« Pour mettre Rosemonde à l’abri de la haine
« Que lui portait la reine,
« Le roi fit construire un palais
« Tel qu’on n’en avait vu jamais.
« Les murs en étaient hauts, les tours en étaient fortes,
« Et cent cinquante portes
« Conduisaient à tant de détours
« Qu’on n’en pouvait suivre le cours.
« Ce labyrinthe était non moins inextricable
« Que celui de la fable.
« De même il eût fallu tenir
« Un fil pour entrer, pour sortir. »
Ballade de la belle Rosemonde.
Les traditions du pays, de même que quelques preuves historiques, confirment l’opinion que le labyrinthe composé d’une multitude de passages souterrains qui existait dans la Loge de Woodstock avait été construit par Henry II principalement dans la vue de mettre sa maîtresse Rosemonde Clifford à l’abri de la jalousie de la reine, la célèbre Éléonore. À la vérité le docteur Rochecliffe, dans un de ces accès de contradiction auxquels les antiquaires sont quelquefois sujets, était assez hardi pour contester le motif du dédale de corridors et de chambres secrètes qu’on avait pratiqués dans l’épaisseur des murs de cet ancien château ; mais un fait incontestable, c’était que l’architecte normand qui avait élevé cet édifice avait porté au plus haut point de perfection l’art compliqué, dont on a vu ailleurs des échantillons, de créer des passages secrets, et de pratiquer des lieux de refuge ou de retraite. On y trouvait des escaliers qui montaient sans autre but apparent que de descendre ensuite, des corridors qui, après bien des détours, ramenaient au même endroit d’où l’on était parti, – des trappes et des bascules, des panneaux mouvans et des portes déguisées de toute manière.
Quoique Olivier ne fût aidé que par un plan imparfait, qui lui avait été envoyé par Joseph Tomkins, que le docteur Rochecliffe avait employé autrefois dans ses recherches, il croyait connaître parfaitement toutes les localités : cependant les républicains rencontraient à chaque pas des obstacles sérieux sous la forme de portes épaisses et solides, de murailles formidables, et de fortes grilles de fer. Ils marchaient donc presque au hasard sans trop savoir s’ils s’éloignaient ou s’ils approchaient de l’extrémité de ce labyrinthe. Ils furent obligés d’envoyer chercher des ouvriers avec des marteaux d’enclume et d’autres instrumens, pour forcer quelques-unes de ces portes qui résistaient à tous leurs efforts. Épuisés de fatigue dans ces passages ténébreux, où ils étaient de temps en temps suffoqués par la poussière qu’excitaient ici une porte brisée, là un mur démoli, les soldats eurent besoin d’être relevés plus d’une fois, et le gros caporal Grace-soit-ici lui-même haletait et soufflait comme une baleine échouée.
Cromwell seul continuait ses recherches avec un zèle que rien ne pouvait refroidir ; il encourageait les soldats dans le langage mystique propre à faire impression sur eux, les exhortait à ne pas se laisser abattre faute de foi ; et en plaçant des sentinelles dans tous les endroits qu’il jugeait convenables, il s’assurait la possession des passages déjà visités. Son œil actif et vigilant découvrit, avec un sourire de dérision, les poulies et les cordes dont on s’était servi pour renverser le lit du pauvre Desborough, les restes de divers déguisemens qu’on avait employés pour l’effrayer ainsi que Bletson et Harrison, et les voies secrètes par lesquelles on s’était introduit dans leurs appartemens. Il en fit faire la remarque à Pearson sans y ajouter d’autre commentaire que l’exclamation : – Les imbéciles !
Mais ceux qui accompagnaient le général commençaient à se lasser, et il fallut tout son enthousiasme pour exciter le leur. Il leur fit écouter des voix qui semblaient se faire entendre devant eux, et en tira la preuve qu’ils étaient sur les traces de quelque ennemi de la république, qui, pour exécuter des complots de malveillance, s’était retiré dans cette forteresse extraordinaire.
