CHAPITRE XXX.

Cassio. « Mon habit est meilleur que tu ne le croyais ;
« S’il eût été moins bon, de ce coup je tombais. »

SHAKSPEARE. Othello.

Dans la soirée obscure d’octobre qui succéda au jour qui avait vu la mort de Tomkins, le colonel Éverard, indépendamment de son inséparable compagnon Roger Wildrake, avait à souper le révérend Nehemiah Holdenough. Après les prières du soir, faites suivant les formes presbytériennes, une légère collation et deux bouteilles de vin de Bordeaux furent placées devant les trois amis à neuf heures, ce qui était fort tard à l’époque dont nous parlons. Maître Holdenough s’engagea bientôt dans un discours polémique contre les indépendans et autres sectaires, sans s’apercevoir que son éloquence n’intéressait nullement celui pour qui il en faisait principalement les frais. Le colonel songeait à la Loge de Woodstock et à tout ce qui s’y trouvait, – au prince qui y était caché, à son oncle, – et surtout à sa chère Alice. Quant à Wildrake, après avoir tacitement maudit de tout son cœur et les Presbytériens et les Indépendans, comme n’étant que deux harengs tirés de la même caque, et ne valant pas mieux l’un que l’autre, il étendit ses jambes, et il se serait probablement endormi si, comme son patron, il n’avait eu quelques pensées qui tuaient le sommeil.

La compagnie était servie par un jeune homme ayant l’air d’un Égyptien, revêtu d’un pourpoint de couleur orange montrant la corde, et garni de galons de laine bleue. La taille du drôle semblait comme avortée, mais son air annonçait de l’intelligence, et ses membres toute l’activité que promettait la vivacité de ses yeux. C’était un serviteur du choix de Wildrake, qui lui avait donné le nom de guerre de Spitfire et qui lui avait promis de l’avancement dès que son jeune protégé, Déjeuner, serait en état de le remplacer dans ses fonctions actuelles. Il est presque inutile de dire ici que les frais du ménage étaient à la charge exclusive du colonel Éverard, qui laissait à Wildrake le soin de régler tous les détails du service comme bon lui semblait. L’échanson, en offrant de temps en temps du vin aux convives, avait soin de fournir au Cavalier deux occasions de se rafraîchir pour une, qu’il croyait suffisante au colonel et au ministre.

Pendant qu’ils étaient ainsi occupés, le bon ministre s’égarant dans ses argumens, et ses auditeurs dans leurs réflexions, l’attention de tous trois fut éveillée soudainement par un coup frappé à la porte de la maison. Une bagatelle est un sujet d’alarme pour ceux dont l’inquiétude agite le cœur.

Le bruit entendu ne provenait pas d’un de ces coups pacifiques ou modérés qui annoncent la visite modeste de quelqu’un qui ose à peine se présenter, ni un de ces coups redoublés qui précèdent un personnage tout gonflé d’une vaine importance. On ne pouvait y reconnaître l’annonce formelle de l’arrivée d’un homme d’affaires, ni celle plus agréable de la présence d’un ami joyeux et sûr d’être le bienvenu. C’était un seul coup, dont le son était ferme et solennel, si même il n’avait pas quelque chose de menaçant. La porte fut ouverte par quelqu’un de la maison. Un pas grave et pesant se fit entendre sur l’escalier. – Un homme robuste entra dans l’appartement, et dit en écartant le manteau qui lui couvrait la figure :

– Markham Éverard, je te salue au nom de Dieu !

C’était le général Cromwell.

Éverard, étonné et pris à l’improviste, chercha en vain des termes pour exprimer sa surprise. Il montra pourtant le plus grand empressement à recevoir le général, l’aida à se débarrasser de son manteau, et lui témoigna sans parler toute la civilité d’un bon accueil. Cromwell jeta ses yeux perçans autour de l’appartement, et les fixa d’abord sur le ministre.

– Je vois avec toi un révérend personnage, dit-il à Éverard ; tu n’es pas un de ces hommes qui laissent passer le temps sans y faire attention et sans le mettre à profit. – Mettre de côté les choses de ce monde, s’occuper principalement de celles du monde à venir, c’est en employant ainsi nos instans dans ce séjour terrestre de péché et de soucis qu’on peut espérer… Mais que veut dire ceci ? ajouta-t-il en changeant de ton tout à coup pour en prendre un plus vif, plus aigre, et qui annonçait une sorte d’inquiétude ; quelqu’un a quitté cet appartement depuis que j’y suis entré.

