CHAPITRE XXXVIII.

« J’ai vécu pour vous plaire, et je meurs à vos pieds.

Don Sébastien.

Le cours des années est rapide comme les flots que chasse la tempête. Nous ne pouvons reconnaître ni d’où vient le courant ni où il tend. Nous semblons même voir le temps s’écouler sans nous apercevoir des changemens qui s’opèrent en nous, et cependant le temps prive l’homme de sa force, comme le vent dépouille les forêts de leur feuillage.

Après le mariage d’Alice et de Markham Éverard, le vieux chevalier demeura près d’eux dans une ancienne maison dépendant de la partie de ses domaines qui avait été rachetée. Jocelin et Phœbé, alors mariés, conduisaient ses affaires intérieures, à l’aide de deux autres domestiques. Quand il était fatigué de lire Shakspeare, ou de rester dans la solitude, il allait chez son gendre, où il était sûr d’être toujours bien reçu ; et il le faisait d’autant plus volontiers et plus fréquemment que Markham s’était entièrement retiré des affaires publiques, désapprouvant le renvoi du parlement, et se soumettant à la domination de Cromwell plutôt comme à un mal inévitable que comme à un gouvernement légal. Cromwell semblait toujours disposé à se montrer son ami ; mais Éverard, conservant un profond ressentiment de la proposition que le général avait chargé Wildrake de lui faire de livrer le roi, ce qu’il regardait comme une insulte à son honneur, ne répondit jamais à ses avances, et adopta au contraire peu à peu l’opinion, qui commençait alors à se propager généralement, qu’on n’obtiendrait jamais un gouvernement stable qu’en rappelant la famille royale exilée. On ne peut guère douter que la marque personnelle de bonté qu’il avait reçue de Charles n’eût contribué à lui faire envisager plus favorablement une pareille mesure. Cependant il refusa de s’engager à rien tant qu’Olivier vécut, regardant son autorité comme trop solidement établie pour pouvoir être ébranlée par les complots qu’on pourrait former contre elle.

Pendant tout ce temps, Wildrake continua à être le protégé d’Éverard, quoique cette liaison ne fût pas toujours sans inconvénient pour celui-ci. Ce respectable personnage, pendant son séjour dans la maison de son ami, ou dans celle du vieux chevalier, trouvait pourtant moyen de se rendre utile par une foule de petits services ; et il gagna entièrement le cœur d’Alice par le soin qu’il prit d’apprendre à ses trois fils aînés à monter à cheval, à tirer des armes, à faire l’exercice, et surtout par l’attention qu’il avait de remplir un grand vide dans l’existence de son père en jouant avec lui aux échecs et au trictrac et en lui lisant Shakspeare. Il remplissait aussi les fonctions de clerc, quand quelque ministre persécuté de l’Église anglicane se hasardait à venir lire chez lui le service de l’Église. Tant que sir Henry put continuer à chasser, Wildrake lui rabattait le gibier ; mais surtout il avait avec lui de longues conversations, relativement à l’attaque de Brentford et aux batailles d’Edgehill, de Banbury, de Roundway-down, et autres sujets d’entretiens favoris, dont le vieux Cavalier ne pouvait causer avec autant de satisfaction avec son gendre, le colonel Éverard, qui avait cueilli tous ses lauriers sous les drapeaux du parlement.

Les ressources qu’il trouvait dans la société de Wildrake lui devinrent encore plus nécessaires quand il fut privé de son fils unique, qui fut tué dans la fatale bataille de Dunkerque, où malheureusement les drapeaux anglais furent déployés des deux côtés, les Français étant alors alliés de Cromwell, qui leur avait envoyé un corps auxiliaire, et les troupes du roi banni combattant pour les Espagnols. Sir Henry reçut cette triste nouvelle en vieillard, c’est-à-dire avec plus de calme extérieur qu’on n’aurait pu s’y attendre. Pendant des semaines et des mois, il eut presque toujours sous les yeux quelques lignes que lui fit passer l’infatigable docteur Rochecliffe, et qui étaient signées en petits caractères C. R., et plus bas, en grosses lettres, Louis Kerneguy. Celui qui les lui écrivait l’engageait à supporter cette perte irréparable avec d’autant plus de courage qu’il lui restait encore un autre fils (se désignant ainsi lui-même), qui le regarderait toujours comme un père.

