« C’est payer un vain titre un peu cher, sur ma foi.
« Mais pourquoi me tromper en te donnant pour roi ? »
SHAKSPEARE. Henry IV, part. I.
Olivier Cromwell se leva lorsque les deux vétérans Zorobabel Robins et Strickalthrow-le-Miséricordieux amenèrent devant lui le prisonnier, qu’ils tenaient chacun par un bras ; et il fixa son œil sévère sur Albert long-temps avant d’exprimer par la parole les idées qui l’agitaient. La joie du triomphe était le sentiment qui dominait en lui.
– N’es-tu pas, dit-il enfin, cet Égyptien qui, avant ces jours-ci, as occasioné un tumulte et conduit dans le désert des milliers d’hommes qui étaient des meurtriers ? – Ah ! jeune homme ! je t’ai poursuivi depuis Stirling jusqu’à Worcester ; mais je t’ai rencontré à la fin.
– J’aurais voulu te rencontrer, répondit Albert prenant le ton convenable à celui dont il jouait le rôle, dans un lieu où j’aurais pu t’apprendre la différence qui existe entre un roi légitime et un usurpateur ambitieux.
– Va, va, jeune homme, dit Cromwell, dis plutôt la différence qu’il y a entre un juge suscité pour la rédemption de l’Angleterre et le fils de ces rois à qui Dieu, dans sa colère, avait permis de régner sur elle. – Mais nous ne perdrons pas notre temps en paroles inutiles. – Dieu sait que ce n’est point par l’effet de notre propre volonté que nous avons été appelé à de si hautes fonctions, nos pensées étant aussi humbles que nous le sommes nous-mêmes ; notre nature, sans assistance, étant faible et fragile, et incapable de rendre raison de rien, si ce n’était par l’esprit qui est en nous, et qui ne vient pas de nous. – Tu es fatigué, jeune homme, et tu as besoin de repos et d’alimens, ayant sans doute été élevé dans la mollesse, habitué à te nourrir de ce que la terre produit de plus rare et de plus délicieux ; à être revêtu de pourpre et de linge fin.
Ici Olivier s’interrompit tout à coup, et s’écria brusquement : – Mais que veut dire ceci ? – Qui avons-nous sous les yeux ? ce n’est point là le basané Charles Stuart ! – C’est un imposteur, – un imposteur.
Albert jeta un coup d’œil à la hâte sur une glace qui était dans l’appartement, et s’aperçut que la perruque noire qu’il avait prise dans le magasin de déguisemens du docteur Rochecliffe s’était dérangée pendant qu’il luttait contre les soldats, et que ses cheveux d’un châtain clair, s’étaient échappés par-dessous.
– Qui est cet homme ? s’écria Cromwell en frappant du pied avec fureur ; qu’on lui arrache son déguisement !
Les soldats obéirent, approchèrent leur prisonnier de la croisée, et Albert sentit qu’il ne pouvait entretenir l’illusion un instant de plus avec la moindre apparence de succès. Cromwell, ému outre mesure, avança vers lui en grinçant des dents, les poings fermés, et il lui parla d’une voix creuse, sourde et amère, telle que celle qui aurait pu précéder un coup de poignard.
– Ton nom, jeune homme ?
Albert lui répondit avec autant de calme que de fermeté, prenant une expression de triomphe et même de mépris :
– Albert Lee de Ditchley, fidèle sujet du roi Charles.
– J’aurais pu le deviner, dit Cromwell. – Hé bien, tu iras rejoindre le roi Charles dès que le soleil marquera midi sur le cadran. – Pearson, qu’on l’enferme avec les autres prisonniers, et qu’ils soient tous exécutés à midi précis.
– Tous, général ! dit Pearson avec surprise ; car quoique Cromwell fit de temps en temps de formidables exemples, il n’était nullement sanguinaire.
– Tous ! répéta Olivier en fixant les yeux sur le jeune Lee. – Oui, jeune homme, ta conduite a dévoué à la mort ton père, ton parent et l’étranger qui se trouvait dans ta maison. – Tel est le fléau que tu as appelé sur la demeure paternelle.
