« Louange au vieux sir Nicolas !
« D’un jeune oiseau dans l’embarras
« Il eut pitié, le mit en cage,
« Et quelques momens d’esclavage,
« Tandis que planait le faucon,
« Firent qu’enfin de l’oisillon
« La liberté fut le partage. »
Wordsworth.
En dépit de tous les dangers, le prince fugitif goûta ce profond repos qu’on ne doit guère qu’à la jeunesse et à la fatigue. Le sommeil du jeune Cavalier qui lui servait de guide et de garde ne fut pas tout-à-fait si tranquille. Il s’éveilla plusieurs fois pendant la nuit, et il écoutait avec attention ; car, malgré les assurances que lui avait données le docteur Rochecliffe, il n’était pas sans quelques inquiétudes, et il aurait voulu être mieux informé qu’il ne l’était encore de tout ce qui se passait autour de lui.
Il se leva dès que le jour parut ; mais, malgré le soin qu’il prit de faire le moins de bruit possible, le sommeil de Charles en fut troublé. Il se mit sur son séant, et demanda s’il y avait quelque sujet d’alarme.
– Non, Sire, répondit Lee ; mais, réfléchissant aux questions que Votre Majesté me faisait hier soir, et aux divers incidens imprévus qui pourraient compromettre la sûreté de Votre Majesté, je me lève de bonne heure pour avoir un entretien à ce sujet avec le docteur Rochecliffe, et pour jeter un coup d’œil de surveillance sur une place qui renferme momentanément la fortune de l’Angleterre. Je serai obligé, pour la sûreté de Votre Majesté, de la prier de vouloir bien prendre la peine de fermer elle-même la porte quand je serai parti.
– Pas tant de Majesté, pour l’amour du ciel, mon cher Albert ! dit le pauvre roi en tâchant de mettre une partie de ses vêtemens pour traverser la chambre ; quand le pourpoint et les culottes d’un roi sont tellement en guenilles qu’il lui est aussi difficile de les mettre qu’il l’aurait été pour lui de traverser la forêt de Deane sans guide, on peut laisser la Majesté de côté jusqu’à ce qu’elle se montre sous un extérieur un peu plus décent. D’ailleurs on court la chance que ce mot ronflant soit entendu par des oreilles peu sûres.
– Je me conformerai à vos ordres, répondit Albert, qui venait d’ouvrir la porte. Il sortit, laissant au roi, qui s’était levé dans ce dessein, et qui était à demi habillé au milieu de l’appartement, le soin de la refermer, et le priant de ne l’ouvrir à qui que ce fût, pour quelque motif que ce pût être, à moins qu’il ne reconnût sa voix ou celle du docteur Rochecliffe.
Albert se mit alors à la recherche de l’appartement du docteur, qui n’était connu que du fidèle Joliffe et de lui, et où s’était caché à différentes époques ce digne ecclésiastique, que son caractère audacieux avait entraîné dans une foule de manœuvres aussi hardies que dangereuses, et exposé à des poursuites actives de la part du parti républicain. Depuis quelque temps, on ne songeait plus a lui, parce qu’il avait prudemment quitté la scène de ses intrigues ; mais depuis la perte de la bataille de Worcester, plus actif que jamais, à l’aide de ses amis et de ses correspondans, et principalement de l’évêque de ***, il avait dirigé la fuite du roi du côté de Woodstock, quoique ce n’eût été que le jour même de l’arrivée de ce prince qu’il eût pu l’assurer qu’il trouverait une retraite sûre dans cet ancien château.
Albert admirait l’esprit intrépide et les ressources inépuisables de cet ecclésiastique entreprenant ; mais il sentait que le docteur ne l’avait pas mis en état de répondre de Charles d’une manière aussi précise qu’aurait dû le faire un sujet à qui son maître avait confié le soin de sa sûreté. Son but était donc maintenant de pouvoir considérer une affaire si importante sous tous ses différens points de vue, comme devait le désirer un homme sur qui pesait une telle responsabilité.
Ses connaissances locales lui auraient à peine suffi pour trouver l’appartement secret du docteur, si un fumet appétissant de gibier rôti ne lui eût servi de guide à travers des corridors obscurs, et ne lui eût indiqué les escaliers délabrés qu’il devait monter ou descendre, ainsi que les trappes et les armoires par où il devait passer. Ce fut ainsi qu’il arriva dans une espèce de sanctuaire où Jocelin Joliffe servait au bon docteur un déjeuner solennel consistant principalement en gibier, avec un pot de petite bière dans laquelle trempait une branche de romarin, boisson que Rochecliffe préférait aux liqueurs plus fortes. Près de lui était Bevis, assis sur sa queue, se léchant les lèvres, et faisant l’aimable, l’odeur séduisante du déjeuner l’ayant emporté sur la dignité native de son caractère.
