui a fait banqueroute, plutôt qu’à tout autre chose. – Mais je me charge de ta toilette, et je vais te rendre aussi élégant que le fut jamais un hypocrite coquin de ton parti.

Et en même temps il se mit à fredonner l’air si connu parmi les Cavaliers :

Si pour un temps nous voyons Whitehall

Tout tapissé de toiles d’araignée,

Nous y ferons encor plus d’un régal

Quand du retour du roi nous verrons la journée.

– Tu oublies ceux qui sont en dehors, dit le colonel Éverard.

– Non, je pense à ceux qui sont en dedans ; je ne chante que pour nos braves esprits, et ils ne m’en aimeront que mieux pour cela. – Va, va, ces diables sont mes bons amis ; et quand je les verrai, je pense qu’ils se trouveront aussi braves garçons que j’en ai connu quand je servais sous Lumford et Goring. – Des drôles armés de longs ongles, auxquels rien n’échappait ; – des estomacs sans fond que rien ne pouvait remplir ; à demi fous à force de piller, de jurer, de chanter, de boire et de se battre ; – couchant dans la tranchée, et mourant bravement dans leurs bottes. – Ah ! ce bon temps est passé. C’est la mode aujourd’hui parmi les Cavaliers d’avoir la figure grave, – surtout les ministres qui ont perdu leurs dîmes. Mais quant à moi, j’étais alors dans mon élément ; je n’ai jamais désiré et ne désirerai jamais un temps plus heureux que celui que j’ai passé pendant cette rébellion barbare, sanguinaire et dénaturée.

– Tu as toujours été un oiseau de mer sauvage, comme ton nom l’indique, Wildrake ; préférant l’ouragan au calme, les vagues de l’Océan agité à la surface tranquille du lac, une lutte contre le vent et toutes difficultés au pain quotidien, à l’aisance et au repos.

– Au diable ton lac tranquille ! je crois déjà voir une vieille femme me jeter les restes des grains qui ont servi aux brasseurs, et le pauvre canard obligé d’accourir en se dandinant dès qu’il l’entend siffler. – Oui, Éverard, j’aime à sentir le vent battre contre mes ailes, – tantôt plongeant, tantôt sur le sommet d’une vague ; – tantôt au fond de l’Océan, tantôt au milieu des airs. – Telle est la vie joyeuse du canard sauvage, mon grave colonel, et c’est ce qui nous est arrivé pendant la guerre civile. – Chassés d’un comté, nous reparaissions dans un autre ; – vaincus aujourd’hui nous étions victorieux demain ; – tantôt mourant de faim chez quelque pauvre diable de royaliste, tantôt nous engraissant aux dépens d’un riche presbytérien, dont le garde-manger, la cave, la vaisselle d’argent, les bijoux, et même la jolie servante, étaient à notre disposition.

– Doucement, Wildrake, doucement ; souviens-toi que je suis un des membres de cette communauté.

– Et tant pis, morbleu ! tant pis ! mais, comme tu le dis, il est inutile d’en parler. Descendons, et allons voir comment ton pasteur presbytérien, M. Holdenough, a passé la nuit, et s’il a combattu le malin esprit avec plus de succès que toi, son disciple et son ouaille.

Ils sortirent de l’appartement, et ils furent sur-le-champ accablés des rapports différens des sentinelles et des domestiques, qui tous avaient vu ou entendu quelque chose d’extraordinaire pendant le cours de la nuit. Il est inutile d’entrer dans le détail de ces rapports, d’autant plus qu’on regarde, en pareil cas, comme une espèce de honte, d’avoir vu ou souffert moins que les autres.

Les plus modérés de ces narrateurs se bornaient à parler de sons semblables au miaulement d’un chat, au hurlement d’un chien, et surtout au grognement d’un cochon. Il en était qui avaient entendu enfoncer des clous, scier du bois, et traîner des fers, ou dont les oreilles avaient été frappées par le bruit d’une robe de soie, par celui de divers instrumens de musique, en un mot par une multitude de dissonances. Les uns juraient qu’ils avaient senti des odeurs de différentes sortes, notamment celle du bitume, parfum diabolique sans contredit ; les autres ne juraient pas, mais attestaient qu’ils avaient vu des hommes armés de pied en cap, des chevaux sans tête, des ânes avec des cornes, et des vaches à six pieds, pour ne rien dire de grandes figures noires dont les pieds fourchus annonçaient suffisamment à quel royaume elles appartenaient.