Wildrake en était effectivement sorti pendant une ou deux minutes ; mais il était déjà de retour, et il se montra sur un balcon comme s’il eût été seulement hors de vue, et non hors de l’appartement.

– Non, monsieur ! répondit-il, je me tenais seulement en arrière par respect. – Noble général, j’espère que tout va bien dans l’État, quoique Votre Excellence vienne nous rendre visite à une pareille heure ? – Votre Excellence ne désire-t-elle pas quelque…

– Ah ! dit Olivier en le regardant d’un œil fixe et sévère, c’est notre fidèle intermédiaire, – notre digne confident. – Non, monsieur, je ne désire rien quant à présent, si ce n’est un bon accueil, et il me paraît que mon ami Markham Éverard n’est pas très-empressé à me l’accorder.

– Un bon accueil vous suit partout, mylord, répondit le colonel faisant un effort pour parler. Je me flatte que ce n’est pas quelque mauvaise nouvelle qui a obligé Votre Excellence à voyager si tard ; et je prendrai la liberté de vous demander, comme mon clerc, quels rafraîchissemens je dois vous faire servir.

– L’État est sain et vigoureux, colonel Éverard, répondit le général ; et pourtant il le serait davantage si plusieurs de ses membres qui ont mis jusqu’ici la main à l’œuvre, qui ont proposé de bons avis, et qui ont travaillé au bien public, ne s’étaient refroidis dans leur amour et leur attachement pour la bonne cause, pour laquelle nous devons être prêts, chacun en nos conditions différentes, à agir et à nous comporter, dès que nous sommes appelés à faire ce qui est l’objet de notre mission, non avec paresse et tiédeur, non avec violence, mais avec de telles dispositions, que le zèle et la charité puissent en quelque sorte se rencontrer et s’embrasser dans nos vues. Et cependant parce que nous regardons en arrière après avoir mis la main à la charrue, notre force nous est retirée.

– Pardon, monsieur, dit Nehemiah Holdenough, qui, l’écoutant avec quelque impatience, commençait à deviner en compagnie de qui il se trouvait ; pardon, car ce sont des choses sur lesquelles j’ai mission pour parler.

– Ah ! ah ! dit Cromwell ; oui, nous affligeons certainement l’esprit quand nous arrêtons ces effusions qui, comme l’eau jaillissante d’un rocher…

– En cela je diffère de vous, monsieur ; car, de même qu’il y a la bouche pour transmettre les alimens au corps, et l’estomac pour digérer ce que le ciel a envoyé, ainsi il y a le prédicateur pour enseigner, et le peuple pour écouter, – le berger pour faire entrer le troupeau dans le bercail, et les brebis pour profiter des soins du pasteur.

– Ah ! mon digne monsieur, il me semble que vous êtes bien voisin de cette grande erreur qui suppose que les Églises sont de vastes maisons bâties par des maçons ; et les fidèles, des hommes, – des hommes riches, – qui paient les dîmes plus ou moins ; et que les prêtres, – hommes en robes noires ou en manteaux gris, – qui les reçoivent, sont en retour les seuls distributeurs des bénédictions du ciel. Au lieu que, suivant mon opinion, il y a plus de liberté chrétienne à laisser l’ame qui a faim de la parole divine libre de chercher son édification où bon lui semble, soit qu’elle la trouve dans la bouche d’un instructeur laïque, qui ne tient sa mission que du ciel, soit qu’elle la cherche dans les prédications de ceux qui ont reçu leurs degrés et leur ordination dans les universités et les synodes, lesquelles universités et lesquels synodes ne sont après tout que des réunions de pauvres pécheurs comme eux.

– Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas, monsieur. – La lumière peut-elle sortir des ténèbres, – le bon sens de l’ignorance ; la connaissance des mystères de la religion, de charlatans qui donnent des poisons au lieu de médicamens salutaires, et qui remplissent d’ordures l’estomac des fidèles ?

Le ministre presbytérien s’exprima ainsi avec un ton de chaleur et d’impatience ; et le général au contraire lui répondit avec la plus grande douceur.

