« Laissez à Dieu le soin de la vengeance,
« Dit le bon vieux Gannyng au roi ;
« Que l’olivier, symbole de clémence,
« Succède au glaive de l’effroi. »
Ballade de sir Charles Bawdin.
L’heure fixée pour l’exécution était passée depuis longtemps, et il était environ cinq heures du soir quand le lord Protecteur de l’Angleterre fit donner ordre à Pearson de se rendre près de lui. Le capitaine obéit avec crainte et inquiétude, ne sachant trop quel accueil il en recevrait. Après être resté environ un quart d’heure dans la chambre où Cromwell s’était couché, il rentra dans l’appartement de Victor Lee, et y trouva le vétéran Zorobabel Robins qui l’attendait.
– Comment se trouve le général ? demanda le vieux indépendant d’un air inquiet.
– Bien, répondit Pearson. Il ne m’a pas fait une seule question relativement à l’exécution, mais il m’en a adressé une foule sur la fuite du Jeune Homme, pour savoir si nous avions réussi à en obtenir quelques nouvelles, et il semble fort ému en pensant qu’il doit être à présent à l’abri de toute poursuite. – Je lui ai remis certains papiers appartenans à ce malveillant, le docteur Rochecliffe.
– En ce cas, je me hasarderai à paraître devant lui, dit Zorobabel. Donnez-moi une serviette, afin que j’aie l’air d’un maître d’hôtel, et je lui porterai le repas que je lui ai fait préparer.
Deux soldats apportèrent tout ce qui composait ce repas. C’était une ration de bœuf semblable à celle qu’on distribuait aux simples soldats, et apprêtée de la même manière, un pot d’étain contenant de l’ale, du sel, du poivre, un morceau de pain de munition, et une assiette de bois.
– Viens avec moi, dit Robins à Pearson, et ne crains rien ; Noll n’est pas encore ennemi d’une plaisanterie innocente.
Il entra dans la chambre du général, et dit à voix haute. – Lève-toi ! toi qui es appelé à être un juge dans Israël ; – qu’il ne s’agisse plus de croiser les bras pour dormir ; – vois ! je viens à toi comme un signe ; – lève-toi donc, mange, bois, et que ton cœur se réjouisse en toi, car tu mangeras avec plaisir les mêmes alimens que celui qui travaille dans les tranchées, vu que tu étais le commandant de l’armée dont les soldats ont reçu les mêmes rafraîchissemens que ceux que je viens placer devant toi.
– Véritablement, frère Zorobabel, répondit Cromwell, habitué à trouver de pareils élans d’enthousiasme parmi ses partisans, nous souhaitons que cela soit ainsi. Notre désir n’est pas de nous reposer sur le duvet et de nous nourrir plus somptueusement que le dernier de ceux qui combattent sous notre bannière. Tu as choisi avec sagesse mes rafraîchissemens, et l’odeur de cette viande est savoureuse pour mes narines.
Il quitta le lit sur lequel il s’était jeté à demi habillé, et, s’enveloppant d’un manteau, il s’assit sur le bord du lit, et mangea avec appétit les alimens simples qui lui avaient été préparés. Tout en faisant ce repas, il dit à Pearson de terminer le rapport qu’il avait à lui faire. – Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il, de la présence d’un vieux soldat dont l’esprit est comme mon esprit.
– Mais il est bon que vous sachiez, dit Robins se hâtant de prendre la parole, que le capitaine Pearson n’a pas pleinement exécuté vos ordres à l’égard de l’exécution d’une partie de ces malveillans, qui devaient mourir à midi.
– Quelle exécution ? quels malveillans ? demanda Cromwell en replaçant sur son assiette son couteau et sa fourchette.
– Ceux qui sont prisonniers ici, à Woodstock, répondit Zorobabel ; Votre Excellence a ordonné qu’ils fussent exécutés à midi, comme coupables de rébellion envers la république et pris en flagrant délit.
– Misérable ! s’écria Cromwell en se levant et en s’adressant à Pearson, j’espère que tu as épargné Markham Éverard, qui n’a commis aucun crime, car il a été trompé par celui qui a servi d’intermédiaire entre nous, et que tu n’as pas porté la main sur ce ministre presbytérien, pour faire crier au sacrilège par toute sa secte, et l’aliéner de nous pour toujours.
– Si Votre Excellence désire qu’ils vivent, répondit Pearson, ils sont vivans. Leur vie et leur mort dépendent de votre volonté.
– Qu’ils soient mis en liberté. Il faut que je me concilie les Presbytériens, s’il est possible.