Mais toutes ces visions nocturnes s’étaient présentées si généralement qu’il était impossible qu’un poste portât du secours à l’autre, et les soldats, enfermés dans le corps-de-garde, se bornaient à y trembler de frayeur sans oser se hasarder à en sortir pour aller au secours de ceux de leurs camarades qui répandaient l’alarme, de sorte qu’un ennemi bien déterminé aurait pu venir à bout de toute la garnison.

Cependant, au milieu de cette alerte générale, nul acte de violence ne paraissait avoir été exercé, et les esprits semblaient avoir eu dessein de s’amuser plutôt que d’en venir à des voies de fait. On ne citait qu’une seule exception : un pauvre diable de soldat, qui avait suivi Harrison dans la moitié de ses campagnes, et qui était en faction dans le vestibule où le colonel Éverard avait donné ordre qu’on plaçât une sentinelle, ayant présenté sa carabine à quelque chose qu’il vit avancer vers lui, on la lui avait arrachée des mains, et on l’avait renversé d’un coup de crosse. Sa tête fêlée, et Desborough inondé dans son lit, où l’on avait jeté un seau d’eau sale pendant qu’il dormait, furent les seules preuves palpables qu’on pût montrer des troubles de la nuit.

Le rapport fait par le grave maître Tomkins de ce qui avait eu lieu dans l’appartement d’Harrison fut que véritablement le major-général avait passé la nuit sans être troublé, quoiqu’il fût dans une espèce de torpeur et qu’il eût étendu les bras avant de s’endormir, d’où Éverard conclut que les lutins avaient jugé qu’Harrison avait suffisamment payé sa part de l’écot la soirée précédente.

Il se rendit alors dans l’appartement dont la double garnison se composait du spirituel Desborough et du vaillant philosophe Bletson. Tous deux étaient levés, et s’occupaient à s’habiller, le premier bâillant encore d’étonnement et de frayeur. Dès qu’Éverard fut entré, le colonel, à peine bien séché, se plaignit amèrement de la manière dont il avait passé la nuit, et murmura, sans se gêner, contre son redoutable parent, qui lui avait imposé une tâche si pénible.

– Son Excellence mon parent Noll, dit-il, ne pouvait-il jeter dans la bouche de son pauvre beau-frère quelque autre gâteau que cet infernal Woodstock, qui semble sorti du four de Satan ? – Je ne puis manger la soupe avec le diable, – non, sur ma foi, – ma cuiller n’est pas assez longue. – Ne pouvait-il m’installer dans quelque coin paisible, et donner ce château hanté par le diable à quelques-uns de ses prédicateurs-soldats, qui connaissent la Bible aussi bien que l’exercice ? Quant à moi, je connais les quatre pieds d’un bon cheval, et les marques distinctives d’un attelage de bœufs, mieux que tous les livres de Moïse. – Mais j’y renoncerai ; j’y renoncerai une bonne fois et pour toujours. L’espoir d’un gain terrestre ne me fera jamais courir le risque d’être emporté par le diable, sans compter celui d’être mis la tête en bas une nuit, noyé dans mon lit la suivante. – Non, non ; je suis trop prudent pour cela.

Bletson avait un autre rôle à jouer. Il n’avait, dit-il, aucun motif pour se plaindre ; jamais, au contraire, il n’aurait mieux dormi de sa vie sans le tapage abominable qu’avaient fait tout autour de lui les sentinelles criant aux armes toutes les demi-heures, si par malheur elles entendaient un chat trotter près de leurs postes. – Il aurait préféré se coucher au milieu d’un sabbat de sorcières, s’il existait des sorcières et un sabbat.

– Ainsi donc vous ne croyez pas aux apparitions, maître Bletson ? dit Éverard. J’étais aussi un peu sceptique à ce sujet ; mais, sur ma vie, il s’est passé cette nuit des choses bien étranges.

– Songes, mon bon colonel ; rien que des songes, répondit Bletson, quoique la pâleur de son visage et le tremblement de tous ses membres donnassent un démenti au courage affecté avec lequel il parlait. Le vieux Chaucer, monsieur, nous a dévoilé la véritable cause des songes. Il fréquentait souvent la forêt de Woodstock, et là…

– Chasser  ! dit Desborough ; quelque chasseur sans doute, à en juger par le nom. – Son esprit revient-il comme celui d’Hearne à Windsor  ?