– Hélas ! hélas ! un homme savant, mais emporté, dévoré par un excès de zèle. – Hé bien ! monsieur, vous pouvez dire ce qu’il vous plaira de vos repas réguliers évangéliques, mais un mot dit à propos par un homme dont le cœur est selon le vôtre, peut-être à l’instant où vous allez rencontrer l’ennemi ou monter sur la brèche, est pour l’ame comme une grillade toute prête que celui qui a faim préfère à un grand banquet, quand l’esprit rassasié dédaignerait un rayon de miel. Néanmoins, quoique je parle ainsi suivant mon pauvre jugement, je ne voudrais forcer la conscience de personne, laissant le savant suivre le savant, le sage s’instruire près du sage, pourvu qu’on ne refuse pas à de pauvres ames simples une gorgée de l’eau du ruisseau qui coule le long du chemin. – Oui, ce sera véritablement un beau spectacle en Angleterre quand nous y marcherons tous comme dans un meilleur monde, supportant les infirmités les uns des autres, et partageant mutuellement nos consolations. – Oui, sans doute, le riche se sert, pour boire, de coupes et de flacons d’argent : qu’il continue à le faire.

En ce moment un officier ouvrit la porte, et Cromwell, quittant le ton traînant qu’il semblait pouvoir continuer éternellement, lui adressa la parole avec vivacité. – Hé bien, Pearson, est-il arrivé ?

– Non, général ; nous l’avons cherché inutilement à l’endroit que vous avez indiqué et dans plusieurs autres qu’on sait qu’il fréquente dans la ville.

– Le drôle ! – serait-il possible qu’il fût traître ? Non, non, il a trop d’intérêt à être fidèle, il se trouvera dans un instant. – Écoute-moi ici !

Pendant toute cette conversation le lecteur peut se figurer quelles étaient les alarmes d’Éverard. L’arrivée inattendue de Cromwell devait avoir quelque motif très-important, et il ne pouvait s’empêcher de soupçonner que le général avait reçu quelque avis sur le lieu où Charles se tenait caché. Si l’on s’emparait de la personne du prince, il était à craindre de voir un renouvellement de la tragédie du 30 janvier, dont la perte de toute la maison de Lee et probablement la sienne seraient la suite nécessaire.

Il cherchait quelque consolation dans les yeux de Wildrake, dont la physionomie exprimait l’inquiétude, quoiqu’il s’efforçât de maintenir son air habituel d’insouciance. Mais le poids qui l’oppressait était trop lourd. Ses pieds changeaient de position à chaque instant, ses yeux roulaient de côté et d’autre, et il se tordait les mains comme un témoin qui craint l’approche de l’interrogatoire.

Cependant Olivier ne laissait pas aux deux amis un instant de loisir pour se concerter. Même pendant que le cours de son éloquence verbeuse s’égarait dans tant de détours qu’il était impossible de voir où il voulait en venir, son œil actif et vigilant déjouait tous les efforts que faisait Éverard pour avoir quelque communication avec Wildrake, même par signes. Une fois, à la vérité, il fixa les yeux un instant sur la croisée, et les porta ensuite sur son ami, comme pour lui faire sentir qu’il pourrait peut-être s’échapper par cette voie ; mais le Cavalier lui répliqua en secouant tristement la tête, par un mouvement si léger qu’il était presque imperceptible. Éverard perdit donc tout espoir, et tout ce qui pouvait le distraire du pressentiment fâcheux d’un malheur prochain et inévitable, c’était l’inquiétude qu’il éprouvait sur la manière dont ce malheur arriverait, et sur la forme sous laquelle il se montrerait.

Il restait pourtant à Wildrake un rayon d’espérance. À l’instant même où Cromwell était entré, il était sorti de l’appartement et avait couru à la porte de la maison. Les mots : – on ne passe pas ! – prononcés en même temps par deux sentinelles, le convainquirent que le général, comme il l’avait craint, n’était pas arrivé sans être bien accompagné et sans avoir pris ses précautions. Il tourna sur ses talons, remonta l’escalier, et ayant trouvé sur le palier le jeune homme qu’il appelait Spitfire, il l’emmena à la hâte dans la petite chambre qu’il occupait.

Wildrake avait passé la matinée à chasser, et il y avait sur sa table quelques pièces de gibier. Il arracha une plume de l’aile d’une bécasse, et dit précipitamment : – Spitfire, écoute mes ordres comme s’il y allait de ta vie. – Je vais te descendre dans la basse-cour par cette fenêtre. – Le mur de la cour n’est pas bien haut, et il n’est probablement pas gardé par des sentinelles. – Cours à la Loge, comme tu courrais pour gagner le ciel, et remets cette plume à miss Alice Lee, s’il est possible, sinon à Jocelin Joliffe. – Tu diras que j’ai gagné la gageure de la jeune dame. – M’as-tu bien compris ?

Le jeune homme intelligent frappa de sa main dans celle de son maître, et lui répondit seulement : – Fait.

