« C’est en ces lieux, dit-on, qu’il fréquente sans cesse
« Les dangereux amis qui perdent sa jeunesse,
« Tandis que l’insensé, dans sa fougueuse ardeur,
« D’imiter leurs excès se fait un point d’honneur. »
SHAKSPEARE. Richard II.
La conversation qu’Albert s’était en vain efforcé d’interrompre continua à rouler sur le même sujet après son départ. Elle amusait Louis Kerneguy, car la vanité personnelle et le ressentiment d’un reproche mérité étaient bien loin d’être au nombre de ses défauts ; il avait un esprit au-dessus de ces faiblesses, et avec des principes plus sûrs, plus de résolution, plus de fermeté, et plus de force pour résister à ses passions, Charles II aurait été placé à un rang très-élevé parmi les monarques anglais.
De son côté, sir Henry écoutait avec un plaisir bien naturel les nobles sentimens exprimés par un être qui lui était aussi cher que sa fille. Il avait lui-même des qualités plus solides que brillantes, et il était doué de cette espèce d’imagination qui ne s’éveille que par le contact d’une autre, comme le globe électrique ne produit des étincelles que par le frottement. Il ne fut donc pas fâché d’entendre Kerneguy renouer la conversation en disant que miss Alice Lee n’avait pas expliqué pourquoi la même fée bienfaisante qui accordait des qualités morales ne pouvait également faire disparaître des imperfections physiques.
– Vous vous méprenez, monsieur, répondit Alice ; je n’accorde rien ; je ne fais qu’essayer de peindre notre roi tel que j’espère qu’il est, – tel que je suis sûre qu’il peut être, s’il en a lui-même le désir. La même voix publique qui lui attribue des traits peu prévenans parle de ses talens comme étant du premier ordre. Il a donc les moyens d’arriver à un degré de perfection, s’il veut les cultiver avec soin, et les employer utilement, – s’il veut commander à ses passions, et se laisser guider par sa raison. Tout homme vertueux n’est pas nécessairement doué de talens ; mais tout homme qui a des talens peut se rendre recommandable par la vertu, si bon lui semble.
Louis Kerneguy se leva avec vivacité, fit un tour dans la chambre, et avant que le vieux chevalier eût le temps de faire une observation sur le mouvement singulier qui avait paru l’agiter tout à coup, il se rejeta sur sa chaise, et dit d’une voix un peu altérée :
– Il paraît, miss Lee, que les bons amis qui vous ont parlé de ce pauvre roi vous ont rendu un compte aussi défavorable de sa conduite que de sa personne.
– Vous pouvez connaître la vérité beaucoup mieux que moi, monsieur, répondit Alice ; mais il est certain que le bruit public l’accuse d’une licence qui, quoi que puissent dire les flatteurs pour l’excuser, ne convient pas, pour ne rien dire de plus, au fils du roi martyr. – Je serais bien charmée d’entendre démentir ces propos d’après de bonnes autorités.
– Je suis surpris de votre folie, Alice ! s’écria sir Henry. Comment pouvez-vous faire allusion à de pareilles sottises ? – Calomnies inventées par les brigands qui ont usurpé le gouvernement, – mensonge que font courir nos ennemis.
– Doucement, monsieur, dit Kerneguy en souriant, que votre zèle n’aille pas jusqu’à donner à nos ennemis encore plus de torts qu’ils n’en ont réellement. C’est à moi que miss Alice a adressé sa question ; et j’y répondrai que personne ne peut être plus dévoué au roi que je ne le suis ; – que je vois ses bonnes qualités d’un œil partial ; – que je suis aveugle sur ses défauts ; – en un mot que je suis le dernier homme du monde qui abandonnerait sa cause ; cependant je dois avouer que, si les mœurs de son aïeul le roi de Navarre ne sont pas tout-à-fait les siennes, ce pauvre roi a hérité d’une partie des taches qu’on regardait comme pouvant ternir le lustre dont brillait ce grand prince ; – que Charles a le cœur un peu tendre, un peu faible, quand il s’agit du beau sexe. – Ne le blâmez pas trop sévèrement, miss Alice. Quand le destin cruel d’un homme le jette au milieu des épines, il serait un peu dur de lui faire un reproche de cueillir quelques roses.