– Chaucer, mon cher Desborough, répondit Bletson, est, comme le sait le colonel Éverard, un de ces hommes étonnans qui vivent plusieurs siècles après avoir été enterrés, et dont les paroles se font encore entendre à nos oreilles quand leurs ossemens sont réduits en poussière.

– Oui, oui, fort bien, dit Desborough : quelque sorcier, j’en réponds. – Quant à moi, je désire son absence plutôt que sa compagnie. – Mais que dit-il à ce sujet ?

– Quelques lignes que je prendrai la liberté de répéter au colonel Éverard, répondit Bletson, mais qui seraient du grec pour toi, Desborough. – Le vieux Geoffrey Chaucer rejette la cause de toutes nos visions nocturnes sur la surabondance des humeurs.

Et de là vient qu’on croit voir dans ses songes

Des visions, véritables mensonges.

L’un voit voler des flèches et des dards,

Le feu sur lui tombe de toutes parts ;

Un autre, en proie à la mélancolie,

Tout en dormant, pleure, gémit et crie,

Croit voir des ours qu’il ne peut éviter,

Ou Lucifer venant pour l’emporter.

Tandis qu’il déclamait ces vers, Éverard remarqua un livre qui se montrait en partie sous l’oreiller du lit que l’honorable membre de la chambre des communes avait récemment occupé.

– Est-ce Chaucer ? demanda-t-il en s’avançant pour le prendre ; je voudrais lire le passage tout entier.

– Chaucer ! répéta Bletson à la hâte en cherchant à lui couper le chemin ; non, – c’est Lucrèce, – mon favori Lucrèce. – Mais je ne puis vous le laisser voir ; – j’y ai fait des notes pour mon usage particulier.

Mais pendant qu’il parlait, Éverard avait déjà le livre en main.

– Lucrèce ! dit-il ; non, maître Bletson, ce n’est pas Lucrèce ; – c’est un compagnon beaucoup plus convenable en temps de crainte ou de danger. – Pourquoi en rougiriez-vous ? – Je vous dirai seulement, Bletson, que, si, au lieu d’y reposer votre tête, vous pouviez le graver dans votre cœur, il vous serait beaucoup plus utile que Lucrèce et même que Chaucer.

– Quel livre est-ce donc ? dit Bletson en le regardant à son tour, et rouge de honte d’être pris sur le fait. – Oh ! la Bible ! – et, rejetant le volume sacré sur le lit avec un air de mépris, il ajouta : – Ce livre sort sans doute de la bibliothèque de mon camarade Gibéon. – Ces juifs ont toujours été superstitieux ; – vous savez que Juvénal dit :

Qualiacumque voles Judaei somnia vendunt.

Il m’a laissé ce bouquin comme un talisman, j’en réponds ; car, tout sot qu’il est, il a de bonnes intentions.

– Je doute que la Bible d’un juif contînt le nouveau Testament, dit Éverard en souriant. – Mais croyez-moi, Bletson, ne rougissez pas de la chose la plus sage que vous ayez faite dans toute votre vie, en supposant que, dans un moment de peur, vous ayez pris votre Bible dans le dessein de profiter de ce qu’elle contient.

L’amour-propre de Bletson fut si cruellement blessé, qu’il l’emporta sur sa lâcheté habituelle. Il rougit jusqu’au blanc des yeux, ses petits doigts maigres tremblèrent, et sa voix devint aussi agitée que s’il n’eût pas été philosophe.

– Maître Éverard, dit-il, vous êtes un homme d’épée, monsieur, et vous semblez vous supposer le droit d’insulter un homme de robe. Mais je vous prie de vous rappeler, monsieur, qu’il est des bornes au-delà desquelles la patience humaine ne peut atteindre, monsieur, – des plaisanteries qu’un homme d’honneur ne peut endurer, monsieur. – J’attends donc de vous des excuses, colonel Éverard, des excuses pour le langage que vous venez de tenir, monsieur ; – pour cette raillerie malavisée, monsieur, – ou sans cela vous pourrez entendre parler de moi d’une manière qui ne vous plaira pas.

Éverard ne put s’empêcher de sourire de cette explosion de valeur, occasionée par l’amour-propre humilié.