Wildrake ouvrit la fenêtre, fit descendre Spitfire en le tenant par le collet de son habit ; et quoiqu’il y eût un intervalle assez considérable de la fenêtre au sol, un tas de paille adoucit sa chute, et Wildrake le vit se relever et escalader le mur de la basse-cour qui donnait sur une rue de derrière. Tout cela se passa si rapidement que Wildrake eut le temps de rentrer dans l’appartement où il avait laissé Cromwell, avant que l’empressement que l’on témoignait au général dans le premier moment de son arrivée eût permis de remarquer son absence.

Pendant la dissertation de Cromwell sur la vanité des diverses croyances, Wildrake réfléchissait s’il n’aurait pas mieux fait d’envoyer un message verbal plus explicite, puisqu’il n’avait pas le temps d’écrire ; mais le jeune homme pouvait être arrêté, questionné ; la connaissance de la mission pressée et importante dont il était chargé pouvait le troubler ; et, tout bien considéré, Wildrake se sut bon gré d’avoir adopté une manière plus énigmatique d’envoyer sa nouvelle. Il avait donc sur son patron l’avantage de conserver encore quelque reste d’espérance.

Pearson avait à peine fermé la porte qu’Holdenough, aussi disposé à prendre les armes contre le futur dictateur qu’il l’avait été à faire face aux prétendus esprits et fantômes de la Loge de Woodstock, recommença son attaque contre les schismatiques, qu’il traita de faux messagers, de faux frères et de tueurs d’ames ; et il allait citer des textes à l’appui de cette proposition quand Cromwell, ennuyé probablement de cette discussion, et désirant faire tomber l’entretien sur un sujet qui lui convint mieux, l’interrompit, quoique fort civilement, et se chargea de faire les frais de la conversation.

– Hélas ! le brave homme dit la vérité, suivant ses connaissances et ses lumières. – Oui, une vérité amère et pénible à digérer, car nous voyons avec les yeux des hommes, et non avec ceux des anges. – De faux messagers, dit le révérend ministre ; – il a raison ; le monde en est plein. Vous les verrez porter votre secret message à la maison de votre ennemi mortel, et ils lui diront : Voyez ! mon maître sort avec une suite peu nombreuse ; il doit passer par tels et tels endroits écartés et isolés ; dépêchez-vous, afin de lui dresser des embûches et de le tuer. – Et un autre qui sait où est caché l’ennemi de votre maison et de votre personne, au lieu d’en avertir son maître, ira porter des nouvelles à l’ennemi de celui-ci dans sa retraite, et lui dira : Voyez ! mon maître connaît votre demeure secrète ; levez-vous et fuyez, de peur qu’il ne tombe sur vous comme un lion sur sa proie. – Mais cela se passera-t-il sans punition ? ajouta-t-il en jetant sur Wildrake un regard qui le fit frémir ; non, sur la vie de mon ami et sur celui qui m’a donné l’autorité dans Israël, – ces faux messagers seront attachés à des gibets sur le bord de la route, et leur main droite sera étendue pour montrer aux autres le chemin dont ils se sont écartés.

– Certainement, dit maître Holdenough, c’est justice de punir de pareils coupables.

– Grand merci, Mass-John, pensa Wildrake ; mais quand un Presbytérien a-t-il manqué de donner un coup de main au diable ?

– Mais j’ajoute, continua Holdenough, que ceci est étranger à ce que je disais ; car les faux frères dont je vous parle sont…

– C’est cela même, dit Cromwell, sont de notre propre maison. Le brave homme a encore une fois raison. – Oui, de qui pouvons-nous dire aujourd’hui qu’il est un véritable frère, quoiqu’il soit le fruit des mêmes entrailles ? – Quoique nous ayons uni nos efforts pour la même cause, mangé à la même table, combattu côte à côte, adoré le même trône de merci, nous ne trouverons pas de vérité en lui. – Ah, Markham Éverard, Markham Éverard !

Il se tut après cette exclamation, et Éverard, désirant savoir sur-le-champ jusqu’à quel point il était compromis, répliqua : – Votre Excellence semble avoir dans l’esprit quelque chose qui me concerne. Puis-je la prier de s’expliquer, afin que je puisse savoir de quoi je suis accusé ?