L’appartement dans lequel le docteur s’était établi, était une petite chambre octogone dont les murs cachaient dans leur prodigieuse épaisseur de nombreux passages communiquant avec diverses parties du bâtiment. Autour de lui on voyait des faisceaux d’armes de toute espèce, et un baril qui semblait contenir de la poudre, plusieurs liasses de papier, quelques clefs servant à déchiffrer des correspondances secrètes, deux ou trois morceaux de parchemin couverts d’hiéroglyphes qu’Albert prit pour des thèmes de nativité, des modèles de machines de différens genres ; car le docteur était aussi un adepte en mécanique ; enfin des outils, des masques, des manteaux et des vêtemens de toute espèce, avec une foule d’autres objets appartenant au métier de conspirateur. Dans un coin était une cassette remplie de pièces d’or et d’argent de différens pays, et qui était restée ouverte, comme si c’eût été ce dont le docteur Rochecliffe faisait le moins de cas, quoique sa manière d’être en général annonçât, sinon la pauvreté, du moins une fortune très-bornée. À côté de son assiette étaient une Bible et un livre de prières, avec quelques épreuves qui semblaient sortir de la presse. Un peu plus loin, mais à portée de la main, on voyait un dirk ou poignard écossais, une poire à poudre, un mousquet et une paire de beaux pistolets de poche. Au milieu de cette collection bizarre, le docteur déjeunait de bon appétit, sans être plus inquiet du voisinage des armes dangereuses dont il était environné, qu’un ouvrier habitué à braver les périls d’une manufacture de poudre.
– Hé bien, jeune homme, dit-il en se levant et en tendant la main à Albert, venez-vous pour déjeuner amicalement avec moi, ou pour troubler mon repas du matin, comme vous avez troublé hier celui du soir en me faisant des questions hors de saison ?
– Je rongerai un os avec vous de tout mon cœur, répondit Albert ; et avec votre permission, docteur, je vous ferai, en même temps quelques questions qui ne me paraissent pas tout-à-fait hors de saison.
En parlant ainsi, il se mit à table, et aida le docteur à rendre un compte satisfaisant de deux canards sauvages et d’un trio de sarcelles. Bevis, qui tenait sa place avec patience ou en faisant comprendre de temps en temps que le rôle de spectateur oisif ne lui convenait pas, obtint sa part d’un plat de tranches de veau qui était aussi sur la table. Bevis, comme la plupart des chiens dressés, dédaignait la chair des oiseaux aquatiques.
– Hé bien, Albert, voyons, de quoi s’agit-il ? dit le docteur en mettant sur son assiette son couteau et sa fourchette, et en ôtant la serviette attachée sous son menton, dès que Jocelin se fut retiré ; je vois que tu es encore le même que lorsque j’étais ton gouverneur ; – il ne te suffisait jamais d’avoir appris une règle de grammaire, il fallait toujours que tu me persécutasses de questions pour savoir pourquoi cette règle était ainsi, et non autrement, – ayant soif de détails que tu n’aurais pu comprendre, comme Bevis avait faim tout-à-l’heure d’une aile de canard sauvage qu’il n’aurait pas pu manger.
– J’espère que vous me trouverez plus raisonnable, docteur, et en même temps que vous vous souviendrez que je ne suis plus sub ferulâ, mais que je me trouve placé dans des circonstances qui ne me permettent pas d’agir d’après le ipse dixit de qui que ce soit, à moins que mon jugement ne soit convaincu. Je mériterais d’être pendu, écartelé, tiré à quatre chevaux, s’il arrivait, par ma faute, quelque accident dans cette affaire.
– Et c’est pour cela même, Albert, que je désire que vous m’en laissiez entièrement la conduite, sans vous en mêler, – Vous dites que vous n’êtes plus sub ferulâ, – à la bonne heure : mais souvenez-vous que tandis que vous combattiez sur le champ de bataille, je dressais des plans dans mon cabinet, – que je connais tous les projets des amis du roi, – tous les mouvemens de ses ennemis, – aussi bien qu’une araignée connaît les fils de sa toile. – Songez à mon expérience. – Il n’y a pas dans tout le pays un seul Cavalier qui n’ait entendu parler de Rochecliffe le comploteur. J’ai été le membre agissant dans tout ce qu’on a tenté depuis 1642 ; – j’ai rédigé des déclarations, entretenu des correspondances, communiqué avec les chefs, levé des soldats, procuré des armes, trouvé de l’argent, fixé des rendez-vous. – J’étais la cheville ouvrière de l’insurrection de l’Ouest, de la pétition de la Cité de Londres, et du soulèvement de sir John Owen dans le pays de Galles. – En un mot, j’ai été l’ame de tous les complots tramés en faveur du roi, depuis l’affaire de Tomkins et de Challoner.
– Mais tous ces complots n’ont-ils pas échoué ? Tomkins et Challoner n’ont-ils pas été pendus ?
– Sans doute, répondit gravement le docteur, comme l’ont été beaucoup d’autres qui ont coopéré avec moi, mais uniquement parce qu’ils n’ont pas suivi implicitement mes avis. – Vous n’avez jamais entendu dire que j’aie été pendu, moi.
– Ce moment peut encore arriver, docteur ; tant va la cruche à l’eau… ce proverbe sent un peu le moisi, comme dirait mon père. – Mais moi aussi j’ai quelque confiance en mon propre jugement, et malgré toute ma vénération pour l’Église, je ne puis souscrire tout-à-fait à la doctrine de l’obéissance passive. Je vous dirai donc en un mot sur quels points il me faut une explication ; ensuite ou vous me la donnerez, ou je rendrai compte au roi que vous ne voulez pas lui faire connaître votre plan ; et en ce cas, s’il suit mon avis, il quittera Woodstock, et reprendra son premier projet de gagner la côte sans délai.