Alice, qui jugea sans doute que la conversation avait été poussée assez loin, se leva pendant que maître Kerneguy parlait encore, et elle sortit de l’appartement sans avoir l’air de l’avoir entendu. Son père approuva son départ, pensant probablement que la tournure que le page venait de donner à l’entretien ne convenait pas aux oreilles de sa fille, et, désirant rompre civilement la conversation, il dit à Louis Kerneguy :
– Je m’aperçois que voici l’heure où, comme le dit Will, les affaires domestiques appellent ma fille ; – je vous proposerai donc, jeune homme, de donner un peu d’exercice à vos membres en faisant assaut avec moi à armes courtoises, comme la rapière seule ou la rapière et le poignard, ou vos armes nationales, c’est-à-dire la claymore, le bouclier. – Nous trouverons toutes ces armes sous le vestibule.
– Ce serait faire trop d’honneur à un pauvre page, répondit maître Kerneguy, que de lui permettre d’essayer une passe d’armes avec un chevalier aussi renommé que sir Henry Lee ; et je serai très-reconnaissant s’il daigne me l’accorder avant que je quitte Woodstock. Mais en ce moment ma jambe est encore si endolorie que cette épreuve ne pourrait que me couvrir de honte.
Sir Henry lui proposa alors de lui lire une pièce de Shakspeare, et il choisit Richard II. Mais à peine eut-il déclamé :
Vieux Jean de Gand, honorable Lancastre,
le jeune homme fut saisi d’un accès de crampe si subit et si violent qu’il dit que rien ne pourrait le soulager qu’un peu d’exercice. Il demanda donc la permission d’aller faire une promenade autour du château, si sir Henry croyait qu’il pût s’y hasarder sans danger.
– Je puis répondre de deux ou trois de nos gens qui nous restent encore, dit le chevalier ; et je sais que mon fils en a chargé un d’être constamment aux aguets. Si vous entendez sonner la cloche du château, je vous recommande d’y revenir sur-le-champ par le chemin le plus court, en vous dirigeant vers le chêne du roi, – cet arbre que vous voyez s’élever au-dessus des autres dans cette clairière ; – nous y posterons quelqu’un qui vous fera rentrer secrètement dans le château.
Le page écouta ces avis prudens avec l’impatience d’un écolier qui, désirant jouir de son jour de congé, entend, sans trop d’attention, les avis de son père, ou de son gouverneur, qui lui recommande de prendre garde de gagner un rhume.
La retraite d’Alice Lee avait fait disparaître tout ce qui rendait l’intérieur de la Loge agréable au jeune page, et il s’empressa d’échapper au genre d’exercice et d’amusement que sir Henry lui avait proposé. Il prit sa rapière, jeta sur ses épaules son manteau, ou pour mieux dire celui qui faisait partie des vêtemens d’emprunt qu’il portait, et en releva un pan de manière à cacher toute la partie inférieure de son visage, et à ne laisser apercevoir que les yeux. Cette manière de porter un manteau était alors très-ordinaire, et elle était adoptée dans les villes, à la campagne, dans les endroits publics, par tous ceux qui désiraient marcher sans interruption, et ne pas être arrêtés à chaque pas par quelqu’une de leurs connaissances. Il traversa l’espace découvert qui séparait la Loge du parc comme un oiseau échappé de sa cage, mais qui, quoique joyeux d’être en liberté, sent en même temps qu’il a besoin de protection et d’abri. Le bois offrait l’un et l’autre au monarque fugitif, comme il l’aurait offert à l’oiseau dont nous venons de parler.
Quand il fut entré dans la forêt, qu’il se trouva à couvert et sans témoins sous les arbres, et cependant ayant encore en vue la façade de la Loge, il se livra à ses réflexions.