Mais en dépit de ce baume de consolation, le chagrin, par son action imperceptible, épuisant le sang comme un vampire, semblait dessécher en lui les sources de la vie ; sans aucune maladie déclarée, sans qu’il éprouvât aucune souffrance corporelle, les forces du vieillard diminuaient chaque jour, et la société de Wildrake lui en devenait plus nécessaire.

Il ne faut pourtant pas croire qu’il l’eût sans cesse sous la main. Le Cavalier était un de ces heureux mortels qu’une forte constitution, un esprit irréfléchi et une gaieté extravagante mettent en état de jouer toute leur vie le rôle de l’écolier, et rendent heureux pour le moment, et insoucians du lendemain.

Une ou deux fois par an, quand il avait réuni quelques pièces d’or, il allait faire une excursion à Londres, où il menait une vie désordonnée, et, pour nous servir de ses expressions, faisait des siennes avec quelques Cavaliers aussi extravagans que lui, jusqu’à ce que quelque folie trop forte ou quelques propos inconsidérés le fissent mettre en prison, d’où il ne sortait qu’à force de crédit et d’argent, et quelquefois même un peu aux dépens de sa réputation.

Enfin Cromwell mourut, son fils renonça au gouvernement, et les divers changemens politiques de l’époque portèrent Éverard ainsi que bien d’autres à prendre des mesures plus actives en faveur du roi. Éverard fit même passer des sommes considérables pour son service, mais avec la plus grande précaution, sans employer aucun intermédiaire, et en correspondant directement avec le chancelier, qu’il informait de tout ce qu’il lui importait de connaître des affaires publiques. Malgré toute sa prudence il fut sur le point d’être engagé dans la malheureuse insurrection de Rooth et de Middleton dans l’ouest, et ce ne fut qu’avec beaucoup de difficulté qu’il échappa aux conséquences fatales de cette tentative malavisée. Le royaume se trouva ensuite dans un état de désordre complet, et cependant nul symptôme ne se montra favorable à la cause royale jusqu’au mouvement du général Monk, qui partit d’Écosse. Ce fut même alors, et à la veille d’un succès complet, que la fortune de Charles parut vouloir le placer au rayon le plus bas de sa roue, quand on apprit à la petite cour qu’il tenait à Bruxelles que Monk, en arrivant à Londres, s’était mis sous les ordres du parlement.

Ce fut à cette époque, un soir que le roi était à table avec Buckingham, Rochester et quelques joyeux courtisans de sa cour errante, que le chancelier Clarendon demanda audience tout à coup, et, entrant avec moins de cérémonie qu’il ne l’aurait fait en toute autre occasion, annonça des nouvelles extraordinaires. – Quant au messager qui les apportait, ajouta-t-il, il n’en pouvait rien dire, si ce n’était qu’il paraissait avoir beaucoup bu et peu dormi ; mais il lui avait donné des preuves qu’on pouvait le croire, de la part d’un homme dont il garantirait la fidélité sur sa vie. – Le roi voulut voir ce messager lui-même.

On le fit entrer. Sa tournure avait quelque chose qui annonçait un homme bien né, mais encore plus un débauché insouciant ; – les yeux rouges et gonflés, – les vêtemens en désordre, – le pas chancelant, tant par suite du défaut de sommeil qu’à cause des moyens qu’il avait pris pour supporter la fatigue. Il s’avança en zig-zag et sans cérémonie vers le haut bout de la table, saisit la main du roi, et la porta à ses lèvres sans trop de façon. Charles, au souvenir duquel ce mode de salutation contribua à le rappeler, ne fut pas très charmé que cette entrevue eût lieu devant un si grand nombre de témoins.

– J’apporte de bonnes nouvelles, dit cet étrange messager ; – de glorieuses nouvelles : – le roi recouvrera ce qui lui appartient. – Mes pieds sont beaux sur les montagnes. – Morbleu ! j’ai si long-temps vécu avec des Presbytériens que je me suis infecté de leur langage ; – mais à présent nous sommes tous les enfans du même père, – tous les pauvres enfans de Votre Majesté. – Le Croupion est ruiné, – des feux de joie sont allumés partout, – Londres semble en feu depuis le Strand jusqu’à Rotherhithe ; – la musique joue des fanfares ; toutes les broches tournent ; – on porte des santés ; on entend partout le cliquetis des verres.