– Mon père aussi ! mon vieux père ! s’écria Albert en levant les yeux vers le ciel et en faisant un effort inutile pour donner la même direction à ses bras ; que la volonté de Dieu s’accomplisse !
– Tous ces malheurs peuvent s’éviter, ajouta le général, si tu veux répondre à une question. – Où est le jeune Charles Stuart qu’on appelait roi d’Écosse ?
– Sous la protection du ciel, et hors de ton pouvoir, répondit sans hésiter le jeune royaliste.
– Qu’on l’emmène en prison ! s’écria Cromwell, et qu’il soit exécuté avec les autres comme malveillant pris en flagrant délit. Qu’une cour martiale s’assemble sur-le-champ.
– Un seul mot, dit le jeune Lee comme on l’entraînait hors de l’appartement.
– Arrêtez ! arrêtez ! s’écria Cromwell avec une agitation produite par un renouvellement d’espérance, laissez-le parler.
– Vous aimez les textes de l’Écriture, dit Albert ; en voici un qui pourra servir pour votre prochaine homélie : – Zimry vécut-il en paix après avoir tué son maître ?
– Qu’on l’emmène, dit le général, – qu’il soit mis à mort ! Je l’ai prononcé.
Tandis qu’il parlait ainsi, son aide-de-camp remarqua qu’il était excessivement pâle.
– Les affaires publiques ont trop fatigué Votre Excellence, dit-il ; une chasse au cerf dans la soirée pourrait vous distraire. Le vieux chevalier a ici un noble lévrier ; si nous pouvons le décider à chasser sans son maître, ce qui est peut-être difficile, car il est fidèle, et…
– Qu’on le pende !
– Quoi ? qui ? – Le beau lévrier ! Votre Excellence avait coutume d’aimer un bon chien de chasse.
– Peu importe ! Qu’il soit tué ! N’est-il pas écrit qu’on tua dans la vallée d’Achor, non-seulement le maudit Acham avec ses fils et ses filles, mais encore ses bœufs, ses ânes, ses moutons, et toute créature vivante qui lui appartenait ? Et nous agirons de même à l’égard de la famille malveillante de Lee, qui a aidé Sisara dans sa fuite, tandis qu’Israël aurait pu en être délivré pour toujours. – Mais Pearson, fais partir des courriers et des patrouilles. – Fais-le-suivre, poursuivre et surveiller de tous côtés. – Que mon cheval soit prêt dans cinq minutes, ou plutôt qu’on m’amène sur-le-champ le premier qui se trouvera.
Pearson crut remarquer que le général, en parlant ainsi, semblait avoir ses idées en désordre, et il vit que son front était couvert d’une sueur froide. Il lui représenta donc une seconde fois qu’il était nécessaire qu’il prît quelque repos, et il est probable que la nature secondait fortement ses instances. Cromwell fit deux pas vers la porte, chancela, s’arrêta, et se reposa sur une chaise.
– Véritablement, ami Pearson, dit-il, ce misérable corps est pour nous un obstacle perpétuel, même dans nos affaires les plus urgentes ; je me trouve en ce moment plus disposé à dormir qu’à veiller, ce qui n’est pas mon usage. Place donc des gardes, et nous prendrons une heure ou deux de repos. – Cependant fais partir des courriers dans toutes les directions, et qu’on ne ménage pas les chevaux. – Éveille-moi si la cour martiale a besoin d’instructions ; mais n’oublie pas de faire exécuter la sentence contre Henry et Albert Lee, et contre tous ceux qui ont été arrêtés avec eux.
À ces mots Cromwell se leva, et entr’ouvrit la porte d’une-chambre à coucher.
– Pardon, dit Pearson ; mais ai-je bien compris Votre Excellence ? – Tous les prisonniers doivent-ils être exécutés ?
– Ne te l’ai-je pas dit ? répondit Cromwell d’un ton mécontent ; est-ce parce que tu es et que tu as toujours été un homme de sang, que tu affectes des scrupules pour montrer de l’humanité à mes dépens ? Je te dis que s’il en manque un seul dans le compte que tu me rendras de l’exécution, ta propre vie m’en répondra.
Après avoir ainsi parlé, Cromwell entra dans la chambre à coucher, suivi de son valet de chambre que Pearson venait de faire appeler à l’instant.