– À quelle chance j’ai échappé ! – Faire assaut d’armes avec un vieillard goutteux qui, j’ose dire, ne connaît pas une seule feinte qui ne fût déjà pratiquée dans le temps de Vincent Saviolo ! – ou, ce qui n’est qu’un autre genre de misère, – l’entendre lire un de ces labyrinthes de scènes que les Anglais appellent tragédie, depuis le prologue jusqu’à l’épilogue ! – depuis la première entrée jusqu’à exeunt omnes ! – C’eût été une horreur sans égale, – une pénitence capable de rendre un cachot encore plus sombre, d’ajouter à l’ennui même de Woodstock.
Ici il s’arrêta un instant, jeta un coup d’œil autour de lui, et reprit le cours de ses méditations.
– Ainsi donc c’était ici que l’ancien et joyeux roi normand cachait sa charmante maîtresse. – Sans l’avoir jamais vue, je réponds que Rosemonde Clifford n’a jamais été de moitié aussi jolie que cette aimable Alice Lee. – Quelle ame respire dans ses yeux ! – Avec quel abandon elle se livrait à tout son enthousiasme ! – Si je devais rester long-temps ici, je serais tenté, en dépit de la prudence et de cinq à six vénérables obstacles, d’essayer de la réconcilier avec la laideur de ce même prince dont elle parlait ! – Laideur ! – Parler ainsi des traits du roi, c’est une sorte de haute trahison dans une femme qui a de si hautes prétentions à la loyauté. – Ah ! gentille miss Alice ! plus d’une miss Alice a fait avant vous des exclamations terribles sur les irrégularités du genre humain et la corruption, qui a fini par être assez aise de trouver quelque excuse pour faire comme les autres.
– Mais son père, – ce vieux et brave Cavalier, – l’ancien ami de mon père ! – Si pareille chose arrivait, ce serait un crève-cœur pour lui ! – Bon ! il a trop de bon sens pour cela. – Si je donnais à son petit-fils le droit d’ajouter les armes d’Angleterre à son écusson, qu’importerait qu’on y vît la barre de bâtardise ? Ce serait un honneur et non une dégradation. Les professeurs de l’art héraldique l’en placeraient d’un degré plus haut sur la liste de la noblesse anglaise. – Ensuite s’il trouvait l’affaire un peu mortifiante, le vieux traître ne le mérite-t-il pas, d’abord pour son intention déloyale de faire à notre corps sacré des marques bleues et noires avec de vils fleurets, ensuite pour avoir ourdi un complot atroce avec un certain Will Shakspeare, drôle aussi suranné que lui-même, afin de m’assassiner par cinq actes d’une pièce historique, ou plutôt d’une chronique intitulée : – La vie et la mort piteuse de Richard II ? – Corbleu ! ma propre vie est assez piteuse, il me semble ; et ma mort peut fort bien y servir de pendant, autant que je puis le prévoir.
– Oui, mais le frère, – mon ami, – mon guide, – mon unique garde-du-corps ! – En tant que cette petite intrigue in petto le concerne, elle pourrait ne pas lui paraître tout-à-fait honorable. – Oh ! tous ces frères impétueux, colères, vindicatifs, n’existent que sur le théâtre ! Cet esprit de vengeance, avec lequel un frère poursuit avec toute la rage d’un pointilleux honneur un pauvre diable qui a séduit sa sœur, ou qui a été séduit par elle, comme le cas peut se présenter, cet esprit-là, certes, est entièrement passé de mode depuis que Dorset a tué lord Bruce, il y a bien des années. – Bon ! quand un roi est l’offenseur, l’homme le plus brave peut bien dissimuler une petite injure dont il ne peut se venger personnellement. En France, il n’existe pas une seule famille noble qui ne levât la tête d’un pouce plus haut si elle pouvait se vanter d’une pareille alliance de la main gauche avec le grand monarque.