Cependant, malgré tous ces encouragemens, le zèle des soldats se ralentissait. Ils se parlaient à voix basse les uns aux autres des diables de Woodstock, qui les conduisaient peut-être vers une chambre qu’on disait exister dans le palais, et dont le plancher, faisant bascule, précipitait dans un abîme sans fond ceux qui y entraient. Humgudgeon donna à entendre qu’il avait consulté le matin même les saintes Écritures par le moyen du sort, et qu’il était tombé sur le passage : – Eutiche tomba du troisième étage. L’énergie et l’autorité de Cromwell, avec des rafraîchissemens et quelques verres d’eau-de-vie qu’on distribua aux soldats, les déterminèrent à continuer leur tâche.
Néanmoins, malgré leurs efforts infatigables, l’aurore parut avant qu’ils fussent arrivés à l’appartement du docteur Rochecliffe, dont nous avons déjà fait la description, et ils n’y arrivèrent que par un chemin beaucoup plus difficile que celui que prenait le docteur pour s’y rendre. Mais là toute leur habileté se trouva long-temps en défaut. D’après les nombreux objets de diverse nature qui s’y trouvaient rassemblés, les apprêts d’un souper froid, et un lit tout préparé, il semblait qu’ils étaient arrivés au quartier-général du labyrinthe ; mais les divers passages qui y aboutissaient conduisaient à des endroits qu’ils connaissaient déjà, ou communiquaient avec les parties de la maison où avaient été placées des sentinelles, qui les assurèrent que personne n’y avait passé. Cromwell resta long-temps dans l’incertitude de ce qu’il devait faire. Avant d’avoir pris son parti il donna ordre à Pearson de s’emparer des écritures en chiffres, et des papiers les plus importans qui étaient sur la table. – Cependant, ajouta-t-il, je crois qu’il s’y trouvera peu de chose que je ne sache déjà, grace à Tomkins le Fidèle. – Ô Joseph l’Honnête, il ne reste pas dans toute l’Angleterre un agent aussi actif et aussi rusé que toi !
Après un intervalle assez considérable, pendant lequel il sonda avec le pommeau de son épée presque toutes les pierres des murailles et toutes les planches du parquet, le général donna ordre qu’on lui amenât sir Henry Lee et le docteur Rochecliffe, espérant pouvoir tirer d’eux quelque explication des secrets de cet appartement.
– Si Votre Excellence veut me laisser le soin de les interroger, dit Pearson, qui était un soldat de fortune sans éducation, et qui avait été boucanier dans les Indes occidentales, je crois que par le moyen d’une ficelle serrée autour de leur front, et tournée avec la baguette d’un pistolet, je ferai sortir la vérité de leur bouche ou les yeux de leur tête.
– Fi, Pearson ! dit Cromwell avec horreur ; ni comme Anglais, ni comme chrétiens, nous ne devons nous porter à de tels actes de cruauté. Nous pouvons tuer les malveillans, comme on écrase les insectes nuisibles ; mais les torturer, c’est un péché mortel ; car il est écrit : – Il les fit torturer pour exciter la pitié même de ceux qui les emmenaient captifs. – Je révoque même l’ordre que j’avais donné de les amener ici, espérant que le ciel nous accordera assez de sagesse pour découvrir leurs ruses les plus secrètes.
Il y eut encore une pause pendant laquelle une nouvelle idée se présenta à l’imagination de Cromwell. – Apportez-moi ce tabouret, dit-il ; et le plaçant devant une des deux fenêtres qui étaient à une telle hauteur qu’un homme debout sur le plancher ne pouvait y atteindre, il parvint à monter sur ce que nous appellerons la plate-forme de la croisée, qui avait la même largeur que l’épaisseur de la muraille, c’est-à-dire six à sept pieds. – Viens ici, Pearson, dit-il ; – mais auparavant donne ordre qu’on double la garde auprès de la tour nommée l’Échelle de l’Amour, et qu’on y porte un second pétard. – Allons, viens maintenant.
Pearson, quoique plein de bravoure sur le champ de bataille, était un de ces hommes qui éprouvent des vertiges quand ils se trouvent à une grande élévation. Il recula en voyant le précipice sur le bord duquel Cromwell se tenait avec une tranquillité parfaite, et il fallut que le général le tirât par la main pour le faire avancer.