Quand son général se fut retiré, Pearson resta dans une grande perplexité pour savoir ce qu’il devait faire ; non par scrupule de conscience, mais parce qu’il craignait également de déplaire à Cromwell, soit en retardant l’exécution de ses ordres, soit en s’y conformant trop littéralement et à la rigueur.
Cependant, Robins et Strickalthrow, après avoir conduit Albert en prison, étaient revenus, pour rendre compte de leur mission, dans l’appartement où Pearson était encore à réfléchir sur les ordres du général. Ces deux hommes étaient de braves soldats, des vétérans que Cromwell avait coutume de traiter avec beaucoup de familiarité, de sorte que Robins demanda sans hésiter au capitaine Pearson s’il avait dessein d’exécuter à la lettre les ordres qu’il avait reçus du général.
Pearson secoua la tête d’un air de doute, mais dit qu’il n’avait pas d’autre alternative.
– Sois assuré, répondit le vétéran, que, si tu fais cette folie, tu feras entrer le péché dans Israël, et que le général ne sera pas content de ton exactitude. Tu sais, et personne ne sait mieux que toi, que, quoique Olivier soit semblable à David en foi, en sagesse et en courage, il y a pourtant des momens où le mauvais esprit s’empare de lui, comme il s’emparait de Saul ; et les ordres qu’il donne alors, il ne remercie personne de les avoir exécutés.
Pearson était trop bon politique pour donner son assentiment direct à une proposition qu’il ne pouvait contredire. Il se borna à secouer la tête une seconde fois, et dit que ceux qui n’étaient pas responsables pouvaient parler bien aisément, mais que le devoir du soldat était d’obéir aux ordres qu’il avait reçus, et non de les juger.
– Et c’est la vérité, dit Strickalthrow-le-Miséricordieux, vieil Écossais rigide ; je ne sais où notre frère Zorobabel a pris cette faiblesse de cœur.
– Tout ce que je désire, répliqua Robins, c’est que quatre ou cinq créatures humaines respirent l’air de Dieu quatre ou cinq heures de plus. Il ne peut y avoir grand mal à retarder l’exécution, et notre général aura le temps de la réflexion.
– Sans doute, dit Pearson ; mais dans la place que j’occupe près de lui, je dois lui obéir plus ponctuellement que tu n’y es obligé, mon franc ami Zorobabel.
– Hé bien, la casaque grossière de drap de Frise du simple soldat sera exposée à l’ouragan comme l’habit brodé du capitaine, reprit Robins. Je pourrais vous citer des textes pour vous prouver que nous devons nous aider les uns les autres dans nos souffrances, et nous rendre mutuellement service, vu que le meilleur de nous n’est qu’un pauvre pécheur qui pourrait se trouver dans l’embarras si on lui demandait son compte trop vite.
– Véritablement, tu me surprends, frère Zorobabel, dit Strickalthrow. Toi qui es un vieux soldat expérimenté, dont la tête a blanchi pendant tes campagnes, tu donnes de tels avis à un jeune officier ! Le général n’a-t-il pas été appelé à purger le pays de méchans, – à en extirper les Amalecites, les Jébuséens, les Pérusites, les Hittites, les Amorrhéens ? – Les hommes dont tu parles ne doivent-ils pas être justement comparés aux cinq rois qui se réfugièrent dans la caverne de Macéda, et qui furent livrés entre les mains de Josué, fils de Nun ? Et n’en fit-il pas approcher ses capitaines et ses soldats pour leur mettre le pied sur le cou ? Et il les frappa, les tua, et les fit suspendre à cinq arbres jusqu’au soir. – Et toi, Gilbert Pearson, ne recule pas devant le devoir dont tu as été chargé, mais accomplis ce qui t’a été ordonné par celui qui a été élevé pour juger et délivrer Israël ; car il est écrit : Maudit celui dont le glaive ne prend point part au carnage.
Ainsi discutaient les deux théologiens militaires, et Pearson, beaucoup plus inquiet de satisfaire les désirs de Cromwell que de connaître la volonté du ciel, restait, en les écoutant, dans l’indécision et la perplexité.