– C’est ce que nous pouvons conjecturer, dit Buckingham.

– Mon ami Markham Éverard m’a chargé de vous annoncer cette nouvelle, Sire, continua le messager, et je veux être pendu si j’ai dormi depuis que je l’ai quitté. – Votre Majesté me reconnaît sans doute ? Votre Majesté se rappelle, – ça, ça, – sous le chêne du roi, à Woodstock.

Quel jour joyeux ! comme nous chanterons,

Nous danserons et surtout nous boirons,

Lorsque le roi reprendra sa couronne.

– Je vous reconnais parfaitement, maître Wildrake, dit le roi. J’espère que cette bonne nouvelle est certaine ?

– Certaine. Sire ! – N’ai-je pas entendu le son des cloches ? – N’ai-je pas vu le feu de joie ? – N’ai-je pas bu si souvent à votre santé que mes jambes pouvaient à peine me conduire jusqu’au quai ? – Elle est aussi certaine qu’il est sûr que je suis le pauvre Roger Wildrake, de Squattlesea-Mere, comté de Lincoln.

Buckingham dit alors à l’oreille du roi : – J’ai toujours soupçonné Votre Majesté d’avoir vu étrange compagnie après l’affaire de Worcester, et il faut convenir qu’en voici un rare échantillon.

– Un échantillon qui vous ressemble beaucoup, répondit le roi, ainsi qu’à toute la compagnie que j’ai vue ici pendant tant d’années, – le cœur aussi brave et la tête aussi vide ; – autant de galons, quoique un peu ternis, – un front d’airain, et presque autant de cuivre dans la poche.

– Je voudrais que Votre Majesté me chargeât de tirer la vérité de ce messager de bonnes nouvelles, dit Buckingham.

– Grand merci, répondit le roi ; mais il est aussi volontaire que vous, et de pareils gens s’accordent rarement. Notre chancelier est prudent, et nous lui devons notre confiance. – Maître Wildrake, vous allez suivre notre chancelier, qui nous fera le rapport de vos nouvelles. En attendant, je vous assure que vous ne perdrez rien à avoir été le premier à nous les annoncer.

À ces mots il fit signe à Clarendon d’emmener Wildrake, jugeant que, dans l’humeur où il le voyait, il pourrait bien faire allusion à quelques événemens passés à Woodstock, qui serviraient à l’amusement des beaux esprits de la cour plutôt qu’à leur édification.

On ne tarda pas à recevoir la confirmation de cette bonne nouvelle, et Wildrake reçut une gratification et le brevet d’une pension, à laquelle, d’après le désir spécial du roi, aucun service ne fut attaché.

Peu de temps à près, toute l’Angleterre répétait en chœur son refrain favori :

Quand reprend-il sa couronne ?

Ce sera le vingt-neuf mai.

En ce jour mémorable le roi partit de Rochester pour se rendre à Londres, et il reçut partout un accueil si unanimement cordial de la part de ses sujets, qu’il dit gaiement que ce devait être sa faute s’il avait été si long-temps absent d’un pays où son retour répandait tant de joie. À cheval entre ses deux frères, les ducs d’York et de Glocester, le monarque parcourait lentement tantôt des routes jonchées de fleurs, tantôt des rues ornées de tapisseries. Ici il trouvait une fontaine d’où le vin coulait à grands flots. – Là il passait sous un arc de triomphe. – Tous les principaux citoyens accouraient à sa rencontre, les uns en habit de velours noir, et avec une chaîne d’or ; les autres en costume militaire de drap d’or ou d’argent ; et ils étaient suivis d’une foule d’artisans, qui, après avoir vociféré contre le père, poussaient des acclamations en faveur du fils qui allait reprendre possession du palais de ses ancêtres. En traversant Blackheath, il y trouva cette armée qui, si long-temps formidable à l’Angleterre comme à l’Europe, avait pourtant fini par relever le trône qu’elle avait elle-même renversé. Comme il venait de passer au travers des dernières lignes de soldats, il arriva dans une plaine découverte où plusieurs personnes de distinction, et d’autres de qualité inférieure, s’étaient rendues pour féliciter le monarque prêt à entrer dans sa capitale.