Telles étaient les pensées qui se succédaient dans l’esprit de Charles tandis qu’il s’éloignait de la Loge de Woodstock, et qu’il s’enfonçait dans la forêt. Sa morale dépravée n’était pourtant pas le résultat de ses dispositions naturelles, et sa raison ne l’écoutait pas sans scrupules ; mais tel était le fruit de ses liaisons trop intimes avec de jeunes libertins de qualité et spirituels, tels que Williers, Wilmot, Sedley, et plusieurs autres courtisans dont le génie était destiné à corrompre ce siècle et leur monarque. Ces jeunes gens, élevés au milieu de la licence de la guerre civile, et n’ayant jamais été soumis à ce frein que, dans un temps ordinaire, l’autorité des parens impose sur les passions impétueuses de leurs enfans, étaient passés maîtres en toute espèce de vices ; ils savaient en inspirer le goût par leurs préceptes comme par leur exemple, et tournaient sans pitié en ridicule les nobles sentimens qui empêchent l’homme de s’abandonner à ses désirs désordonnés.
Les événemens de la vie du roi l’avaient aussi disposé à adopter cette doctrine épicurienne. Avec toute sorte de droits à la compassion et à l’assistance, il s’était vu accueillir avec froideur dans les cours où il s’était rendu, et avait été reçu plutôt en suppliant qu’on tolère qu’en monarque exilé. Il avait vu traiter avec dédain et indifférence ses droits et ses prétentions légitimes ; et, dans la même proportion, il s’était habitué à la dureté de cœur, à l’égoïsme et à la dissipation, qui lui promettaient quelques plaisirs. S’il se les procurait, aux dépens du bonheur des autres, devait-il être bien scrupuleux à cet égard, lui qui ne faisait que traiter les hommes comme le monde le traitait lui-même ?
Mais, quoique le germe de ces fatales dispositions existât déjà, le prince était encore loin d’être aussi peu scrupuleux qu’il le parut quand une porte s’ouvrit inopinément pour sa restauration. Cette espèce de logique de la corruption trouvait encore quelques bons principes dans son cœur pour la réfuter ; il réfléchit donc que ce qui passerait peut-être pour une peccadille en France ou dans les Pays-Bas, ce qui aurait été une anecdote divertissante pour les beaux esprits de sa cour errante, ou leur aurait fourni le sujet d’une pasquinade, serait sans doute regardé par la noblesse anglaise du second ordre comme un trait d’ingratitude horrible et de trahison infâme, et porterait un coup terrible, peut-être mortel, à ses intérêts, en aliénant de lui le cœur de ses plus respectables partisans.
Il réfléchit aussi, car il ne perdait pas de vue le soin de sa personne même dans sa manière de considérer ce sujet, – qu’il était au pouvoir de sir Henry Lee et de son fils ; que tous deux avaient passé pour être pointilleux sur tout ce qui concernait l’honneur ; et que, s’ils venaient à lui soupçonner seulement le dessein de faire un affront à leur famille, il leur serait bien facile d’en tirer une vengeance signalée, soit par leurs propres mains, soit en le livrant à celles de la faction dominante.
– Le risque de faire rouvrir la fatale fenêtre de Whitehall, et de donner une seconde représentation de la tragédie de l’Homme Masqué , se dit-il à lui-même pour réflexion finale, serait une pénitence plus fâcheuse que celle du fauteuil en Écosse ; et, quelque jolie que soit miss Alice Lee, ce serait trop hasarder pour une bonne fortune. Ainsi donc, adieu, charmante fille ! – à moins que, comme cela est arrivé quelquefois, tu n’aies la fantaisie de te jeter aux pieds de ton roi, auquel cas j’ai trop de magnanimité pour te refuser ma protection. Et cependant quand je me figure ce vieillard étendu devant moi, pâle, inanimé, comme il était hier soir ! – Quand je me représente Albert Lee bouillant de fureur, la main sur la garde d’une épée que sa loyauté seule l’empêche de plonger dans le cœur de son souverain ! – Non ! ce tableau est trop horrible ! il faut que je change mon nom de Charles en celui de Joseph, quelques tentations que je puisse éprouver ; et puisse la fortune dans sa merci me les épargner !