– Quant à l’archi-comploteur Rochecliffe, je comptais le faire exécuter, mais…
– Homme barbare, et aussi ingrat qu’impolitique ! aurais-tu voulu nous priver du canard qui nous sert d’appeau pour en prendre d’autres ? – Le docteur est un puits, – un puits sans profondeur, mais pourtant un peu plus profond que les ruisseaux qui viennent lui apporter le tribut de leurs secrets, et je suis la pompe qui les aspire et qui les met au grand jour. – Qu’il soit libre ; et donne-lui de l’argent, s’il en a besoin. Je connais ses cachettes ; il ne peut aller nulle part que mon œil ne le suive. – Mais vous vous regardez l’un l’autre d’un air sombre, comme si vous aviez à me dire quelque chose que vous n’osez prononcer. – J’espère que vous n’avez pas mis à mort sir Henry Lee ?
– Non, général, répondit Pearson ; et cependant c’est un malveillant invétéré, et…
– Mais c’est aussi un noble reste des anciens gentilshommes anglais, et je voudrais bien savoir comment gagner la bienveillance de cette race. Nous dont le manteau royal est l’armure que nous portons sur le corps ; nous dont le sceptre est notre bâton de commandement, nous jetons un éclat trop récent pour obtenir le respect de ces fiers malveillans, qui ne peuvent se soumettre à rien de moins qu’un lignage royal. Cependant que peuvent-ils voir dans la plus ancienne race des rois de l’Europe, si ce n’est qu’elle remonte à un soldat heureux ? Je regrette qu’on honore et qu’on respecte l’homme qui n’a d’autre avantage que de descendre d’un guerrier victorieux, tandis qu’on rend moins d’honneur et de respect à celui dont les succès et les qualités personnelles peuvent le disputer au fondateur de la dynastie de son rival. – Mais sir Henry Lee est vivant, et ce n’est pas moi qui l’empêcherai de vivre. – Quant à son fils, il a bien mérité la mort, qu’il a sans doute subie.
– Milord, dit-Pearson en hésitant, puisque Votre Excellence ne m’a point blâmé d’avoir sursis à l’exécution de ses ordres à l’égard de plusieurs prisonniers, j’espère que vous aurez la même indulgence en cette occasion. – J’ai cru devoir attendre des ordres plus spéciaux.
– Tu es aujourd’hui dans une humeur étonnamment miséricordieuse, Pearson, dit Cromwell paraissant un peu contrarié.
– Si c’est le bon plaisir de Votre Excellence, la corde est préparée, et le grand prévôt n’attend qu’un mot.
– Non ; il ne convient pas à Cromwell d’ordonner la mort de celui qu’un soldat sanguinaire comme toi a épargné. – Cependant je vois dans ces papiers de Rochecliffe l’engagement pris par vingt désespérés de nous assassiner. Ce serait justice de faire un exemple.
– Mylord, dit Zorobabel, songez combien de fois ce jeune homme, cet Albert Lee, a été probablement cette nuit bien près de Votre Excellence, dans ces passages sombres et souterrains qu’il connaissait et que nous ne connaissions pas. Si c’eût été un assassin, il ne lui en aurait coûté qu’un coup de pistolet, et la lumière d’Israël était éteinte. Et dans la confusion inévitable qui en aurait résulté, les sentinelles quittant leurs postes, il aurait même eu une chance assez probable de s’échapper.
– Suffit, Zorobabel ; il vivra. – Il restera quelque temps en prison, et sera ensuite banni d’Angleterre. – Je conclus que les deux autres sont vivans, car vous ne pouvez avoir considéré de pareils misérables comme des victimes dignes de ma vengeance.
– L’un d’entre eux, le garde forestier, nommé Jocelin Joliffe, mérite pourtant la mort, dit Pearson ; car il a franchement avoué avoir tué Joseph l’Honnête, Tomkins.
– Il mérite récompense pour nous avoir épargné une corde. Ce Tomkins était un homme à double visage. J’ai trouvé dans ces papiers la preuve que, si nous avions perdu la bataille de Worcester, nous aurions eu fort à regretter d’avoir jamais accordé notre confiance à maître Tomkins. Ce n’est que la victoire qui a prévenu sa trahison. – Inscris-nous sur ton livre de compte comme débiteur et non comme créancier de Jocelin, ainsi que tu l’appelles, et de son gourdin.
– Il ne reste plus que le Cavalier sacrilège qui a attenté la nuit dernière à la vie de Votre Excellence.
– Ce serait chercher ma vengeance trop bas. Son épée n’avait pas plus de force que si c’eût été une pipe à fumer. L’aigle ne fond pas sur le canard sauvage.