– Ah, Markham, Markham ! répondit le général ; l’accusateur n’a pas besoin de parler quand la conscience élève la voix en nous. – Ne vois-je pas la sueur sur ton front, Markham Éverard ? – N’y a-t-il pas du trouble dans tes yeux ? – Tous tes membres ne sont-ils pas agités ? – Et qui a jamais vu de pareilles choses dans le noble et brave colonel Éverard, dont le front était à peine humide après avoir porté le casque pendant une longue journée d’été, – lui dont la main tremblait à peine après avoir manié une épée pesante pendant plusieurs heures. – Mais allons, Éverard, tu ne mets pas assez de confiance en moi. N’as-tu pas été pour moi comme un frère ? – Ne te pardonnerais-je pas même la soixante-dix-septième fois ? – Le drôle qui devrait nous avoir déjà rendu à présent un service de haute importance s’amuse je ne sais où. Profite de son absence, Markham ; c’est une grace que Dieu t’accorde contre ton attente. – Je ne te dis pas, tombe à mes pieds ; je te dis, parle-moi comme un ami à son ami.

– Je n’ai jamais dit à Votre Excellence rien qui fût indigne du titre qu’elle a bien voulu me donner, répondit Éverard avec fierté.

– Je ne dis pas cela, Markham, répliqua Cromwell ; mais… mais vous auriez dû, colonel, vous souvenir du message que je vous ai envoyé par cet homme. – Et en même temps il montra Wildrake. – Et comment votre conscience a-t-elle pu vous permettre, après avoir reçu un message fondé sur de si puissantes raisons, d’expulser mes amis de Woodstock, déterminé, comme vous l’étiez, à me traverser dans mes vues ? Comment avez-vous pu profiter d’une grace, sans remplir les conditions auxquelles je vous l’avais accordée ?

Éverard allait répondre, quand, à sa grande surprise, Wildrake s’avança avec un air et un regard qui n’avaient plus rien de sa nonchalance ordinaire, et qui semblaient même armés de dignité. – Vous vous trompez, maître Cromwell, dit-il avec autant de calme que de hardiesse : vous n’adressez pas vos reproches à celui qui les mérite.

Ce discours inattendu fut prononcé d’un ton si intrépide que Cromwell fit un pas en arrière, et, par un mouvement involontaire, avança la main vers la garde de son épée, comme s’il eût cru qu’un propos si audacieux devait être suivi de quelque acte de violence. Cependant il reprit sur-le-champ une attitude d’indifférence ; mais, courroucé d’un sourire qu’il aperçut sur les lèvres de Wildrake, il lui dit avec la dignité d’un homme accoutumé depuis long-temps à voir tout trembler devant lui.

– Est-ce à moi que ce discours s’adresse, camarade ? Sais-tu à qui tu parles ?

– Camarade ! répéta Wildrake, dont l’humeur insouciante avait complètement repris le dessus ; je ne suis pas votre camarade, maître Olivier. J’ai vu le temps où Roger Wildrake de Squattlesea-Mere, comte de Lincoln, jeune, bien fait, et propriétaire d’un beau domaine, n’aurait pas voulu passer pour compagnon du brasseur banqueroutier d’Huntingdon.

– Silence, Wildrake ! dit Éverard ; silence, si tu tiens à la vie !

– Je ne tiens pas plus à la vie qu’à un maravédis, répliqua Wildrake. D’ailleurs, ventrebleu ! si ce que je dis lui déplaît, qu’il dégaine. – Je sais, après tout, qu’il a de bon sang dans les veines, et je suis prêt à en détacher avec lui dans la cour, quand il aurait été dix fois brasseur.

– Je traite ces propos grossiers avec le mépris qu’ils méritent, dit Olivier. Mais si tu as quelque chose à dire sur l’objet dont il s’agit, explique-toi en homme, quoique tu aies plutôt l’air d’une brute.

– Tout ce que j’ai à dire, répondit Wildrake, c’est que, quoique vous reprochiez à Éverard d’avoir profité de la grace que vous lui aviez accordée, pour me servir de vos termes, il ne savait pas un mot des infâmes conditions que vous y aviez attachées. – J’ai eu grand soin de ne pas l’en instruire ; c’est donc sur moi que vous devez exercer votre vengeance, si cela peut vous plaire.

– Est-ce à moi que tu oses parler ainsi, esclave ? s’écria Cromwell réprimant pourtant encore avec soin une colère qu’il allait faire tomber sur un objet qu’il en jugeait indigne.

– Oui, vous ferez de chaque Anglais un esclave, si vous réussissez dans vous projets, dit Wildrake sans être le moins du monde intimidé, car l’espèce de crainte dont il avait été saisi quand il s’était trouvé tête à tête avec cet homme remarquable s’était complètement évanouie maintenant qu’il lui parlait en présence de témoins. Mais faites ce qu’il vous plaira, maître Olivier ; je vous en avertis d’avance, l’oiseau est envolé.