– Écoutez, maître Bletson, répondit-il : il est vrai que je suis un soldat, mais je n’ai jamais aimé le sang ; et, comme chrétien, je serais fâché de contribuer à peupler le royaume des ténèbres en y envoyant un nouvel habitant avant que son temps soit arrivé. Si le ciel vous accorde le loisir de vous repentir, je ne voudrais pas que ma main vous en privât, et si nous avions une affaire ensemble, ce serait faire dépendre votre destinée éternelle de la pointe d’une épée ou d’une balle de pistolet. – Je préfère donc vous faire des excuses, et je somme Desborough, s’il a recouvré l’usagé de ses sens, de rendre témoignage que je vous fais mes excuses de vous avoir soupçonné, vous qui êtes complètement l’esclave de votre amour-propre, d’avoir la plus légère tendance à la grace et au bon sens. – Je vous fais même mes excuses d’avoir perdu mon temps en cherchant à blanchir la tête d’un nègre, ou à recommander à un athée renforcé de faire un raisonnement rationnel.

Bletson fut enchanté de la tournure que l’affaire avait prise ; car à peine avait-il lâché le défi, qu’il commençait à en redouter les suites. Il s’empressa donc de répondre avec un air de sérénité : – Pas un mot de plus, mon cher colonel ; des excuses sont tout ce qu’il faut entre hommes d’honneur ; – elles ne laissent aucune tache sur celui qui les accepte, et ne dégradent nullement celui qui les fait.

– Je me flatte du moins que celles que j’ai faites n’ont rien de dégradant, dit Éverard.

– Certainement non, absolument, rien. – Mais je puis m’en contenter telles qu’elles sont ; Desborough rendra témoignage que vous m’en avez fait, et c’est tout ce qu’il y a à dire sur ce sujet.

– J’espère que vous et maître Desborough vous prendrez garde à ce que vous pourrez dire sur cet objet. – Si vous en parlez, je dois vous recommander à tous deux de ne pas dénaturer mes expressions.

– Hé bien ! hé bien, nous n’en parlerons pas ; que tout soit oublié à compter de ce moment. – Seulement, mon cher colonel, ne me supposez jamais susceptible d’une faiblesse superstitieuse. – Si j’avais craint un danger visible et réel, cette crainte est naturelle à l’homme, et je ne prétends pas y être plus inaccessible que les autres. Mais être regardé comme capable de recourir à des charmes, de placer des livres sous son oreiller pour se mettre à l’abri des attaques des esprits, sur ma parole, c’en est assez pour se faire une querelle avec son meilleur ami. – Et maintenant, colonel, qu’allons-nous faire ? Comment allons-nous nous acquitter de nos devoirs dans ce maudit château ? Sur ma foi, si l’on me régalait dans mon lit d’un déluge tel que celui que Desborough vient d’essuyer, je mourrais d’un catarrhe ; et cependant vous voyez qu’il n’en souffre pas plus qu’un cheval de poste sur le corps duquel on aurait jeté un seau d’eau. – Je présume que vous nous êtes adjoint. – Quel est votre avis sur la marche que nous devons suivre ?

– Voici Harrison qui arrive fort à propos, répondit Éverard ; je profiterai de notre réunion pour vous justifier des ordres que j’ai reçus du lord général. Comme vous le voyez, colonel Desborough, il ordonne à la commission de cesser ses fonctions, et lui annonce que son bon plaisir est qu’elle évacue la Loge de Woodstock.

Desborough prit l’ordre, et examina la signature.

– Oui, oui, dit-il, c’est bien la signature de Noll. – Si ce n’est que, depuis quelque temps, il fait de son Olivier un géant que son Cromwell suit comme un nain, comme si ce dernier nom devait disparaître tout-à-fait un de ces jours. Mais Son Excellence mon beau-frère Noll Cromwell, – puisqu’il porte encore ce nom, – est-il assez déraisonnable pour croire que ses parens et ses amis doivent être mis une nuit la tête en bas de manière à gagner un torticolis, – noyés dans leur lit une autre, comme s’ils avaient été plongés dans un abreuvoir, – effrayés nuit et jour par des sorcières, des esprits et des diables, sans avoir un seul shilling de consolation ? Morbleu ! – que le ciel me pardonne de jurer ! – si les choses sont ainsi, j’aime mieux retourner dans ma ferme, et m’occuper de mes charrues et de mes bœufs que de perdre mon temps à sa suite, quoique j’aie épousé sa sœur. – Elle était assez pauvre quand je l’ai prise pour femme, quoique Noll porte la tête bien haute à présent.