– Hé bien donc, questionneur soupçonneux, fais-moi tes interrogations, et si elles n’exigent pas que je trahisse la confiance qui m’a été accordée, j’y répondrai.
– D’abord quelle est toute cette histoire d’esprits, d’apparitions, de sorcellerie, vraies ou prétendues ? Et croyez-vous qu’il soit prudent à Sa Majesté de rester dans une maison où il se passe de pareilles scènes ?
– Il faut vous contenter de ma réponse in verbo sacerdotis. – Les circonstances dont vous parlez ne se représenteront pas à Woodstock tant que le roi y séjournera. – Je ne puis m’expliquer davantage ; mais je garantis ce fait sur ma tête.
– En ce cas, il faut que nous acceptions le cautionnement du révérend docteur, en garantie que le diable s’oblige à vivre en paix avec notre souverain seigneur le roi. – Fort bien. – Maintenant je sais qu’un drôle nommé Tomkins a rôdé hier pendant toute la soirée dans ce château, et il y a peut-être même couché. – C’est un indépendant bien prononcé ; – il est secrétaire ou je ne sais quoi du régicide Desborough. – C’est un homme bien connu, fanatique, extravagant dans ses opinions religieuses ; mais, dans ses affaires privées, clairvoyant, adroit, et intéressé autant qu’aucun de ces misérables.
– Soyez tranquille ; nous nous servirons de son fanatisme religieux pour égarer son adresse mondaine. – Un chien peut conduire un pourceau, s’il a l’esprit d’attacher une corde à l’anneau passé dans les naseaux de l’animal immonde.
– Vous pouvez vous tromper. On rencontre aujourd’hui beaucoup de gens comme ce drôle, dont la manière de voir au spirituel et au temporel est si différente, qu’on pourrait la comparer aux yeux d’un homme louche, dont l’un, suivant une ligne oblique, n’aperçoit que le bout de son nez, tandis que l’autre, loin de partager le même défaut, est doué d’une vue longue, pénétrante, et qui atteint directement son objet.
– Nous couvrirons le bon œil avec une mouche, et il ne pourra voir que de celui qui est imparfait. – Il est bon que vous sachiez que ce drôle a toujours vu le plus grand nombre d’apparitions, et les plus effrayantes. Il n’a pas le courage d’un chat en pareilles occasions, quoiqu’il ne manque pas de bravoure quand il a des antagonistes terrestres. – Je l’ai recommandé aux soins de Jocelin Joliffe, qui, en le faisant boire, et en lui contant des histoires d’esprits, le mettrait hors d’état de savoir ce qui se passe quand vous proclameriez le roi en sa présence.
– Mais pourquoi souffrir ici un pareil drôle ?
– Oh ! soyez sans inquiétude ! – C’est une sorte d’armée assiégeante, ou plutôt une espèce d’ambassadeur de ses dignes maîtres, et nous pouvons être sûrs que nous ne recevrons pas leur visite tant qu’ils pourront savoir tout ce qui s’y passe par les rapports de Tomkins le Fidèle.
– J’ai toute confiance en Jocelin, et s’il m’assure qu’il surveillera ce drôle, je serai sans inquiétude. Jocelin ne sait pas combien nous jouons gros jeu ; mais je lui ai dit qu’il y allait de ma vie, et cela suffira pour le rendre vigilant. – À présent, je continue : – Si Markham Éverard arrivait ici ?
– Nous avons sa parole qu’il n’y viendra point, – sa parole d’honneur, que nous a transmise son ami. – Croyez-vous qu’il soit homme à y manquer ?
– Je l’en crois incapable. Je pense même que Markham ne voudrait pas abuser de ce que le hasard lui ferait découvrir. – Mais à Dieu ne plaise que nous soyons dans la nécessité de nous fier à qui que ce soit qui a combattu sous les bannières du parlement, quand il s’agit d’une affaire d’une telle importance.
– Amen ! Ne vous reste-t-il plus d’autres inquiétudes ?
– Je vois ici avec peine ce jeune impudent, cet avantageux, qui se prétend un Cavalier ; – cet intrus qui s’est introduit hier soir en notre compagnie, et qui a gagné le cœur de mon père en racontant une histoire du siège de Brentford, où j’ose dire qu’il n’a jamais été.
– Vous le jugez mal, mon cher Albert. Roger Wildrake, quoique je ne le connaisse personnellement que depuis peu, est un jeune homme bien né : il avait étudié pour le barreau, et il a dépensé toute sa fortune au service du roi.
– Dites plutôt au service du diable, docteur. Ce sont des drôles comme lui qui, après avoir porté la licence dans nos rangs, deviennent des Fainéans débauchés, infestent le pays par leurs brigandages, passent la nuit à brailler dans les caveaux et cabarets, et par leurs juremens diaboliques, leur loyauté de têtes chaudes, et leur valeur d’ivrogne, sont cause que les gens honnêtes ont en horreur le nom même de Cavalier.
– Hélas ! cela n’est que trop vrai ; mais à quoi pouvez-vous vous attendre ? Quand une fois la ligne qui sépare les classes les plus élevées des classes inférieures vient à s’effacer, et qu’elles se mêlent indistinctement, les premiers perdent souvent, dans la confusion générale des mœurs et des manières, les plus précieuses des qualités qui leur sont propres. – De même qu’une poignée de médailles d’argent perdront leur couleur et leur empreinte si on les secoue dans un sac rempli d’une vile monnaie de cuivre. Même la première médaille de toutes, celle que nous autres royalistes nous voudrions si ardemment porter sur notre cœur, a peut-être subi quelque détérioration ; – Mais que d’autres langues que la mienne parlent de ce dernier sujet.