– Il devrait du moins être puni comme libelliste, général. Nous avons trouvé dans ses poches des écrits contenant tant d’inventions pestilentielles, que je regretterais qu’il s’en tirât à si bon marché. – Que Votre Excellence ait la bonté d’y jeter les yeux.
– L’écriture est exécrable, dit Cromwell en jetant un coup d’œil sur quelques feuilles de papier contenant les mélanges poétiques de notre ami Wildrake ; les caractères en semblent tracés par l’ivresse, et la poésie s’en ressent. – Voyons.
Lorsque j’étais jeune garçon,
Je n’eus jamais que du guignon.
Quelle rapsodie ! – Et ceci :
On maudira, comme moi,
Le vieux Noll et sa mémoire ;
En attendant il faut boire
Jusques au retour du roi.
Véritablement, si c’était le moyen de le ramener, ce poète serait un redoutable champion. – Donne à ce fou cinq pièces d’or, Pearson, et dis-lui d’aller vendre ses ballades, – en l’avertissant que, si on le trouve à vingt milles de notre personne, je le ferai fustiger jusqu’au sang.
– Il y a encore un individu sous sentence de mort, dit Pearson ; un noble chien dont Votre Excellence n’a pas vu l’égal même en Irlande, et qui appartient à sir Henry Lee. Vous devriez le conserver pour votre service. Me permettrez-vous de l’emmener ?
– Non, Pearson. Ce vieillard, si fidèle lui-même, ne sera pas privé de son chien fidèle. – Plût au ciel que j’eusse quelque créature, ne fût-ce qu’un chien, qui s’attachât à moi par affection, et non par intérêt !
– Votre Excellence est injuste envers ses fidèles soldats, dit Zorobabel avec hardiesse. Ils vous suivent comme des chiens, se battent pour vous comme des chiens, et restent comme des chiens à l’endroit où il leur arrive de tomber.
– Comment, vieux grognard ! que signifie ce changement de note ?
– Les restes du caporal Humgudgeon sont laissés sous les débris de la tour écroulée, et le corps de Tomkins est dans un trou dans les bois, comme si c’était celui d’une brute.
– Tu as raison. – On les portera dans le cimetière, et tous les soldats suivront le convoi avec une cocarde verte et un ruban bleu. – Les sous-officiers et les lances-prisades auront un crêpe ; nous conduirons nous-mêmes le cortège, et il y aura une distribution de vin, d’eau-de-vie brûlée et de romarin. – Veille à ce que mes ordres soient exécutés, Pearson. – Après les funérailles, la Loge de Woodstock sera démantelée et détruite, afin que les rebelles et les malveillans ne puissent plus y trouver un asile.
Les ordres du général furent ponctuellement exécutés, et quand les autres prisonniers eurent été mis en liberté, Albert Lee resta encore quelque temps en prison. Après sa libération, il passa sur le continent, entra dans les gardes du roi Charles ; mais le destin, comme nous le verrons ci-après, ne lui accorda qu’une carrière bien courte, quoique brillante.
Revenons-en aux autres prisonniers qui venaient de recouvrer leur liberté. Les deux membres du clergé, alors complètement réconciliés, se rendirent, en se tenant par le bras, au presbytère, jadis la résidence du docteur Rochecliffe, et où celui-ci entra alors comme hôte de son successeur, Nehemiah Holdenough. Dès que le presbytérien y eut installé son ami, il le pressa de partager avec lui, non-seulement sa demeure, mais même les émolumens de ses fonctions. Rochecliffe fut touché de cette offre généreuse, mais il fut assez sage pour ne pas l’accepter, attendu la différence de leurs principes sur le gouvernement de l’Église, auxquels chacun d’eux tenait aussi religieusement qu’au point le plus fondamental de sa croyance. Une seconde discussion, quoique moins vive que la première, au sujet des évêques de l’Église primitive, le confirma dans sa résolution. Ils se séparèrent le lendemain, mais ils conservèrent des relations d’amitié que l’esprit de controverse ne troubla plus, jusqu’à la mort de M. Holdenough, qui arriva en 1668 ; cette harmonie fut peut-être due à ce que ces relations restèrent uniquement épistolaires, car ils ne se revirent jamais après leur emprisonnement. Le docteur Rochecliffe fut rétabli dans ses anciennes fonctions à Woodstock après la restauration, et obtint ensuite un avancement considérable dans l’Église.