– Tu n’oserais me le dire en face ! s’écria Cromwell. – Il serait échappé ! – holà ! Pearson ! qu’on monte à cheval sur-le-champ ! – Échappé ! – c’est un mensonge ! – d’où ? – pour aller où ?

– Où ? – c’est là la question, dit Wildrake, car voyez-vous, monsieur, qu’on s’en aille de quelque part, c’est un fait certain, mais où va-t-on…

Il fit une pause d’un instant, et Cromwell était tout attention, espérant que l’impétuosité de l’insouciant Cavalier lui donnerait, sans le vouloir, quelque renseignement utile sur la route que Charles pouvait avoir prise.

– Mais où va-t-on ? répéta Wildrake ; c’est ce qu’il faut que maître Olivier tâche de découvrir lui-même.

En prononçant ces derniers mots, il tira sa rapière, et en porta un coup furieux à Cromwell. Si la lame n’eût trouvé d’autre obstacle qu’un justaucorps de buffle, il est probable que la carrière du général se serait terminée à Woodstock. Mais la crainte de pareilles entreprises contre sa vie faisait que Cromwell portait sous ses vêtemens une cotte de mailles faite d’anneaux de l’acier le mieux trempé, mais si légère et si flexible qu’elle se prêtait à tous les mouvemens de son corps. Cette précaution lui sauva la vie en ce moment, car la rapière se brisa en morceaux, et Wildrake, retenu alors par Éverard et Holdenough, en jeta la poignée par terre avec dépit en s’écriant : – Maudite soit la main qui t’a forgée ! – M’avoir servi si long-temps, et me trahir au moment où tu pouvais nous faire honneur à tous deux ! – Mais que pouvait-on attendre de toi, depuis que tu avais été dirigée, même en plaisantant, contre un docte ministre de l’Église anglicane ?

Dans le premier moment d’alarme, et craignant peut-être que Wildrake n’eût quelque complice, Cromwell tira à demi de son sein un pistolet qui y était caché ; mais il l’y remit sur-le-champ en voyant qu’Éverard et le ministre tenaient chacun un bras du Cavalier.

Pearson accourut au bruit avec deux soldats. – Arrêtez ce drôle ! dit le général avec le ton d’indifférence d’un homme à qui les dangers étaient trop familiers pour exciter sa colère ; – garrottez-le, mais pas si serré, Pearson ; – car les soldats, pour montrer leur zèle, serraient de toute leur force autour des membres de Wildrake leurs ceinturons dont ils se servaient, à défaut de cordes, pour le lier. – Il a voulu m’assassiner, continua Cromwell, – mais je veux le réserver pour le sort qu’il mérite.

– Assassiné ! répéta Wildrake ; – je méprise vos paroles, maître Olivier ; je vous ai offert le combat corps à corps.

– Le fusillerons-nous dans la rue pour l’exemple ? – demanda Pearson pendant qu’Éverard cherchait à empêcher Wildrake d’aggraver encore le courroux du général.

– Sur votre vie, respectez la sienne, dit Cromwell, – contentez-vous de le placer en lieu de sûreté, et sous bonne garde.

Pendant ce temps, le prisonnier s’écriait en s’adressant à Éverard : – Ne me tourmente pas davantage ! je ne suis plus à ton service ni à celui de personne, et je suis aussi prêt à mourir que je l’ai toujours été à boire un verre de vin. – Et en parlant de cela, maître Olivier, vous qui avez été autrefois un joyeux gaillard, ordonnez donc à une de vos écrevisses d’approcher de mes lèvres ce pot d’ale, et Votre Excellence aura une santé, une chanson, et… et un secret.

– Déliez-lui un bras, dit Cromwell, et donnez-lui ce qu’il demande. – Tant qu’il existera, ce serait une honte de lui refuser l’élément qui le fait vivre.

– Pour cette fois, que la bénédiction du ciel tombe sur votre tête ! dit Wildrake dont l’unique but, en prolongeant cette conversation étrange, était de gagner du temps, car chaque instant était précieux ; – vous avez brassé autrefois de bonne bière, et cela doit vous valoir une bénédiction. – Maintenant voici la santé et la chanson, car elles marchent ensemble :

Fils d’une sorcière infidèle,

Puisses-tu quelque jour crever dans un bourbier,

Et pourrir sur un vil fumier

Aussi bien que quiconque épouse ta querelle !

Tandis que tout Anglais boira

À la santé du roi, quand Charles reviendra.