Albert Lee réfléchit profondément pendant quelques instans sur tout ce qu’il venait d’entendre. – Docteur, dit-il enfin, il est généralement reconnu, même par ceux qui pensent que vous avez été quelquefois trop ardent à pousser les autres à des entreprises dangereuses…
– Que Dieu pardonne à ceux qui ont conçu de moi une fausse opinion !
– Que cependant vous avez fait et souffert pour le roi plus qu’aucun membre de votre profession.
– Ils me rendent justice en cela, – justice rigoureuse.
– Je suis donc disposé à m’en rapporter à votre opinion, si, tout bien considéré, vous croyez que nous puissions rester à Woodstock en toute sûreté.
– Ce n’est pas là ce dont il s’agit.
– De quoi s’agit-il donc ?
– De savoir s’il est possible de faire mieux. Car je regrette de dire que la question doit être toute relative, une question de choix. Nulle alternative, hélas ! ne peut nous présenter en ce moment une sûreté absolue. Mais je dis que Woodstock, avec les ressources qu’il nous offre, et les précautions que nous prenons, est l’endroit le plus convenable que nous puissions choisir pour y cacher le roi.
– Il suffit ; je cède à votre opinion, comme à celle d’un homme qui a en ce genre d’affaires des connaissances plus étendues et plus approfondies que les miennes, pour ne rien dire de votre âge et de votre expérience.
– Et vous avez raison, dit Rochecliffe : si d’autres avaient agi avec la même défiance d’eux-mêmes, et avec une confiance semblable en ceux qui étaient plus instruits, le siècle s’en serait mieux trouvé. – C’est ainsi que l’intelligence se renferme dans sa forteresse, et que l’esprit monte au haut de sa tour. – Et regardant autour de sa chambre avec un air de complaisance, il ajouta : – L’homme sage prévoit la tempête, et se cache pour s’y soustraire.
– Hé bien, docteur, employons notre prévoyance au profit de celui dont la personne est bien autrement précieuse que la nôtre. – Permettez-moi de vous demander si vous avez bien réfléchi sur la question de savoir si celui qui est pour nous un dépôt si important doit continuer à faire société avec ma famille, ou s’il ne vaut pas mieux qu’il se tienne dans un des recoins secrets de ce château ?
– Hum ! – je pense que le meilleur parti est qu’il continue à être Louis Kerneguy, et qu’il se tienne près de vous…
– Je crains qu’il ne soit à propos que je fasse une excursion au dehors, et que je me montre dans quelque canton plus éloigné, de peur qu’en venant ici pour m’y chercher on n’y trouve une prise plus précieuse.
– Ne m’interrompez pas, je vous prie. – Et qu’il se tienne près de vous, dis-je, ou de votre père, soit dans l’appartement de Victor Lee, soit dans quelque pièce qui en soit très-voisine. Vous savez qu’il peut aisément en disparaître si quelque danger le menaçait. – Je ne vois rien de mieux à faire pour le moment. – J’espère avoir des nouvelles du navire aujourd’hui, demain au plus tard.
Albert prit congé du vieillard actif, mais opiniâtre, admirant l’espèce de plaisir que le docteur semblait prendre dans des intrigues qui étaient devenues comme son élément, malgré tout ce que le poète a dit des horreurs qui surviennent entre le projet et l’exécution d’une conspiration .
En sortant du sanctuaire du docteur Rochecliffe, il rencontra Jocelin, qui le cherchait avec une sorte d’inquiétude, et qui lui dit d’un ton mystérieux :
– Le jeune gentilhomme écossais est levé ; m’entendant passer, il m’a appelé et m’a dit d’entrer dans son appartement.
– Fort bien, répondit Albert, je vais y aller sur-le-champ.
– Et il m’a demandé du linge blanc et d’autres habits, monsieur. Or il a l’air d’un homme habitué à être obéi ; de sorte que je suis allé lui chercher de votre linge, et lui ai donné un habit complet que j’ai trouvé dans une garde-robe de la tour occidentale. Enfin, après s’être habillé, il m’a commandé de le conduire dans l’appartement où étaient sir Henry Lee et ma jeune maîtresse ; sur quoi j’ai voulu prendre la liberté de l’engager à attendre que vous fussiez de retour ; mais il m’a tiré doucement par l’oreille, car il est d’une humeur naturellement joviale, et m’a dit qu’il était l’hôte de maître Albert Lee, et non son prisonnier. Si bien, monsieur, que, quoique je craignisse de vous déplaire en le laissant sortir, et peut-être se montrer à ceux dont il vaudrait mieux qu’il ne fût pas vu, – que pouvais-je faire ?
– Vous êtes un garçon de bon sens, Jocelin, et vous comprenez toujours parfaitement ce qu’on vous recommande. – Je crains bien que ni vous ni moi ne puissions empêcher ce jeune homme de faire ses volontés. – Mais à propos, avez-vous soin de surveiller exactement ce drôle de Tomkins, cet espion ?