– Je crois, dit Olivier, que j’ai enfin trouvé le fil ; mais, par le jour qui nous éclaire, il n’est pas facile à suivre. Regarde, nous sommes presque au haut de la tour de Rosemonde, et cette autre tour qui s’élève en face de nous est celle de l’Échelle de l’Amour, qui se joignait à celle-ci par le moyen d’un pont-levis dont le tyran débauché se servait pour gagner l’appartement de sa maîtresse.
– Précisément, mylord ; mais le pont-levis n’existe plus.
– Non, Pearson ; mais de l’endroit où nous sommes un homme agile pourrait sauter sur la plate-forme de cette autre tour.
– Je ne le crois pas, mylord.
– Pas même si le vengeur du sang était derrière vous, l’arme exterminatrice à la main ?
– La crainte de la mort est une grande puissance, mylord ; mais quand je considère cette terrible profondeur qui est sous nos pieds, et que j’envisage la distance qui nous sépare de cette autre tour, qui me paraît à une douzaine de pieds, j’avoue qu’il faudrait le danger le plus imminent pour me déterminer à tenter un pareil saut. – Hum ! cette seule idée me fait tourner la tête. – Je tremble en voyant Votre Altesse si près du bord du précipice, et se balançant comme si elle songeait à risquer ce saut périlleux. – Je le répète, quand il s’agirait de ma vie, j’oserais à peine m’approcher du bord autant que Votre Altesse !
– Ah ! esprit vil et dégénéré, ame de boue et d’argile, ne le ferais-tu pas, et bien davantage encore, pour la possession d’un empire ? – c’est-à-dire, continua Cromwell en changeant de ton, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit, si tu étais appelé à une pareille épreuve, afin que, devenant un grand homme parmi les tribus d’Israël, tu pusses racheter la captivité de Jérusalem, et peut-être faire quelque grande œuvre pour le peuple affligé de ce pays.
– Votre Altesse peut avoir une telle vocation ; mais il ne peut en être de même du pauvre Gilbert Pearson, son fidèle serviteur. Vous avez ri à mes dépens hier quand j’ai voulu essayer de parler votre langage, et je ne suis pas plus en état d’accomplir vos grands desseins que d’imiter votre manière de parler.
– Mais, Pearson, tu m’as donné deux fois, – oui, trois fois le titre d’Altesse.
– En êtes-vous sûr, mylord ? je n’y ai pas fait attention. Je vous en demande pardon.
– Il n’y a pas d’offense, Pearson ; il est bien vrai que je suis déjà à une grande élévation, et il est possible que je sois élevé encore plus haut. – Et cependant, hélas ! il conviendrait mieux à une ame simple comme moi de retourner à là charrue et au labourage. Néanmoins je ne lutterai pas contre la volonté suprême si je suis appelé à faire encore plus dans cette juste cause ; car sûrement celui qui a été pour Israël comme un bouclier de protection et un glaive de victoire, et qui a forcé ses ennemis à se courber sous le joug, n’abandonnera pas le troupeau à ces pasteurs insensés de Westminster, qui tondent leurs brebis et ne les nourrissent pas, et qui sont dans le fait des mercenaires, et non des bergers.
– J’espère voir Votre Excellence les jeter tous par la croisée. – Mais puis-je vous demander pourquoi nous avons une telle conversation avant de nous être assurés de l’ennemi commun ?
– Je n’ai pas envie de perdre un instant, Pearson. – Fais bien bloquer cette Échelle de l’Amour, comme on appelle cette tour ; car je regarde comme presque certain que celui que nous avons chassé de cachette en cachette pendant toute la nuit a fini par sauter de l’endroit où nous sommes sur la plate-forme qui est en face. La tour étant bien gardée en bas, la place de refuge qu’il a choisie sera pour lui une ratière dont il lui sera impossible de sortir.
– Il y a un baril de poudre dans cette chambre, général. S’il ne veut pas se rendre, le mieux ne serait-il pas de miner la tour, et de l’envoyer à cent pieds dans l’air avec tout ce qu’elle contient ?