À présent il faut que je vous apprenne mon secret, pour que vous ne m’accusiez pas d’être parti sans payer mon écot, car je doute que vous preniez pour argent comptant ma chanson et ma santé. Hé bien ! maître Cromwell, mon secret… c’est que… l’oiseau est envolé, et que votre nez rouge sera aussi blanc que le linceul qui vous servira un jour, avant que vous puissiez flairer de quel côté il a pris son vol.

– Drôle, dit Cromwell d’un ton méprisant, garde tes plaisanteries pour le gibet.

– Je regarderai le gibet avec plus de hardiesse, répondit Wildrake, que vous n’en avez montré quand je vous ai vu regarder le portrait du roi martyr.

Ce reproche piqua Cromwell au vif. – Misérable ! s’écria-t-il. – Pearson, emmenez-le ; faites sortir un piquet, et… mais non, non, pas à présent. – Qu’il soit bien enfermé, bien surveillé, et qu’on le bâillonne, s’il tente de parler aux sentinelles, – ou plutôt qu’on mette près de lui une bouteille d’eau-de-vie, et je réponds qu’il se bâillonnera lui-même à sa manière. – Quand le jour sera venu, il sera bâillonné à la mienne, afin qu’il serve d’exemple.

Pendant les diverses pauses que le général mettait entre ses ordres, il était évident qu’il parvenait à maîtriser son courroux ; et quoi qu’il fût en fureur en commençant à parler, il finit son discours avec le ton méprisant d’un homme qui se regarde comme bien au-dessus des propos insultans d’un inférieur. Cependant un nuage semblait encore planer sur son esprit, car il restait debout et immobile, comme s’il eût pris racine au lieu où il était, les yeux fixés sur le plancher, et sa main droite pressée sur ses lèvres, en homme qui réfléchit profondément. Pearson, qui avait à lui parler, se retira en arrière, et fit un signe pour indiquer qu’on gardât le silence.

Maître Holdenough ne vit pas ce signe, ou ne crut pas devoir y obéir. S’approchant du général, il lui dit d’un ton respectueux mais ferme : – Ai-je bien compris que l’intention de Votre Excellence est que ce pauvre homme périsse demain matin ?

– Comment ? s’écria Cromwell sortant de sa rêverie, que dis-tu ?

– Je prends la liberté, répondit le ministre, de vous demander si votre volonté est que ce malheureux meure demain.

– De qui parles-tu ? demanda Cromwell. – De Markham Éverard ? – Ne dis-tu pas qu’il doit mourir demain ?

– À Dieu ne plaise ! s’écria Holdenough en faisant un pas en arrière. Je vous demandais si cet homme égaré, ce Wildrake, devait être si soudainement retranché du nombre des vivans.

– Oui, oui ! répondit Cromwell, quand l’assemblée générale du chapitre de Westminster et tout le sanhédrin des Presbytériens m’offriraient de lui servir de caution.

– Si vous ne revenez pas là-dessus, monsieur, reprit Holdenough, du moins ne donnez pas à ce pauvre homme les moyens d’abrutir sa raison. Permettez-moi de le suivre, de veiller avec lui, et de tâcher de le faire admettre dans la vigne, quoique à la dernière heure du jour. – Oui, de le ramener dans le bercail (quoiqu’il ait négligé d’écouter la voix du pasteur), jusqu’à ce que le temps soit fermé pour lui.

– Pour l’amour du ciel, général, dit Éverard, qui avait gardé le silence jusqu’alors, parce qu’il connaissait mieux l’humeur de Cromwell en pareilles occasions, réfléchissez mieux à ce que vous faites.

– Est-ce à toi à me donner des leçons ? dit Cromwell ; pense à tes propres affaires, et crois-moi, elles auront besoin de tout l’esprit que tu peux avoir. – Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Holdenough, je n’ai pas besoin de pères confesseurs auprès de mes prisonniers ; – je ne veux point de rapporteurs de ce qui se passe dans l’école. Si le drôle a soif de consolations spirituelles, – et je crois qu’il aura plutôt soif de deux pintes d’eau-de-vie, le caporal Humgudgeon, qui commande le corps-de-garde, prêchera et priera aussi bien que le plus savant de vous tous.

– Mais ce délai est insupportable, Pearson ; ce drôle n’est-il pas encore venu ?

– Non, général, répondit Pearson. Ne ferions-nous pas mieux de nous rendre à la Loge sans l’attendre ? La nouvelle que nous sommes ici peut y arriver avant nous.