– Mon dessein, dit Bletson, n’est pas de donner lieu à un débat dans cette honorable assemblée. Personne ne peut douter de ma vénération et de mon attachement pour le noble général que le cours des événemens, sa valeur et sa fermeté sans égales, ont placé à une telle élévation dans ces temps déplorables. – Si je le nommais une émanation directe et immédiate de l’animus mundi, quelque chose que la nature est fière d’avoir produit, en cherchant, suivant son usage, à assurer la conservation des créatures auxquelles elle donne l’existence, – j’exprimerais à peine l’idée que j’ai conçue de lui. – Mais je proteste qu’on aurait tort de croire que j’admets la possibilité de l’existence de cette émanation ou exhalaison de l’animus mundi, dont je viens de parler uniquement par forme de concession. J’en appelle à vous, colonel Desborough, qui êtes parent de Son Excellence ; – à vous colonel Éverard, à qui est dû le titre encore plus cher de son ami, – fais-je trop valoir le zèle que j’ai montré pour le général ?

Il fit une pause dans son discours ; Éverard répondit par une inclination de tête ; mais Desborough crut devoir exprimer plus complètement son approbation.

– J’en puis rendre témoignage, dit-il ; je vous ai vu disposé à attacher les aiguillettes de son pourpoint, à donner un coup de brosse à son habit, et à lui rendre une infinité de services semblables – Et vous voir traiter avec cette ingratitude ! – vous voir retirer de la bouche le pain qui vous a été donné, quand vous n’avez plus qu’à…

– Ce n’est pas ce dont il s’agit, dit Bletson en faisant un geste de la main avec grace ; vous ne me rendez pas justice, maître Desborough, vous ne me la rendez pas, monsieur, – quoique je sache que vos intentions sont bonnes. – Non, monsieur, non ; nulle considération d’intérêt privé ne m’a déterminé à accepter cette mission. J’en ai été chargé par le parlement d’Angleterre, au nom duquel cette guerre a été commencée, et par les membres du conseil d’État, conservateurs de la liberté anglaise. Qui m’a mis les armes à la main, si ce n’est notre confiance commune et l’espoir que nous pourrions, vous, digne général Harrison, et moi qui suis supérieur à toutes considérations intéressées, – comme je suis sûr que vous le seriez aussi, colonel Éverard, si vous aviez été adjoint à cette commission, et plût au ciel ! – qui nous a mis, dis-je, les armes à la main, si ce n’est l’espoir que je pourrais servir ma patrie, à l’aide de mes respectables collègues, individuellement et généralement parlant ? – et avec votre coopération, colonel Éverard, si vous aviez été de ce nombre. – Oui, c’est cet espoir qui m’a porté à saisir cette occasion de rendre, avec votre assistance, un service si important à notre mère chérie, la république d’Angleterre. Et maintenant voici un ordre du lord général pour nous retirer les pouvoirs dont nous avons été investis ! – Messieurs, – avec tout le respect dû à Son Excellence, – je demande à cette honorable assemblée si l’autorité du général est supérieure à celle de laquelle il tient lui-même sa commission ? Personne ne soutiendra l’affirmative. Je demande s’il est assis sur le siège d’où nous avons renversé le feu roi ; s’il a un grand sceau ; s’il est en possession de quelque prérogative pour agir ainsi ? je ne vois aucune raison pour le croire ; et par conséquent je dois résister à une telle doctrine. C’est à vous à me juger, mes braves et honorables collègues ; mais dans mon humble opinion je me trouve dans la malheureuse nécessité de penser que nous devons continuer nos opérations comme si nulle interruption n’y eût été apportée, sauf un léger changement que je propose, et qui est que l’assemblée des commissaires au séquestre ait lieu, comme de coutume, dans la Loge de Woodstock, pendant le jour, mais qu’elle s’ajourne, au coucher du soleil, à l’auberge de George dans la ville voisine, par égard pour les esprits faibles qui peuvent être susceptibles d’une terreur superstitieuse, comme aussi pour mettre nos personnes à l’abri des entreprises des malveillans, qui, j’en suis convaincu, ne restent pas les bras croisés dans ces environs.