Pour dire la vérité sur un prince malheureux dans le choix de ses premiers amis, et dont les fautes furent la suite de l’endurcissement que produisirent en lui les aventures de sa jeunesse et le dérèglement de sa vie plutôt que de ses dispositions naturelles, Charles arriva d’autant plus aisément à cette sage conclusion qu’il n’était nullement sujet à ces violens accès de passion qui absorbent toutes les facultés, et qu’on veut satisfaire, même au risque de perdre l’empire du monde. Ses amours, – et combien il y en eut de ce caractère dans le siècle où j’écris ! – ses amours étaient une affaire d’habitude et de mode plutôt que d’affection et de tendresse ; en se comparant à cet égard à son aïeul Henry IV, il ne rendait parfaite justice ni à ce monarque ni à lui-même. Charles, pour parodier les expressions d’un poète, agité lui-même seulement par les passions orageuses qu’un libertin intrigant ne fait souvent que feindre,
N’était pas de ces gens aimant si tendrement,
N’était pas de ces gens aimant aveuglément ;
L’amour n’était pour lui qu’une affaire d’amusement, une suite naturelle, à ce qu’il lui semblait, du cours ordinaire des choses dans la société. Il ne se donnait pas la peine de pratiquer l’art de la séduction, parce qu’il avait rarement eu occasion d’en faire usage, l’élévation de son rang et les mœurs relâchées de quelques-unes des femmes dont il faisait sa société le lui rendant inutile. Il faut encore ajouter à cela qu’il avait été rarement traversé dans ses intrigues par l’intervention des parens et même des amis, qui, en général, avaient paru disposés à laisser les choses suivre leur cours-naturel.
Ainsi donc, quoiqu’il se fût fait un système de ne croire ni à la vertu des femmes ni à l’honneur des hommes en ce qui concernait la réputation de leurs parens ou de leurs épouses, Charles n’était pas homme à introduire, de propos délibéré, le déshonneur dans une famille où la conquête pourrait être vivement contestée, quand la victoire obtenue avec difficulté devait amener une catastrophe générale, et au risque d’armer toutes les passions contre l’auteur du scandale.
Mais le danger de la société du roi consistait principalement en ce qu’il ne croyait pas qu’il existât un cas où le remords pût remplir d’amertume la vie de la victime, et où le ressentiment des parens pût devenir dangereux. Il avait vu sur le continent traiter de pareilles affaires comme des choses de tous les jours, et qui, lorsqu’il s’agissait d’un homme de haute influence, pouvaient s’arranger facilement ; il avait contracté ainsi un véritable scepticisme sur la vertu dans les deux sexes, et il était porté à la regarder comme un voile que prenaient la prudence chez les femmes et l’hypocrisie chez les hommes pour vendre leur complaisance à plus haut prix.
Tandis que nous discutons le caractère de la galanterie du monarque fugitif, ce prince suivait au hasard les détours d’un sentier qui le conduisit enfin sous les croisées de l’appartement de Victor Lee, à l’une desquelles il aperçut Alice arrosant quelques pots de fleurs placés sur le balcon. Mais elle n’y était pas seule ; son père se montra débout derrière elle, et il fit signe au page supposé de venir les joindre. La partie de famille semblait alors promettre plus d’agrément que tout à l’heure ; Charles se sentit disposé à laisser aller les choses comme il plairait au hasard.
La fenêtre était facile à escalader en plein jour, quoiqu’il eût fait l’épreuve que cette entreprise n’était pas sans danger pendant la nuit. Il y monta légèrement, et reçut le meilleur accueil du vieux chevalier, qui faisait grand cas de l’activité. Alice elle-même était charmée de revoir un jeune homme dont la vivacité l’amusait, et le plaisir sans affectation qu’elle montra de ses saillies fut un stimulant qui l’excita à déployer l’esprit et la gaieté que personne ne possédait à un plus haut degré que lui.