– Ah ! étourdi, dit Cromwell en lui frappant familièrement sur l’épaule, si tu avais fait cela sans m’en parler, c’eût été me rendre un bon service. – Mais nous ferons d’abord une sommation à la tour, et ensuite nous réfléchirons si le pétard peut nous suffire, – sauf à en venir enfin à la mine. – Fais sonner les trompettes là-bas.
Pearson donna l’ordre, et les trompettes sonnèrent de manière à faire retentir les parties les plus éloignées du vieux bâtiment. Cromwell, comme s’il n’eût pas voulu voir l’individu qu’il supposait devoir paraître, recula comme un nécromancien qui craint d’apercevoir le spectre qu’il a évoqué.
– Le voilà sur la plate-forme de la tour, dit Pearson.
– Comment est-il vêtu ? demanda Cromwell, qui était rentré dans l’appartement.
– Habit gris galonné en argent, répondit Pearson ; des bottes sans éperons, chapeau gris surmonté d’un panache, cheveux noirs.
– C’est lui, c’est lui ! dit Cromwell. C’est encore une merci du ciel pour couronner l’œuvre.
Pearson et Albert Lee échangèrent alors quelques mots de leurs postes respectifs.
– Rendez-vous, dit le premier ; ou nous vous ferons sauter en l’air, vous et la tour où vous êtes.
– Je descends de trop haute race pour me rendre à des rebelles, répondit Albert avec le ton de dignité qu’un roi aurait pu prendre en pareille circonstance.
– Je vous prends tous à témoin qu’il a refusé quartier, s’écria Cromwell avec un accent de triomphe. C’est sur sa tête que son sang doit tomber. – Qu’un de vous descende le baril de poudre. Comme il aime à s’élever bien haut, nous y ajouterons la hauteur que pourront fournir les bandoulières de nos soldats. – Viens avec moi, Pearson, tu entends ce genre d’affaires. – Caporal Grace-soit-ici, monte sur la plate-forme de la fenêtre d’où le capitaine Pearson et moi nous venons de descendre, et fais sentir la pointe de ta pertuisane à quiconque essaierait d’y passer. – Tu es fort comme un taureau, et je parierais pour toi contre le désespoir même.
– Mais, répondit le caporal en montant à contre-cœur au poste qui lui était assigné, cet endroit est comme le pinacle du temple, et il est écrit qu’Eutiche tomba du troisième étage, et fut ramassé mort.
– Parce qu’il s’endormit à son poste, répondit Cromwell avec vivacité ; sois vigilant, et tes pieds ne trébucheront pas. Que quatre soldats restent ici pour soutenir le caporal, s’il est nécessaire ; et dès que vous entendrez les trompettes sonner la retraite, retirez-vous tous cinq dans ce passage voûté ; il est fort comme une casemate, et vous y serez en sûreté contre les effets de la mine. – Zorobabel Robins, tu seras leur lance-prisade .
Robins salua, et le général sortit pour rejoindre ceux qui étaient en avant.
Dès qu’il arriva à la porte du vestibule, il entendit l’explosion du pétard, et il vit que l’entreprise avait réussi. La porte de la tour était brisée, et les soldats, brandissant leurs épées d’une main et le pistolet de l’autre, se précipitaient pour y entrer. Un frissonnement de satisfaction qui n’était pas sans mélange de quelque horreur, agita un instant les nerfs de l’ambitieux républicain.
– Les y voilà ! s’écria-t-il, les y voilà ! il va avoir affaire à eux !
Son attente fut trompée. Pearson et les soldats revinrent sans avoir réussi. Le capitaine annonça à Cromwell qu’ils avaient été arrêtés par une grille formée d’énormes barres de fer, placée au bas de l’escalier, et qu’à environ dix pieds plus haut ils avaient aperçu un autre obstacle de même nature. Vouloir abattre ou forcer ces barrières tandis qu’un homme désespéré et bien armé avait sur eux l’avantage de la situation, c’était risquer la vie de plusieurs soldats.
– Et c’est un devoir pour nous d’être avares de leur sang, dit le général. – Que me conseilles-tu, Gilbert Pearson ?