Les personnages inférieurs rendus à la liberté trouvèrent aisément à se loger momentanément dans la ville de Woodstock chez quelqu’une de leurs anciennes connaissances ; mais personne n’osa se hasarder à héberger le vieux chevalier, qu’on regardait comme vu particulièrement de mauvais œil par l’autorité dominante. À peine le maître de l’auberge de Saint-George, qui avait été son locataire, put-il se décider à lui accorder le privilège d’un voyageur, qui trouve logement et nourriture pour son argent. Éverard le suivit sans que sir Henry le lui eût demandé ou permis, mais sans qu’il le lui défendît. Le cœur du vieillard s’était adouci à l’égard de son neveu en apprenant la manière dont il s’était conduit lors de la mémorable rencontre près du chêne du roi, et quand il avait vu qu’il était l’objet de l’inimitié de Cromwell plutôt que de ses bonnes graces. Mais un autre sentiment tendait aussi à le rapprocher d’Éverard, – la certitude que celui-ci partageait avec lui l’inquiétude qu’il éprouvait relativement à sa fille, qui n’était pas encore de retour de son expédition nocturne et périlleuse. Il se sentait peut-être hors d’état de chercher lui-même à découvrir où Alice avait pu se cacher pendant les événemens qui venaient d’arriver, ou d’obtenir sa mise en liberté, si elle avait été arrêtée. Il désirait qu’Éverard lui offrît ses services pour la chercher, mais une espèce de honte l’empêchait de lui en faire la demande ; et Éverard, ignorant l’heureux changement qui s’était opéré dans les dispositions de son oncle à son égard, n’osait lui proposer son secours, ni même prononcer le nom d’Alice.
Le soleil était déjà couché ; ils étaient assis en face l’un de l’autre, et se regardaient en silence, quand des chevaux s’arrêtèrent devant l’auberge. – On frappa à la porte. – Un pas léger fut entendu dans l’escalier, et Alice, l’objet de leur inquiétude commune, parut devant eux. Elle se précipita avec joie dans les bras de son père, et le vieillard, jetant un regard de précaution autour de la chambre, lui demanda à voix basse :
– Tout va-t-il bien ?
– Bien, répondit Alice, et sans laisser un motif de crainte, à ce que j’espère. – J’ai une lettre pour vous. – Ses yeux tombèrent sur Éverard ; – elle rougit, montra de l’embarras, et garda le silence.
– Vous n’avez pas besoin de craindre votre cousin presbytérien, dit le chevalier en souriant avec un air de bonne humeur ; – il a été aujourd’hui un des confesseurs de la loyauté, et il a couru le risque d’être martyr.
Elle tira de sa poche la lettre du roi, écrite sur un mauvais morceau de papier, et entourée d’un fil de laine pour tenir lieu de cachet. Sir Henry posa ce petit billet sur ses lèvres, sur son cœur et sur son front, avec une vénération orientale, et ce ne fut qu’après y avoir laissé tomber une larme qu’il trouva assez de courage pour l’ouvrir et en faire la lecture. Il contenait ce qui suit :
Notre loyal et estimable ami, et notre fidèle sujet.
– Étant instruit qu’il a existé un projet de mariage entre miss Alice Lee, votre fille unique, et maître Markham Éverard, son parent et votre neveu, et sachant aussi que cette alliance vous aurait été fort agréable si certains égards pour notre service ne vous eussent porté à y refuser votre consentement, nous vous informons que, bien loin que nos affaires puissent souffrir d’une telle union, nous la regardons au contraire comme devant y être utile, et nous vous prions, nous vous requérons même, autant que nous le pouvons, d’y consentir, si vous voulez nous faire plaisir ; vous laissant pourtant, comme il convient à un roi chrétien, le plein exercice de votre propre discrétion, quant aux autres obstacles que vous pourriez trouver à ce mariage, indépendamment de nos intérêts. En foi de quoi, nous avons signé les présentes, auxquelles nous ajoutons nos remerciemens des bons services que vous avez rendus au feu roi notre père, ainsi qu’à nous-mêmes.
C. R.
Sir Henry tint si long-temps les yeux attachés sur cette lettre qu’on aurait dit qu’il voulait l’apprendre par cœur. Il la mit alors avec soin dans son porte-feuille, et dit à Alice de lui rendre compte de ses aventures de la nuit précédente : le récit n’en fut pas long. Sa course nocturne dans le parc avec le roi s’était terminée en peu de temps et sans aucun danger. Après avoir vu partir Charles, accompagné du vieux Martin, elle avait appris qu’un nombreux détachement de soldats s’était emparé de la Loge de Woodstock, et qu’y retourner serait s’exposer à des dangers, à des soupçons et à des questions. Alice ne voulut pas courir ces risques, et elle se rendit chez une dame demeurant dans le voisinage, dont la loyauté lui était bien connue, et dont le mari, major dans le régiment de sir Henry Lee, avait péri à la bataille de Nazeby. Mistress Aylmer était une femme de bon sens, et d’ailleurs la nécessité, dans ce temps singulier, semblait avoir donné à chacun un esprit d’intrigue et de stratagème. Elle chargea un serviteur fidèle d’aller épier avec précaution ce qui se passait à la Loge. Dès que celui-ci en eut vu sortir les prisonniers, et qu’il se fut assuré de l’endroit où le vieux chevalier comptait passer la nuit, il retourna en rendre compte à sa maîtresse, qui le fit monter à cheval pour reconduire Alice près de son père.