Sa verve satirique enchanta le vieillard, qui rit aux larmes tandis que le prétendu page imitait successivement le ton dogmatique du ministre presbytérien écossais, l’accent de fierté du pauvre gentilhomme du Nord et le dialecte celtique du Chef montagnard, caractères que son séjour en Écosse lui avait rendus familiers. Alice, de son côté, ne rit guère moins, applaudit à ses efforts, et s’amusa d’autant plus qu’elle voyait son père s’amuser.
Toute la compagnie était donc en train de se divertir quand Albert Lee arriva. Il venait chercher Louis Kerneguy pour avoir un entretien secret avec le docteur Rochecliffe, que son zèle, son assiduité et la facilité merveilleuse avec laquelle il se procurait des renseignemens sûrs leur avaient fait choisir pour pilote dans une mer agitée.
Il est inutile de donner à nos lecteurs des détails circonstanciés sur cette conférence. Les renseignemens reçus par le docteur étaient favorables en ce qu’il paraissait que l’ennemi ne se doutait nullement de la direction que le roi avait prise vers le sud, et qu’on était toujours convaincu qu’il s’était embarqué à Bristol, comme le bruit en avait couru, et comme il en avait réellement eu le projet. Mais le capitaine du bâtiment qui devait recevoir le roi sur son bord avait pris l’alarme et avait levé l’ancre sans attendre le prince. Cependant son départ subit et le soupçon qu’on avait du motif de son arrivée sur les côtes servaient à confirmer le bruit du départ de Charles.
Mais, quelque encourageante que fût cette nouvelle, le docteur en avait reçu de la côte de moins agréables. On trouvait de grandes difficultés à s’assurer d’un navire auquel on pût confier un dépôt aussi précieux que la personne du roi, et l’on recommandait surtout à Sa Majesté de ne pas s’approcher du bord de la mer, pour quelque cause que ce pût être, avant qu’on l’eût avertie que rien ne manquait plus aux arrangemens à prendre pour son départ.
Personne ne pouvait indiquer une retraite plus sûre que celle que le roi occupait alors. On ne regardait certainement pas le colonel Éverard comme ennemi personnel du roi, et Cromwell, comme on le supposait, accordait à Éverard une confiance sans bornes. L’intérieur de la Loge présentait des cachettes et des issues secrètes qui n’étaient connues que de ceux qui l’habitaient depuis long-temps. Ces cachettes, ces issues étaient surtout familières à Rochecliffe ; car, lorsqu’il était recteur de la ville de Woodstock, son goût, comme antiquaire, l’avait porté à faire des recherches multipliées dans toutes les parties ruinées de ce château, et l’on croyait même qu’il avait gardé le secret sur quelques-unes de ses découvertes.
D’un autre côté, les avantages qu’offrait la Loge n’étaient pas sans mélange d’inconvéniens. On savait que les commissaires du parlement en étaient encore à peu de distance, et l’on ne pouvait douter qu’ils ne fussent disposés à faire valoir leur autorité à la première occasion. Mais personne ne supposait qu’il fût probable que cette occasion se présentât, et comme l’influence de Cromwell et de l’armée croissait de jour en jour, chacun croyait que les commissaires, trompés dans leur espoir, n’oseraient rien entreprendre contre son bon plaisir, et attendraient avec patience une autre mission pour les indemniser de celle qui leur avait été enlevée. Le bruit courait même, d’après l’autorité de maître Joseph Tomkins, qu’ils avaient résolu de se retirer à Oxford, et qu’ils faisaient déjà leurs préparatifs de départ. Cette circonstance promettait d’ajouter encore à la sécurité qu’on espérait à Woodstock. Il fut donc décidé que le roi, sous le nom de Louis Kerneguy, continuerait à rester à la Loge jusqu’à ce qu’on pût s’assurer d’un navire à bord duquel il se rendrait dans le port qui serait jugé le plus sûr et le plus convenable.