Parmi les différens groupes, un surtout excitait une attention particulière, à cause du respect que lui montraient les soldats qui formaient la ligne, soit Cavaliers, soit Têtes-Rondes, et qui s’arrangeaient de manière à lui faciliter la vue du prince ; car deux hommes qui en faisaient partie avaient servi dans la guerre civile, et s’y étaient distingués.

C’était un groupe de famille, dont la principale figure était un vieillard assis sur une chaise, ayant sur les lèvres un sourire de satisfaction, et dont les yeux devinrent humides quand ils virent flotter une suite interminable de bannières, et qu’il entendit la foule pousser l’acclamation si long-temps oubliée, – Vive le roi Charles ! Ses joues étaient pâles comme la cendre, et sa longue barbe était blanche comme le duvet du chardon. Il restait encore quelque vivacité à ses yeux bleus ; mais il était évident que la vue commençait à lui manquer. Tous ses mouvemens indiquaient une grande faiblesse, et il ne parlait guère que pour répondre au babil de ses petits-enfans, ou pour faire une question, soit à sa fille assise à côté de lui, et d’une beauté dans tout son éclat, soit au colonel Éverard, qui était debout derrière eux. On voyait aussi le robuste Jocelin Joliffe, portant encore son costume de forestier, et appuyé sur le gourdin qui avait rendu dans son temps plus d’un service à la cause du roi. Près de lui était sa femme, matrone d’aussi bonne mine qu’elle avait été jolie fille : elle souriait de l’importance qu’elle avait acquise, et joignait quelquefois ses accens féminins à la voix mâle avec laquelle son mari faisait retentir l’acclamation qu’on répétait de toutes parts.

Trois beaux garçons et deux jolies petites filles entouraient leur aïeul, et l’assaillaient de questions auxquelles il faisait les réponses qui convenaient à leur âge en passant une main flétrie sur les beaux cheveux de ses petits favoris. Alice, secondée par Wildrake, splendidement vêtu, et dont les yeux n’étaient animés que par un seul verre de vin des Canaries, détournait de temps en temps l’attention des enfans, de peur qu’ils ne fatiguassent leur aïeul.

Nous ne devons pas oublier un autre personnage remarquable de ce groupe, – un chien d’une taille gigantesque, qui portait toutes les marques de la décrépitude canine, ayant peut-être alors quinze à seize ans. Mais quoiqu’il n’offrît plus à l’œil que les restes de ce qu’il avait été, que ses yeux fussent ternes, ses membres raides, sa tête courbée, et qu’une marche lente et pénible eût succédé à ses mouvemens vifs et gracieux, le noble chien n’avait rien perdu de son attachement pour son maître, et Bevis ne semblait plus vivre que pour se coucher aux pieds de sir Henry, au soleil pendant l’été, près du feu en hiver ; lever la tête pour le regarder, et lécher de temps en temps sa main desséchée et ses joues ridées.

Trois ou quatre domestiques en livrée complétaient ce groupe : ils avaient suivi leurs maîtres, afin d’empêcher qu’ils ne fussent trop serrés dans la foule ; mais ceux-ci n’eurent aucun besoin de leurs secours. Leur air respectable, quoique simple et sans prétention, leur prêtait, même aux yeux de la populace la plus grossière, une sorte de dignité patriarcale qui en imposait généralement, et ils étaient, sur la petite éminence qu’ils avaient choisie sur le bord du chemin, aussi tranquilles que s’ils eussent été dans leur jardin.

Bientôt le son des clairons annonça l’arrivée du roi ; on vit passer d’abord les poursuivans d’armes et les trompettes, – des costumes magnifiques, des panaches, des étendards, des armes de toute espèce, réfléchissant les rayons du soleil. Enfin parut un groupe composé de la première noblesse d’Angleterre, en tête duquel marchait le roi entre ses deux frères ; il avait déjà fait plus d’une halte, pour adresser quelques mots à différentes personnes qu’il avait reconnues parmi les spectateurs, et les applaudissemens de la multitude avaient suivi une courtoisie montrée si à propos. Mais dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur le groupe que nous venons de décrire, quand même Alice eût été changée au point d’être méconnaissable à ses yeux, il eût été impossible qu’il ne reconnût pas Bevis et son vénérable maître. Le monarque sauta à bas de cheval, et marcha sur-le-champ droit au vieux Chevalier, au milieu d’acclamations bruyantes comme le tonnerre, qui éclatèrent de toutes parts quand on vit Charles étendre le bras pour s’opposer aux faibles efforts que faisait le vieillard pour lui rendre hommage. Employant une douce violence pour l’empêcher de se lever, – Mon père, lui dit-il, bénissez-votre fils qui revient en sûreté, comme vous l’avez béni quand il vous a quitté au milieu des dangers.