– Mon cher maître Bletson, dit le colonel Éverard, ce n’est pas à moi à vous répondre ; mais vous pouvez savoir de quelle manière l’armée anglaise et son général savent faire valoir leur autorité. Je crains que le commentaire sur cet ordre ne soit fait par une compagnie de cavalerie qui viendra d’Oxford pour le faire exécuter. Je crois qu’il y a des instructions à ce sujet, et vous savez par expérience que le soldat obéira à son général aussi-bien contre le parlement que contre le roi.

– Cette obéissance est conditionnelle, s’écria Harrison en se levant avec fierté. Ne sais-tu pas, Markham Éverard, que j’ai suivi l’homme nommé Cromwell d’aussi près que le bouledogue suit son maître ? – et je le suivrai encore ; – mais je ne suis pas un épagneul qui se laisse battre, et qui souffre qu’on lui arrache la nourriture qu’il a bien gagnée ; je ne suis pas un vil roquet qui n’a d’autres gages que les étrivières et la permission de conserver sa peau. – Je voyais qu’entre nous trois nous pouvions honnêtement, pieusement, et avec utilité pour la république, nous faire de trois à cinq mille livres dans cette besogne. Et Cromwell s’imagine-t-il qu’un mot suffira pour m’en faire abandonner ma part ? – Personne ne fait la guerre à ses dépens, et celui qui sert l’autel doit vivre de l’autel. Il faut que les saints aient les moyens de se procurer de bons harnois et des chevaux frais pour s’opposer aux profanes et aux impies. Cromwell me regarde-t-il comme un tigre assez apprivoisé pour se laisser arracher la misérable pâture qu’on lui a jetée ? – Bien certainement je résisterai ; et les soldats qui sont ici, étant pour la plupart de mon régiment, – des hommes qui attendent et qui espèrent, – dont les lampes brûlent, – qui se sont ceint les reins, – qui ont l’acier battant contre leur cuisse, – ils m’aideront à défendre cette maison contre toute attaque ; – oui, et contre Cromwell lui-même jusqu’au dernier avènement. – Sélah ! Sélah !

– Et moi, dit Desborough, j’irai lever des troupes pour protéger vos avant-postes ; car je ne me soucie pas de m’enfermer ici, pour faire partie de la garnison.

– Et moi, dit Bletson, je retournerai à Londres, j’irai prendre ma place dans le parlement, et je lui rendrai compte de cette affaire.

Éverard fut peu effrayé de toutes ces menaces. La seule qu’il eût à craindre était celle d’Harrison, dont l’enthousiasme, joint à son courage, à son obstination, et au crédit dont il jouissait parmi les fanatiques, pouvait en faire un ennemi dangereux. Avant de recourir aux argumens pour tâcher de faire impression sur l’esprit réfractaire du major-général, Éverard essaya de le rappeler à la modération en disant quelques mots des troubles nocturnes qui avaient lieu dans le château.

– Ne me parle pas de troubles surnaturels, jeune homme, dit Harrison ; ne me parle pas d’ennemis corporels ou incorporels. Ne suis-je pas le champion élu pour combattre et pour vaincre le grand dragon et la bête qui sortira de la mer ? Ne dois-je pas commander l’aile gauche et deux régimens du centre lorsque les saints combattront les légions innombrables de Gog et de Magog ? Je te dis que mon nom est écrit sur la mer de cristal mêlée de feu, et que je tiendrai bon dans cette Loge de Woodstock, dans le parc, dans la forêt, dans les champs et dans les appartemens, contre tous les diables, jusqu’à ce que les saints règnent dans toute la plénitude de leur gloire.

Éverard vit qu’il était temps de faire usage de quelques lignes qu’il avait reçues de Cromwell depuis la dépêche que lui avait apportée Wildrake. Ce document était propre à apaiser le mécontentement des commissaires. Le général y alléguait pour principal motif de la dissolution de la commission de Woodstock le projet qu’il avait de proposer au parlement de charger le général Harrison, le colonel Desborough et maître Bletson, honorable représentant du bourg de Littlefaith, d’une affaire bien plus importante, qui n’était rien moins que le séquestre et la disposition du palais, de la forêt et de toutes les propriétés royales de Windsor. Dès que cette nouvelle idée leur fut présentée, les trois collègues dressèrent les oreilles, et leur air consterné, sombre et vindicatif, fit place sur-le-champ à un sourire de satisfaction. Leur joie éclatait dans leurs yeux, et faisait friser les poils de leurs moustaches.