– Fiez-vous à moi, monsieur, et n’ayez pas d’inquiétude de ce côté. – Mais, monsieur, je voudrais revoir à ce jeune Écossais les vêtemens qu’il avait hier sur le dos, car les habits qu’il porte à présent lui donnent une bien autre tournure.
D’après la manière dont s’exprimait ce fidèle serviteur, Albert vit bien qu’il soupçonnait qui était véritablement ce prétendu page écossais ; cependant il ne jugea pas à propos de lui avouer un fait d’une si haute importance, étant également sûr de sa fidélité, soit qu’il lui accordât une confiance entière, soit qu’il l’abandonnât à ses conjectures.
Livré lui-même à quelques inquiétudes, il se rendit à l’appartement de Victor Lee, où Jocelin lui avait dit qu’il trouverait le jeune Écossais avec son père et sa sœur. Comme il allait en ouvrir la porte, des accens de gaieté le firent presque tressaillir, tant ils étaient peu d’accord avec les réflexions mélancoliques et inquiétantes dont il était occupé. Il entra, et trouva son père en bonne humeur, riant et conversant librement avec le jeune page, dont l’extérieur était tellement changé à son avantage qu’il semblait presque impossible qu’une nuit de repos, un peu de toilette et des vêtemens plus décens eussent déjà suffi pour opérer en lui une métamorphose si favorable. On ne pouvait certes l’attribuer entièrement au changement d’habits, quoique cette circonstance produisît sans doute quelque effet.
Il n’y avait pourtant rien de splendide dans le costume nouveau de Louis Kerneguy, à qui nous continuerons de donner ce nom emprunté. C’était un habit de drap gris galonné en or, comme les gentilshommes campagnards en portaient alors pour monter à cheval ; mais il semblait avoir été fait pour lui, et il allait à ravir à son teint basané, maintenant surtout qu’il tenait la tête haute et qu’il montrait les manières d’un jeune homme non-seulement bien né, mais accompli sous tous les rapports. Sa démarche, qui la veille lui donnait l’air de boiter d’une manière gauche et désagréable, n’offrait plus qu’une gêne légère, qui, bien loin de déplaire, pouvait même avoir quelque chose d’intéressant dans ces temps de dangers, parce qu’elle pouvait être la suite de quelque blessure.
Les traits du monarque fugitif avaient toujours quelque chose de dur ; mais il avait quitté sa perruque rousse ; ses cheveux noirs, arrangés avec l’aide de Jocelin, tombaient sur son front en boucles, sous lesquelles brillaient de beaux yeux noirs qui répondaient au caractère animé de sa physionomie. Il ne se servait plus en parlant de ce dialecte vulgaire et grossier qu’il avait si singulièrement affecté la veille, et quoiqu’il mêlât toujours à la conversation quelques expressions écossaises, pour continuer le même rôle, ce n’était pas à un degré qui pût rendre son langage inintelligible ou désagréable, c’était seulement de manière à y donner une certaine teinte dorique , essentielle au personnage qu’il représentait.
Personne au monde ne savait mieux se conformer au ton de la société dans laquelle il se trouvait. L’exil lui avait fait connaître toutes les vicissitudes de la vie. – Son humeur n’était pas précisément aimable, mais joviale, – Il était doué de cette espèce de philosophie épicurienne qui, même au milieu des plus cruels embarras et des plus grands dangers, peut se livrer par intervalles à toutes les jouissances du moment. – En un mot, il était dans sa jeunesse et ses infortunes ce qu’il fut ensuite étant roi, un voluptueux de bonne humeur, mais à cœur dur ; – sage, si ce n’est quand ses passions intervenaient ; – libéral, excepté quand la prodigalité l’avait privé des moyens de l’être, ou que ses préventions lui en ôtaient le désir. – Ses défauts étaient tels qu’ils auraient pu souvent lui attirer la haine, s’il n’y eût joint tant d’affabilité que celui qui éprouvait de sa part une injustice ne pouvait en conserver de ressentiment.
Albert Lee trouva son père, sa sœur et le page supposé occupés à déjeuner, et il prit aussi place à table. Il regardait d’un air pensif et inquiet tout ce qui se passait, tandis que le page, qui avait déjà complètement gagné le cœur du vieux Cavalier en contrefaisant le ton avec lequel les prédicateurs écossais prêchaient en faveur de – mon bon lord le marquis d’Argyle – et de la ligue solennelle du Covenant, tâchait d’intéresser à son tour la belle Alice en lui racontant des scènes de guerre et de dangers ; ce que l’oreille d’une femme a toujours écouté avec intérêt depuis le temps de Desdemona .
Mais ce n’était pas seulement de dangers encourus par terre et par mer que le roi déguisé lui parlait ; il lui faisait plus souvent encore la description animée des fêtes, des banquets et des bals qu’il avait vus en pays étrangers, et où la magnificence de la France, de l’Espagne et des Pays-Bas était déployée aux yeux de leurs beautés les plus brillantes. Par suite de la guerre civile, Alice, élevée à la campagne, avait passé dans la solitude la plus grande partie de sa vie : il n’était donc pas étonnant qu’elle écoutât avec plaisir les discours que lui adressait avec tant de gaieté un jeune homme qui était l’hôte de son père et le protégé de son frère, d’autant plus qu’il les entremêlait du récit d’exploits militaires, et qu’il y joignait même quelquefois une réflexion sérieuse, de manière à leur ôter toute apparence de légèreté et de frivolité.