– C’est la vérité, dit Cromwell parlant à part à l’officier ; mais tu sais que Tomkins nous a recommandé de n’en rien faire, attendu qu’il y a dans cette vieille maison tant de poternes, tant d’entrées et d’issues secrètes, qu’elle ressemble à un clapier de lapins, et qu’on pourrait en sortir en dépit de toutes nos précautions, à moins qu’il ne soit avec nous pour nous montrer toutes les portes qu’il faut garder. Il nous a dit aussi qu’il pourrait être en retard de quelques minutes pour venir nous joindre ; mais voilà une demi-heure que nous l’attendons.

– Votre Excellence croit-elle pouvoir compter entièrement sur Tomkins ? demanda Pearson.

– Autant que son intérêt l’exige, très-certainement, répondit Cromwell. Il a toujours été l’instrument dont je me suis servi pour connaître le secret des complots, et particulièrement de ceux de Rochecliffe, qui est assez oison pour s’imaginer qu’un drôle comme Tomkins n’est pas à vendre au plus offrant. – Cependant il commence à être tard ; je crains que nous ne soyons obligés d’aller à la Loge sans lui ; mais, tout bien considéré, j’attendrai ici jusqu’à minuit. – Ah ! Éverard, si tu le voulais, tu pourrais nous tirer d’embarras ; quelques principes ridicules, quelque préjugés fantasques ont plus de pouvoir sur ton esprit que le désir de la pacification et du bonheur de l’Angleterre, et que la foi que tu dois à ton ami, à ton bienfaiteur, qui veut toujours l’être, et qui assurera la fortune et la sécurité de tous tes parens. Tout cela est-il pour toi plus léger dans la balance que la cause d’un indigne jeune homme qui, avec son père et la maison de son père, trouble Israël depuis cinquante ans ?

– Je ne comprends pas Votre Excellence, je ne conçois pas quel est le service dont elle vent parler, et que je puisse lui rendre honorablement ; car je regretterais de l’entendre me demander quelque chose qui ne serait pas d’accord avec mon honneur.

– Ce que j’ai à te demander peut s’accorder avec ton honneur ou ton humeur scrupuleuse, n’importe le nom que tu veuilles lui donner. – Tu connais sans doute toutes les secrètes issues de ce palais de Jézabel qui est là-bas, il ne s’agit que de montrer les points qu’il est nécessaire de garder, pour empêcher que personne n’en sorte.

– Je ne puis vous aider en cela, général. Je ne connais pas toutes les sorties secrètes de Woodstock, et quand je les connaîtrais, ma conscience ne me permettrait pas de vous les indiquer.

– Nous les trouverons sans vous, monsieur, dit Cromwell avec-hauteur, et s’il se découvre dans la Loge quelque chose contre vous, souvenez-vous que vous avez perdu tout droit à ma protection.

– Je serais fâché de perdre votre amitié, général, mais je crois que ma qualité d’Anglais me dispense d’avoir besoin de la protection de qui que ce soit. Je ne connais aucune loi qui m’oblige à jouer le rôle d’espion ou de délateur, quand même je serais en état de remplir l’une ou l’autre de ces fonctions honorables.

– Hé bien, monsieur, répondit Cromwell, avec toutes vos qualités et vos privilèges, je prendrai la liberté de vous emmener cette nuit à la Loge de Woodstock, où je vais faire une enquête sur des affaires qui intéressent l’État. – Approche, Pearson. Il prit dans sa poche un papier sur lequel était grossièrement tracé le plan de la Loge de Woodstock et des diverses avenues qui y conduisaient. – Regarde bien cela, lui dit-il ; il faut que nous marchions à pied, en deux détachemens séparés et dans le plus grand silence. – Tu avanceras vers les derrières de cette vieille demeure d’iniquité avec quarante hommes, et tu les posteras tout autour aussi bien que tu le pourras. Prends avec toi ce révérend presbytérien ; dans tous les cas, il faut s’assurer de sa personne, et d’ailleurs, il peut te servir de guide. – Moi, j’occuperai le devant de la Loge ; et quand tous les terriers seront fermés de cette manière, tu viendras prendre mes ordres. – Silence et promptitude ! – Quant à ce chien de Tomkins, qui m’a manqué de parole, il faudra qu’il m’en donne de bonnes raisons, ou malheur au fils de son père ! – Révérend, ayez la bonté d’accompagner cet officier. – Colonel Éverard, suivez-moi ; mais d’abord remettez votre épée au capitaine Pearson, et regardez-vous comme aux arrêts.

Éverard remit son épée à Pearson sans prononcer un seul mot, et, avec le pénible pressentiment de quelque grand malheur, suivit le général républicain, se soumettant à des ordres auxquels il aurait été inutile de vouloir résister.

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