Le colonel Desborough reconnut sur-le-champ que son honorable et excellent beau-frère était incapable d’oublier ce qui était dû au sang et à la parenté. Maître Bletson découvrit que la république avait trois fois plus d’intérêt à la bonne administration de Windsor qu’à celle de Woodstock. Quant à Harrison, il s’écria, sans biaiser et sans hésiter, que le grapillage des vignes à Windsor valait mieux que la vendange à Woodstock. Tandis qu’il parlait ainsi, l’éclat de ses yeux noirs exprimait autant de joie des avantages terrestres qu’il se promettait, que si, d’après sa ridicule croyance, il n’eût pas dû bientôt les changer pour sa part dans le règne millénaire. Son transport, en un mot, ressemblait au triomphe d’un aigle qui ne se repaît pas avec moins de plaisir de la chair d’un agneau qu’il tient le soir sous ses serres parce qu’il aperçoit cent mille hommes qui se disposent à combattre le lendemain matin, et qui lui promettent un banquet durable et splendide aux dépens des braves qui resteront sur le champ de bataille…

Tous déclarèrent donc qu’ils se conformeraient au bon plaisir du général en cette affaire. Cependant Bletson proposa, comme mesure de précaution, que les commissaires allassent fixer leur résidence pour quelque temps dans la ville de Woodstock, afin d’y attendre l’arrivée de leurs nouvelles commissions pour Windsor ; ce qui fut adopté à l’unanimité, d’après la considération prudente qu’il n’était pas à propos de dénouer un nœud avant que celui qui devait le remplacer fût bien formé.

Chacun des commissaires écrivit séparément à Olivier Cromwell en protestant, à sa manière, de son attachement sans bornes pour sa personne. Chacun se déclara bien déterminé à obéir à la lettre à toutes les injonctions du général ; mais, avec le même dévouement scrupuleux au parlement, chacun ajouta qu’il se trouvait un peu embarrassé pour se démettre de la commission qu’il en avait reçue, et qu’en conséquence, et pour ne pas avoir l’air d’abandonner les fonctions qui lui avaient été confiées, il se croyait tenu en conscience à rester dans la ville de Woodstock, jusqu’à ce qu’il eût été appelé à l’administration bien plus importante de Windsor, à laquelle il était prêt à se dévouer, conformément au bon plaisir de Son Excellence.

Telle était en général la teneur des trois lettres, à quelques variations près, suivant le caractère particulier des trois auteurs. Par exemple, Desborough plaça quelques mots dans la sienne sur le devoir que la religion imposait à chacun de pourvoir aux besoins de sa famille ; seulement il estropia le texte qu’il voulait citer. Bletson écrivit quelques longues phrases sur l’obligation politique imposée à chaque membre de la société de consacrer tout son temps et tous ses talens au service de son pays. De son côté, Harrison parlait du néant des affaires actuelles en comparaison du changement terrible qui allait s’effectuer dans tout ce qui était sous le soleil. Mais, quoique les ornemens des trois épîtres ne fussent pas les mêmes, elles tendaient au même but, c’est-à-dire que chacun se déclarait résolu à ne pas perdre de vue Woodstock jusqu’à ce qu’on lui eût garanti quelque autre mission encore plus profitable.

Le colonel écrivit aussi à Cromwell pour lui exprimer une reconnaissance qui aurait probablement été moins vive s’il avait connu plus clairement que Wildrake n’avait jugé à propos de le lui expliquer le motif qui avait déterminé l’astucieux général à lui accorder sa demande. Il informa Son Excellence du projet qu’il avait formé de rester à Woodstock, tant pour surveiller les démarches des trois commissaires et s’assurer qu’ils ne faisaient rien en contravention à ses ordres, que pour veiller à ce que quelques circonstances extraordinaires qui s’étaient passées à la Loge, et qui ne pouvaient manquer de transpirer, ne causassent pas une explosion funeste à la tranquillité publique. Il savait, ce fut ainsi du moins qu’il s’exprima, – que Son Excellence aimait tellement l’ordre, qu’elle préférait prévenir les troubles et insurrections plutôt que d’avoir à les punir. Il l’invitait donc à se fier aux efforts qu’il ferait pour le service public, ne sachant pas, – il est bon de le faire observer, – dans quel sens cette assurance générale pourrait être interprétée.

Les quatre épîtres furent réunies en un seul paquet, et un soldat fut chargé de le porter à Windsor.

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