En un mot, sir Henry riait de tout son cœur ; Alice riait de temps en temps, et tous étaient complètement satisfaits, à l’exception d’Albert, qui éprouvait un accablement d’esprit dont il aurait eu peine à donner une raison valable.
Enfin la table fut desservie par l’active et gentille Phœbé, qui chercha plus d’un prétexte pour rester plus long-temps, et qui plus d’une fois lorgna en tournant à demi la tête pour écouter les discours de ce même page que la veille, en servant à table, elle avait regardé comme un des individus les plus stupides pour qui les portes de la Loge de Woodstock se fussent ouvertes depuis le temps de la belle Rosemonde.
Quand le bruit causé par la desserte du déjeuner fut terminé, et Phœbé absente, Louis Kerneguy parut songer que son ami, son patron, Albert Lee, ne devait pas rester tout-à-fait dans l’ombre pendant qu’il accaparait lui-même l’attention des autres membres d’une famille où il était introduit depuis si peu de temps. Il se leva donc, et allant s’appuyer sur le dossier de la chaise d’Albert, il lui dit avec un ton de gaieté qui rendait son intention parfaitement intelligible :
– Ou mon bon ami, mon guide, mon patron, a appris ce matin de mauvaises nouvelles dont il ne se soucie pas de nous faire part, ou il faut qu’il ait marché sur mon vieux pourpoint vert et mes guêtres de cuir, dont le contact lui a donné cette stupidité que j’ai secouée hier au soir en quittant ces déplorables vêtemens. – Montrez plus de gaieté, mon cher colonel Albert, si vous permettez à votre page affectionné de vous parler ainsi. – Vous êtes près de personnes dont la société, chère à des étrangers, doit l’être doublement pour vous. – Égayez-vous donc ! corbleu ! je vous ai vu manger gaiement un morceau de pain et du cresson de fontaine ; comment la gaieté peut-elle vous manquer après un déjeuner de venaison arrosé de vin du Rhin ?
– Mon cher Louis, dit Albert faisant un effort pour rompre un silence dont il était presque honteux, j’ai moins bien dormi que vous, et je me suis levé de meilleure heure.
– Quand cela serait, dit sir Henry, ce n’est pas, à mon avis, une excuse valable pour ce sombre silence. Après une si longue absence, après toutes nos inquiétudes pour vous, Albert, vous revoyez votre père et votre sœur presque comme des étrangers. Et cependant vous voilà de retour parmi eux et en sûreté, et vous nous trouvez tous deux en bonne santé.
– De retour, il est vrai, mon père ; mais en sûreté, c’est ce qu’on ne pourra dire d’ici à quelque temps d’aucun de ceux qui sont revenus de la bataille de Worcester. Et cependant ce n’est pas ma propre sûreté qui m’inquiète.
– Et pour qui donc êtes-vous inquiet ? – Toutes les nouvelles s’accordent à dire que le roi est heureusement hors de la gueule des chiens.
– Non sans quelque danger cependant, dit Louis Kerneguy pensant à la manière dont Bevis l’avait attaqué la veille.
– Non sans quelque danger, il est vrai, répéta le chevalier ; mais, comme le dit le vieux Will,
De tant de majesté le ciel entoure un roi
Qu’un traître même craint de lui manquer de foi.
Oui, oui, graces en soient rendues à Dieu ! le ciel y a veillé ; – notre espoir, notre fortune a échappé à ses ennemis, – toutes les nouvelles l’assurent, – échappé par Bristol. – Si j’en doutais, Albert, je serais aussi mélancolique que vous. – Du reste, j’ai demeuré un mois caché dans cette demeure, à une époque où l’heure de ma découverte aurait été celle de ma mort. Et il n’y a pas bien long-temps ; c’était après l’insurrection de lord Holland et du duc de Buckingham à Kingston. Mais du diable si j’ai pensé une seule fois à donner à ma physionomie une expression aussi tragique que la vôtre. Je mis mon chapeau sur l’oreille, et je narguai l’infortune, comme doit le faire un Cavalier.
– S’il m’est permis d’ajouter un mot, dit Louis, ce serait pour assurer le colonel Albert Lee que je suis convaincu que le roi, quel que soit son destin en ce moment, le regarderait comme beaucoup plus fâcheux s’il savait que ce fût un motif pour que ses plus fidèles sujets tombassent dans l’accablement.
– Vous répondez du roi bien hardiment, jeune homme, dit sir Henry.
– Mon père était souvent près de sa personne, répliqua Louis avec l’accent écossais, se rappelant le rôle qu’il jouait.
– Je ne m’étonne donc plus, dit sir Henry, que vous ayez retrouvé si tôt votre gaieté et vos bonnes manières en apprenant que Sa Majesté avait échappé à ses ennemis. Sur ma foi, vous ne ressemblez pas plus au jeune homme qui est arrivé ici hier soir, que le meilleur cheval de chasse que j’aie jamais eu ne ressemble à un cheval de charrette.
– Oh ! une bonne nuit, un souper solide et un peu de toilette font bien des miracles, répondit Louis. On a peine à reconnaître la rosse fatiguée qu’on a montée la veille, quand on la revoit le lendemain trépignant, hennissant, et prête à se remettre en course, après qu’elle s’est bien reposée, qu’elle a mangé l’avoine, et qu’elle a été bien étrillée, surtout si l’animal est de bonne race, car ce sont ceux qui se refont le plus vite.