Jamais peut-être trois personnes ne soupèrent dans un silence si complet, chacune étant occupée de ses propres pensées, et ne sachant comment pénétrer celle des autres. Enfin arriva l’heure où Alice crut pouvoir se retirer pour goûter le repos dont elle avait besoin après vingt-quatre heures de fatigues. Éverard lui donna la main jusqu’à la porte de l’appartement, et il allait lui-même prendre congé de son oncle quand, à sa grande surprise, sir Henry le pria d’attendre un instant, de se rasseoir, et lui mettant en main la lettre du roi, il l’invita à la lire.
Pendant qu’Éverard la lisait, le vieux chevalier eut constamment les yeux fixés sur lui, déterminé, s’il découvrait en lui autre chose qu’un transport de joie, à désobéir même aux ordres du roi plutôt que de sacrifier Alice à un homme qui ne recevrait pas sa main comme le trésor le plus précieux qu’il pût obtenir sur la terre. Mais les traits d’Éverard indiquaient encore plus de joie et d’espérance que sir Henry ne s’y serait attendu, quoique avec quelque mélange de surprise, et quand le colonel leva les yeux sur son oncle avec un air d’inquiétude et de timidité, celui-ci lui dit en souriant :
– S’il ne restait plus au roi d’autres sujets en Angleterre, il pourrait disposer de tout ce qui porte le nom de Lee. Mais il me semble que depuis quelque temps la famille Éverard n’a pas été assez dévouée à la couronne pour se soumettre à un ordre qui invite son héritier à épouser la fille d’un mendiant.
– La fille de sir Henry Lee, répondit Éverard en fléchissant un genou devant son oncle, et employant une sorte de violence pour lui baiser la main, ferait honneur à la famille d’un duc.
– Elle n’est pas mal, j’en conviens ; et quant à moi, jamais ma pauvreté ne fera honte ni ne sera à charge à aucun de mes amis. J’ai quelques pièces d’or que je dois à l’amitié du docteur Rochecliffe, et, à l’aide de Jocelin, je saurai me procurer le nécessaire.
– Mais, mon cher oncle, vous êtes plus riche que vous ne le pensez. La partie de vos domaines que mon père a achetée pour une bagatelle, lors de la confiscation, est toujours à vous. Elle est administrée en votre nom par des fidéicommissaires dont je fais partie moi-même. Vous n’êtes notre débiteur que d’une avance d’argent, et s’il faut cela pour vous satisfaire, nous ferons notre compte avec vous en vrais usuriers. Mon père est incapable de profiter de la détresse d’un parent pour s’enrichir à ses dépens. Vous sauriez tout cela depuis long-temps si vous aviez voulu… c’est-à-dire si les circonstances avaient permis… je veux dire…
– Tu veux dire que j’avais la tête trop chaude pour entendre raison, maître Markham ; et je pense que tu n’as pas tort. Mais je crois que nous nous entendons l’un l’autre à présent. Demain je vais avec ma famille à Kingston, où j’ai encore une vieille maison que je puis dire être à moi. – Viens-y à ton loisir, Markham ; – ou en toute diligence, si tu le veux ; mais viens avec le consentement de ton père.
– Avec mon père lui-même, si vous le permettez.
– Soit ! comme lui et toi vous le voudrez. – Je ne crois pas que Jocelin vous ferme la porte au nez, ni que Bevis aboie comme le soir de l’arrivée du pauvre Louis Kerneguy. – Allons, allons, plus de transports ! – Bonsoir, Markham, bonne nuit. – Si tu n’es pas trop fatigué, et que tu veuilles passer ici demain matin à sept heures, nous pourrons faire ensemble une partie de la route de Kingston.
Éverard serra encore une fois la main de son oncle, caressa Bevis, qui reçut gracieusement ses marques d’affection, et alla faire des rêves de bonheur qui, quelques mois après, se réalisèrent autant qu’on peut l’espérer en ce monde.