– Que Dieu le bénisse ? – Qu’il le conserve ! dit le vieillard d’une voix faible, agité par de si vives sensations qu’il en était accablé. Et le roi, pour lui laisser un instant de repos, se tourna vers Alice.

– Et vous, ma belle conductrice, lui demanda-t-il, à quoi vous êtes-vous occupée depuis notre dangereuse promenade nocturne ? – Mais je n’ai pas besoin de vous faire cette question, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur les enfans ; – au service du roi et du royaume, à élever des enfans aussi loyaux que leurs ancêtres. – Un beau lignage sur ma foi ; c’est un spectacle agréable pour les yeux d’un roi d’Angleterre. – Colonel Éverard, j’espère que nous nous verrons à Whitehall ? – Il fit un signe de tête à Wildrake. – Et toi, Jocelin, je suppose que tu peux tenir ton gourdin d’une seule main ! Avance l’autre. – Baissant la tête avec une timidité gauche. Jocelin, comme un taureau qui montre ses cornes étendit le bras par-dessus l’épaule de sa femme, et présenta au roi une main aussi large et aussi dure qu’une assiette de bois, que Charles emplit de pièces d’or. Tu en emploieras quelques-unes, lui dit-il, à acheter une coiffure pour mon amie Phœbé. Elle aussi, elle a rempli ses devoirs envers la vieille Angleterre.

Le roi se retourna alors vers le chevalier qui semblait faire un effort pour parler. Il lui prit la main dans les deux siennes, et baissa la tête pour mieux entendre ses faibles accens, tandis que le vieillard, le tenant de l’autre main, balbutiait quelques mots entrecoupés, dont tout ce que Charles put saisir fut la citation :

De la rébellion extirpez la racine ;

Qu’en ces lieux désormais la loyauté domine .

Voulant mettre fin à une scène qui commençait à devenir pénible et embarrassante, le bon roi dit au vieillard, en parlant plus distinctement que de coutume, afin d’être plus sûr de s’en faire entendre : – Nous sommes dans un lieu un peu trop public pour tout ce que nous avons à nous dire ; mais, si vous ne venez pas bientôt voir le roi Charles à Whitehall, Louis Kerneguy ira vous rendre visite pour vous faire voir combien ses voyages l’ont rendu raisonnable.

À ces mots, il serra encore affectueusement la main du vieillard, salua Alice et tout ce qui l’entourait, et se retira. Sir Henry Lee, après l’avoir écouté avec un sourire qui prouvait qu’il entendait les paroles gracieuses qui lui étaient adressées, tourna le dos, et murmura le Nunc dimittis.

– Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mylords, dit le roi en remontant à cheval ; – sans les bonnes gens à qui je viens de parler, vous auriez pu m’attendre assez longtemps. – En avant, messieurs.

On se remit en marche ; le son des trompettes et des tambours se mêla de nouveau au bruit des acclamations, car on avait gardé le silence pendant tout le temps que le roi s’était arrêté. Le cortège, en s’avançant, produisait un effet si brillant qu’il suspendit même un instant les inquiétudes perpétuelles d’Alice pour la santé de son père, tandis qu’elle suivait des yeux la longue ligne qui s’étendait dans la plaine. Quand elle jeta les yeux sur sir Henry, elle tressaillit en voyant que ses joues, qui avaient repris une faible couleur pendant sa conversation avec le roi, s’étaient couvertes d’une pâleur mortelle ; que ses yeux étaient fermés et ne se rouvraient pas, et que ses traits, quoique tranquilles, avaient une raideur qui n’appartenait pas au sommeil. On s’empressa de lui donner du secours ; mais il était trop tard. Le flambeau de sa vie affaiblie depuis long-temps venait de s’éteindre en jetant un éclat momentané.

Le lecteur peut se figurer le reste. Nous ajouterons seulement que le chien fidèle du vieux royaliste ne lui survécut que de quelques jours, et que l’image de Bevis est sculptée aux pieds de son maître sur le monument qui fut élevé à la mémoire de sir Henry Lee de Ditchley.

FIN

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