– Hé bien, dit le chevalier, puisque ton père était courtisan, que tu connais un peu ce métier, à ce qu’il paraît, dis-nous quelque chose, maître Kerneguy, de celui dont nous aimons tous à entendre parler. Parle sans crainte du roi, nous sommes tous fidèles et discrets. – C’était un jeune homme donnant de grandes espérances. – Les fleurs promettent-elles d’être remplacées par de beaux fruits ?
Pendant que sir Henry parlait ainsi, Louis baissa les yeux, et parut d’abord incertain de ce qu’il devait dire. Mais, doué d’une admirable facilité pour se tirer de pareils embarras, il répondit qu’il n’osait réellement se permettre de parler d’un tel sujet en présence de son patron, le colonel Albert Lee, qui devait être beaucoup plus en état que lui de porter un jugement sur le caractère du roi.
Ce fut donc à son fils que s’adressa alors le vieux chevalier, et Alice se joignit à lui.
– Je ne parlerai que d’après les faits, dit Albert, et par conséquent on ne pourra m’accuser de partialité. – Si le roi n’avait pas un esprit entreprenant et des connaissances militaires, il n’aurait jamais tenté l’expédition de Worcester. – S’il n’eût été doué de courage, il n’y eût pas disputé la victoire si long-temps, que Cromwell crut presque la bataille perdue. – Qu’il ne manque ni de prudence ni de patience, c’est ce que prouvent les circonstances de sa fuite, et il est évident qu’il possède l’amour de ses sujets, puisque, ayant été nécessairement reconnu par un grand nombre d’entre eux, il ne s’en est trouvé aucun qui l’ait trahi.
– Fi ! Albert, s’écria sa sœur ; est-ce ainsi qu’un bon Cavalier trace le portrait de son roi, appliquant une preuve à chaque qualité qu’il veut bien lui accorder, comme un colporteur qui mesure de la toile à l’aune ? Fi ! il n’est pas étonnant que vous ayez été vaincus si vous avez tous combattu pour votre roi aussi froidement que vous venez d’en parler.
– J’ai fait de mon mieux pour tracer un portrait qui ressemblât à ce que j’ai vu et connu de l’original, ma sœur ; si vous en voulez un d’imagination, il faut vous adresser à un peintre qui en ait plus que je n’en possède.
– Je serai moi-même cet artiste, mon frère, et dans mon portrait, puisque je m’annonce avec de si hautes prétentions, notre monarque paraîtra tout ce qu’il doit être ; – tout ce qu’il faut qu’il soit étant descendu de ses ancêtres ; – tout ce que je suis sûre qu’il est, et tout ce que doivent le croire tous les cœurs loyaux de son royaume.
– Bien dit, Alice, répondit son père ; nous verrons les deux portraits, et notre jeune ami jugera. Je gage mon meilleur cheval, – c’est-à-dire je le gagerais si l’on m’en avait laissé un, – qu’Alice sera le plus habile des deux peintres. – Je crois que l’esprit de mon fils est couvert d’un nuage depuis sa défaite. Il est encore au milieu de la fumée de Worcester. – Quelle honte ! – Un jeune homme se laisser abattre par une seule défaite ! Si tu avais été frotté vingt fois comme moi, je te pardonnerais d’avoir l’air consterné. – Mais allons, Alice, commence ; les couleurs doivent être broyées sur ta palette. – Donne-moi quelque chose qui ressemble aux portraits vivans de Vandyck, à côté de l’image sèche et froide de celui de nos ancêtres que voilà, Victor Lee.
Il est bon de faire observer qu’Alice avait été élevée par son père dans les sentimens de cette loyauté exaltée qui caractérisait les Cavaliers, et qu’elle était réellement enthousiaste pour la cause royale. Mais en outre elle était animée par la joie que lui causait l’heureux retour de son frère ; et enfin elle désirait prolonger la gaieté à laquelle elle voyait son père se livrer, ce qui était presque un phénomène en lui depuis un certain temps.
– Hé bien donc, dit-elle, quoique je ne sois pas un Apelles, je tâcherai de peindre un Alexandre, dont le modèle existe, comme je l’espère, comme je suis déterminée à le croire, dans la personne de notre souverain exilé, que je me flatte de revoir bientôt sur son trône. Et je ne chercherai ses traits que dans sa propre famille. – Il aura toute la valeur chevaleresque, toute la science militaire de son aïeul Henri IV de France, afin de remonter sur son trône ; – toute sa bonté, tout son amour pour son peuple, toute sa patience à écouter des avis, même désagréables, toute sa promptitude à sacrifier ses désirs et ses plaisirs au bien de son peuple, afin d’être chéri et béni tant qu’il portera la couronne, et de vivre si long-temps après sa mort dans la mémoire du peuple, que, pendant des siècles, on regardera comme un sacrilège de médire du trône qu’il aura occupé. – Long-temps après sa mort, tant qu’il restera un vieillard qui l’aura vu, ne fut-ce qu’un artisan ou un valet d’écurie, il sera logé, nourri, entretenu aux frais du public, et l’on regardera les cheveux blancs du pauvre homme avec plus de vénération que la couronne d’un comte, parce qu’il rappellera Charles II, le souverain de tous les cœurs d’Angleterre.