– Il faut employer la poudre, mylord, répondit Pearson, qui vit que son maître était déterminé à lui laisser tout le mérite de cette affaire ; on peut aisément établir une chambre convenable sous le pied de l’escalier ; nous avons heureusement une saucisse pour faire une traînée, et ainsi…
– Ah ! dit Olivier, je sais que tu es expert en pareille besogne. – Mais, Gilbert, je vais visiter les postes, et donner ordre qu’on se tienne à distance convenable quand les trompettes sonneront la retraite. – Tu donneras à nos hommes cinq minutes pour se retirer.
– Trois sont bien assez. Il faudrait que les drôles fussent boiteux s’il leur en fallait davantage en pareille occasion. – Je n’en demanderais qu’une, quand je mettrais moi-même le feu à la traînée.
– Aie bien soin, si cet infortuné demande quartier, qu’on ne se bouche pas les oreilles. Il peut arriver qu’il se repente de sa dureté de cœur, et qu’il sollicite notre merci.
– Et il l’obtiendra, pourvu qu’il crie assez haut pour que je l’entende ; car l’explosion de ce damné pétard m’a rendu sourd comme la femme du diable.
– Paix, Gilbert, paix ! De pareils termes offensent le ciel.
– Morbleu, monsieur, il faut que je parle à votre manière ou à la mienne, à moins que je ne devienne muet aussi bien que sourd. – Allez faire la visite des postes, général, et vous m’entendrez bientôt faire quelque bruit dans le monde.
Cromwell sourit de la vivacité de son aide-de-camp, lui frappa doucement sur l’épaule, l’appela écervelé, s’éloigna pour s’en aller, revint sur ses pas, et lui dit à voix basse : – Quoi que tu fasses, fais-le promptement. Il s’avança alors vers la seconde ligne des sentinelles, tournant la tête de temps en temps, comme pour s’assurer si le caporal qu’il avait mis en faction était fidèle à sa consigne. Il le vit, la pertuisane en avant, sur le bord du gouffre qui séparait la tour de Rosemonde de celle de l’Échelle de l’Amour, et il murmura sous ses moustaches : – Le drôle a la force et le courage d’un ours, et il est plus facile à un seul homme de se défendre qu’à cent d’attaquer. Il jeta un dernier regard sur cette figure gigantesque, debout dans cette position aérienne, comme une statue gothique, son arme dirigée contre la tour qu’il avait en face, et appuyée contre son pied droit, son casque d’acier et sa cuirasse bien polie réfléchissant les rayons du soleil levant.
Cromwell continua sa marche pour donner aux sentinelles qui étaient en faction sur des points où l’effet de l’explosion pouvait être dangereux l’ordre de se retirer dans des endroits qu’il leur indiqua dès qu’ils entendraient le son de la trompette. Jamais, dans aucun autre instant de sa vie, il ne montra plus de calme et de présence d’esprit. Il parlait avec bonté aux soldats, qui l’adoraient ; il plaisantait même avec eux, et cependant il ressemblait à un volcan un moment avant l’éruption. – Il avait l’extérieur calme et tranquille, tandis que cent passions contradictoires fermentaient dans son sein.
Cependant le caporal Humgudgeon restait ferme à son poste ; mais, quoiqu’il fut aussi déterminé qu’aucun soldat qui eût jamais combattu dans le redoutable régiment des Côtes-de-Fer, et qu’il eût sa bonne part de ce fanatisme exalté qui doublait le courage naturel de ces austères religionnaires, le vétéran ne trouvait nullement agréable sa situation actuelle. À la distance de lui de la longueur d’une pique s’élevait une tour dont les fragmens massifs allaient être lancés dans les airs, et il n’avait pas une entière confiance en l’espace de temps qui lui serait donné pour s’éloigner de ce dangereux voisinage. Il était donc distrait en partie de sa vigilance par ce sentiment naturel qui le portait de temps en temps à baisser les yeux sur les mineurs qui étaient à l’ouvrage, au lieu de les tenir constamment fixés sur la tour qu’il avait en face.