Tandis qu’Alice parlait ainsi, elle songeait à peine qu’un autre individu que son père et son frère l’écoutât ; car le page s’était retiré à l’écart, et rien ne le rappelait à Alice. Elle se livra donc à son enthousiasme, et tandis qu’une larme brillait dans ses yeux, et que ses beaux traits s’animaient, elle ressemblait à un ange descendu du ciel pour proclamer les vertus d’un monarque patriote. Celui qui était le plus intéressé à ce qu’elle disait s’était écarté, comme nous l’avons dit, et cachait ses traits en partie, mais de manière à se ménager la vue de ceux de la belle enthousiaste.
Albert Lee, qui savait en présence de qui sa sœur prononçait cet éloge, était fort embarrassé ; mais son père, dont les sentimens de loyauté étaient encore exaltés par ce panégyrique, éprouvait des transports de joie.
– Voilà pour le roi, Alice, lui dit-il ; maintenant que nous direz-vous de l’homme ?
– Quant à l’homme, répondit Alice sur le même ton, je ne puis lui souhaiter rien de plus que les vertus de son malheureux père. Les plus cruels ennemis de ce prince infortuné ont été forcés d’avouer que, si les vertus morales et religieuses doivent être regardées comme les qualités qui méritent une couronne, personne n’y avait plus de droit. Sobre, sage, économe, et cependant magnifique en récompensant le mérite ; – ami des lettres et des muses, mais réprimant sévèrement l’abus de ces dons du ciel ; estimable dans toute sa vie privée ; bon maître ; excellent ami ; le meilleur père, le meilleur chrétien… La voix commençait à manquer à Alice, et son père avait déjà appliqué un mouchoir à ses yeux.
– Il était tout cela, ma fille, s’écria-t-il ; il était tout cela. – Mais n’en dites pas davantage, je vous le défends ; – pas davantage ; – en voilà assez ! – Que son fils possède seulement ses vertus, qu’il ait de plus sages conseillers et une meilleure fortune, et il sera tout ce que l’Angleterre peut désirer, quelque haut qu’elle porte ses désirs.
À ces discours succédèrent quelques instans de silence. Alice commençait à craindre de s’être exprimée avec plus de chaleur et d’enthousiasme qu’il ne convenait à son âge et à son sexe ; sir Henry était occupé de réflexions pénibles sur le sort de son ancien souverain ; Kerneguy et son patron éprouvaient quelque embarras, occasioné peut-être parce qu’ils sentaient tous deux que le véritable Charles ne ressemblait pas tout-à-fait au portrait idéal et flatteur qui venait d’en être tracé. Il est des cas où des éloges exagérés ou mal appliqués deviennent la satire la plus sévère.
Mais celui à qui ces réflexions auraient pu être le plus utiles n’était pas homme à s’y abandonner long-temps. Prenant le ton de la raillerie, ce qui est peut-être le moyen le plus facile pour échapper aux reproches que fait la conscience : – Tout Cavalier, dit-il, devrait fléchir le genou devant miss Alice Lee pour la remercier d’avoir tracé un portrait si flatteur du roi notre maître en mettant à contribution pour lui toutes les vertus de ses ancêtres. – Il n’y a qu’un seul point sur lequel je n’aurais pas cru qu’une femme peintre put garder le silence. Après avoir fait de lui, comme héritier des vertus de son aïeul et de son père, un abrégé de toutes les qualités royales et humaines, pourquoi ne lui a-t-elle pas donné en même temps quelques-uns des traits de sa mère ? – Pourquoi le fils d’Henriette-Marie, la plus belle femme de son temps, ne joindrait-il pas à toutes les qualités du cœur et de l’esprit la recommandation d’une figure agréable et d’un bel extérieur ? – Il avait le même droit héréditaire à la beauté physique qu’aux qualités morales. Le portrait, avec cette addition, serait parfait dans son genre, – et plût au ciel qu’il fût ressemblant !
– Je vous comprends, maître Kerneguy, dit Alice ; mais je ne suis pas une fée, pour accorder, comme on le voit dans les contes avec lesquels on nous berce, des dons que la Providence a refusés. Je suis assez femme pour avoir pris des renseignemens à ce sujet, et la voix générale assure que le roi, quoique fils de parens remarquables par leur beauté, est d’une laideur peu ordinaire.
– Juste ciel, ma sœur ! s’écria Albert en se levant avec un air d’impatience.
– Vous me l’avez dit vous-même, dit Alice, surprise de l’émotion qu’il montrait ; vous m’avez assuré que…
– Cela est insupportable ! murmura Albert, – Il faut que je sorte pour parler sur-le-champ à Jocelin. – Louis, ajouta-t-il en adressant au faux page un regard suppliant, vous m’accompagnerez sûrement.
– Je le voudrais de tout mon cœur, répondit Kerneguy avec un sourire malin, mais vous voyez que je boite encore. Et résistant aux efforts que faisait le jeune colonel pour le décider à le suivre : – Allons donc, Albert, lui dit-il à voix basse, pouvez-vous supposer que je suis assez fou pour m’offenser de cela ? au contraire, je désire en profiter.
– Dieu le veuille ! pensa Albert en sortant de l’appartement ; ce sera la première instruction dont vous aurez profité, et au diable soient les complots et les comploteurs qui m’ont fait vous amener ici !
Il sortit du château, et alla promener son mécontentement dans le parc.