Enfin l’intérêt de cette scène fut porté au plus haut point. Après avoir entré dans la tour, en être sorti et y être rentré plusieurs fois pendant le cours d’environ vingt minutes, Pearson en sortit, comme on pouvait le supposer, pour la dernière fois, portant en main et déroulant en même temps la saucisse, espèce de sac de toile fortement cousu, portant ce nom à cause de sa forme, et rempli de poudre, qui devait servir de trainée entre la mine qu’il s’agissait de faire jouer, et le point occupé par l’ingénieur chargé d’y mettre le feu.
Pendant qu’il terminait ces préparatifs pour l’explosion, le caporal les suivait des yeux avec une attention qui ne lui permettait plus de songer à autre chose. Mais tandis qu’il regardait l’aide-de-camp tenant en main le pistolet dont il allait se servir pour allumer la traînée, et le trompette, son instrument levé, n’attendant que le signal pour sonner une retraite, le destin le frappa du coup qu’il attendait le moins.
Jeune, agile, hardi, et possédant toute sa présence d’esprit, Albert Lee, qui, par les meurtrières, avait suivi des yeux avec soin toutes les opérations des assiégeans, avait résolu de faire un effort désespéré pour sauver sa vie. Tandis que la tête de la sentinelle placée sur la petite plateforme en face de lui, et qui était à peine assez grande pour contenir deux personnes, était courbée vers la terre, il franchit l’espace qui l’en séparait, renversa le caporal en tombant sur lui, et sauta sur-le-champ dans l’appartement du docteur. La violence du choc jeta le malheureux Humgudgeon contre la muraille ; il tomba à la renverse, et fut précipité avec une telle violence que sa tête en touchant le sol y creusa une excavation de six pouces de profondeur, et fut brisée comme une coquille d’œuf.
Ne sachant encore ce qui venait d’arriver, mais surpris et confondu par la chute d’un corps pesant qui venait de tomber assez près de lui, Pearson lâcha son coup de pistolet, sans songer au signal convenu. La poudre prit, et l’explosion eut lieu. Si la mine eût été chargée d’une plus grande quantité de poudre, le résultat en eût été fatal à plusieurs sentinelles qui étaient à peu de distance ; mais il ne s’en trouva que suffisamment pour faire sauter, dans une direction latérale, une partie du mur précisément au-dessus des fondations, ce qui détruisit pourtant l’équilibre et le contrepoids du bâtiment. Alors, au milieu d’un nuage de fumée qui commençait à s’élever en entourant la tour comme un linceul, et qui montait lentement de la base au sommet, ceux qui eurent le courage de contempler ce spectacle effrayant le virent trembler et chanceler. Elle pencha d’abord lentement, et, s’écroulant ensuite avec violence, couvrit la terre d’énormes débris, la résistance qu’elle avait faite prouvant l’excellence de sa construction.
Dès qu’il eut tiré son coup de pistolet, Pearson, alarmé pour sa sûreté, s’enfuit avec tant de précipitation qu’il pensa heurter le général, qui s’avançait vers lui, tandis qu’une grosse pierre, détachée du haut de la tour et partie avant les autres, tombait à trois pieds d’eux.
– Tu as été trop précipité, Pearson, dit Cromwell avec le plus grand calme possible ; quelqu’un n’est-il pas tombé de cette tour de Siloé ?
– Quelqu’un est certainement tombé, répondit Pearson encore fort agité, et son corps est là-bas à demi couvert de décombres.
Cromwell s’en approcha d’un pas résolu et accéléré, et s’écria : – Tu m’as perdu, Pearson ! – le Jeune Homme est échappé ; – ce corps est celui de notre sentinelle. – Maudit soit l’idiot ! qu’il pourrisse sous les débris qui l’ont écrasé !
En ce moment un cri partit de la petite plate-forme de la tour de Rosemonde, qui semblait encore plus élevée depuis la chute de celle qui rivalisait sa hauteur, quoiqu’elle ne l’atteignît pas. – Un prisonnier, noble général ! – un prisonnier ! – Le renard que nous avons chassé toute la nuit est pris au piège. – Le Seigneur l’a livré entre les mains de ses serviteurs.
– Qu’on le tienne sous bonne garde ! s’écria Cromwell, et qu’on me l’amène dans l’appartement où se trouve la principale entrée de ces passages secrets.
– Votre Excellence sera obéie.
Les suites de la hardiesse d’Albert Lee, qui était le sujet de ces exclamations, n’avaient pas été heureuses. Comme nous l’avons déjà dit, il avait renversé, en sautant sur la plate-forme, le soldat vigoureux et gigantesque qui y était en faction, et il avait descendu à l’instant dans la chambre de Rochecliffe. Mais les soldats qui y avaient été laissés se jetèrent sur lui, et, après une lutte que le désespoir lui fit soutenir malgré l’inégalité du nombre, ils le renversèrent ; deux d’entre eux entraînés dans sa chute tombèrent en travers sur son corps. Au même instant un grand bruit, semblable à celui du tonnerre, éclatant avec violence sur leurs têtes, ébranla tout autour d’eux, au point que la tour bien solide dans laquelle ils étaient trembla comme le mât d’un vaisseau prêt à céder à un ouragan. Ce bruit fut suivi quelques secondes après d’un autre bruit d’abord sourd, mais augmentant comme les mugissemens d’une cataracte qui semble menacer d’assourdir les habitans du ciel et de la terre. Le bruit produit par la tour qui s’écroulait était si imposant, si épouvantable, que, pendant une minute ou deux, les combattans restèrent inactifs, sans songer ni à l’attaque ni à la défense.
Albert fut le premier qui sortit de cet état de stupeur et qui recouvra son activité. Il parvint à se débarrasser des deux soldats qui étaient tombés sur lui, chercha à se relever, et y réussit presque. Mais il avait affaire à des hommes habitués à toute espèce de dangers, et dont l’énergie se ranima presque aussi promptement que la sienne ; quelques instans suffirent pour le subjuguer, et deux soldats lui tinrent les bras. Toujours loyal et fidèle, et résolu de soutenir jusqu’au bout le rôle dont il s’était chargé, il s’écria, quand il se vit hors d’état de résister : – Sujets rebelles, voulez-vous donc assassiner votre roi ?
– Ah ! entendez-vous cela ? dit un des soldats au lance-prisade qui commandait les trois autres. Ne frapperai-je pas sous la cinquième côte ce fils d’un père corrompu, comme Aod frappa le tyran Moab avec un poignard d’une coudée de longueur.
– Gardons-nous bien, Strickalthrow-le-Miséricordieux, de tuer de sang-froid le captif de notre arc et de notre javeline, répondit Robins. Il me semble que nous avons versé assez de sang depuis le sac de Fredagh . Ne lui faites donc aucun mal, sur votre vie, mais retirez-lui ses armes, et conduisons-le devant l’instrument choisi, notre général, afin qu’il décide de son sort comme il le jugera convenable.
Le soldat que sa joie avait porté à monter sur la plate-forme de la fenêtre pour être le premier à annoncer cette nouvelle à Cromwell rentra alors dans la chambre, et fit part à ses compagnons des ordres que le général venait de transmettre, et qui étaient conformes à l’avis qu’avait donné le lance-prisade. Albert Lee, désarmé et garrotté, fut donc conduit, comme prisonnier, dans l’appartement qui tirait son nom des victoires d’un de ses ancêtres, pour y être introduit devant Olivier Cromwell.
Calculant le temps qui s’était écoulé depuis le départ de Charles jusqu’à l’instant où le siège du château, si on peut l’appeler ainsi, s’était terminé par sa captivité, Albert avait tout lieu d’espérer que le roi se trouvait alors hors de la portée de ses ennemis. Cependant il résolut d’entretenir le plus long-temps possible une illusion qui pouvait contribuer à la sûreté de son maître. Il ne croyait pas qu’on pût reconnaître sur-le-champ la différence qui existait entre eux, son visage étant noirci de fumée, couvert de poussière et teint du sang qui coulait de quelques égratignures qu’il avait reçues pendant sa lutte avec les soldats.
Ce fut sous cet extérieur peu prévenant, mais armé de l’air de dignité qui convenait à un roi, qu’Albert entra dans l’appartement de Victor Lee, où il trouva, assis dans le fauteuil de son père, l’heureux ennemi d’une cause pour laquelle la maison de Lee avait conservé une fidélité héréditaire.