XXIV EXPLICATIONS CHAPITRE DE ROMAN.

Pendant que ceci se passait dans le boudoir, le comte était rentré chez lui et avait longuement réfléchi à l’horrible projet auquel l’avait poussé la crainte d’un ridicule qui est plus puissante qu’on ne peut l’imaginer ; car il est des hommes qui ont mieux aimé y échapper par le suicide que le braver. Cependant, une fois seul avec lui-même, M. de Cerny considéra avec plus de calme l’action qu’il s’était cru le courage de commettre, et il reconnut qu’il avait espéré trop de lui-même. Il fallait pourtant un dénoûment à cette scène. Il ne pouvait pas aller ouvrir la porte à ses deux prisonniers et les laisser sortir librement, à moins qu’ils n’eussent écrit les lettres qu’il leur avait demandées, et il n’avait plus la résolution nécessaire pour obtenir par un crime un silence qui est le seul dont on puisse être assuré. Il se mit donc en devoir de chercher un biais avec lui-même, dans le cas où Luizzi et la comtesse auraient refusé d’écrire cette prétendue correspondance amoureuse, et, à force de chercher, il finit par s’apercevoir d’une chose assez simple : c’est que, si l’un et l’autre étaient gens à préférer la mort à une lâcheté qui pouvait les déshonorer l’un et l’autre, il devait y avoir en eux un principe d’honneur auquel il pouvait se confier sans crainte. La seule chose qui l’embarrassât, c’était la manière de profiter de cette circonstance. Enfin, il s’ingénia à inventer des moyens si extravagants, qu’il en revint au plus simple de tous pour l’exécution, comme il en était revenu à la plus simple des idées pour se tirer du mauvais pas où il était engagé. Ce moyen était de reconnaître franchement la fermeté de la conduite du baron et de la comtesse, de les en féliciter comme un homme qui les en avait crus véritablement capables et qui n’avait voulu que tenter une épreuve de nature à les rassurer complètement. Puis il ajouterait que maintenant qu’il les tenait pour des gens d’honneur, il se fiait à eux et ne leur demandait d’autre garantie que leur parole.

Le comte avait préparé un beau petit discours à cet effet, et il attendait avec impatience que l’heure fût expirée. Cependant il n’avait pas devancé le délai qu’il avait fixé lui-même, d’abord parce qu’il voulait conserver près de ses prisonniers l’air de résolution implacable qu’il avait pris vis-à-vis d’eux, ensuite parce qu’il gardait au fond de l’esprit l’espérance qu’ils pourraient écrire les lettres qui devaient les compromettre, et qu’il préférait encore cette garantie à toute autre. Enfin, lorsque l’heure fut sonnée, le comte, armé de ses pistolets, descendit fort embarrassé, quoi qu’il en eût, de la figure qu’il allait faire. Il avait pris ses armes, prévoyant encore que toutes ses combinaisons pourraient ne pas réussir et qu’une lutte pourrait s’engager, acceptant toujours le meurtre comme extrême ressource contre sa femme et le baron. Tout dormait depuis longtemps dans l’hôtel, lorsque le comte traversa la longue suite d’appartements au bout desquels se trouvait le boudoir de sa femme. Arrivé à la porte, il écouta et n’entendit rien ; il supposa que le baron et Léonie, absorbés dans leur désespoir, gardaient un silence épouvanté. Alors il compta plus que jamais sur son apparition, le pistolet en main, pour obtenir d’eux tout ce qu’il en voulait, et il tourna le bouton ; mais la porte résista, et le comte fut très-étonné. Parmi toutes les idées simples qui avaient traversé la tête de M. de Cerny, celle que les prisonniers avaient pu se renfermer pour se défendre ne lui était pas venue ; et, dans un premier mouvement de colère contre cet obstacle imprévu, il s’écria :

– Ouvrez.

On ne répondit pas, et tout aussitôt le comte lança un violent coup de pied dans la porte pour l’enfoncer ; mais elle paraissait avoir été solidement assurée en dedans. Le comte s’irritant, en raison de la résistance qu’il éprouvait, se mit à frapper contre la porte comme un furieux, tantôt des pieds, tantôt du pommeau de ses pistolets.

Il y a beaucoup de maisons à Paris où les domestiques, retirés à l’office ou dans l’antichambre, peuvent impunément entendre les portes battre dans les appartements, les voix menacer, les meubles rouler d’un bout du salon à l’autre, les glaces tomber en éclats, les vitres se briser, les porcelaines voler par la fenêtre, sans s’en inquiéter autrement que pour dire : « Monsieur et Madame ont une explication. » Alors, se renfermant dans la discrétion intelligente de valets bien élevés, ils laissent rugir l’orage en paix et la foudre éclater sur le mobilier ; puis ils en ramassent le lendemain les débris, en ayant soin de faire disparaître quelque joli petit objet précieux qui est censé avoir péri dans la bagarre et qui va se cacher au fond de leur malle ou se montrer chez les marchands d’occasion. Mais, il faut le dire, la maison de M. de Cerny n’était pas faite à ces excellentes habitudes. Tout s’y passait avec une dignité et un calme constant ; de façon que, lorsque les domestiques entendirent frapper à une porte à coups redoublés, ils crurent que c’était un accident qui arrivait au comte ou à la comtesse, un incendie, des voleurs, qui sait ? et quelques-uns accoururent, moitié vêtus, au moment où le comte, après des efforts inouïs, brisait la porte et pénétrait dans la chambre en renversant tous les meubles qu’on avait entassés derrière. Le comte se trouva dans la plus profonde obscurité et s’écria avec rage :

– Où êtes-vous tous les deux, où êtes-vous ?

À ce moment il vit une ombre apparaître à la porte, et, plus prompt que l’éclair, il se jeta de ce côté en tirant un coup de pistolet. Tout aussitôt il entendit la chute d’un corps humain, puis un grand cri ; et une voix, qui n’était ni celle du baron, ni celle de la comtesse, se mit à crier :

– Au secours, au secours !

C’était la voix du valet de chambre de M. de Cerny. Dans la rage qui le transportait, le comte chercha encore ses prisonniers dans l’obscurité, décidé à leur faire payer le sang qu’il venait de verser. Il alla ainsi, frappant les murs, se heurtant aux meubles, jusqu’à ce qu’il arrivât à la croisée dont le rideau était baissé. Il supposa que les malheureux étaient cachés là, et tira le rideau avec violence. La fenêtre était ouverte.

De toutes les idées simples, la plus simple n’était pas venue au comte, c’est que les fenêtres sont des issues comme les portes, un peu plus dangereuses sans doute, mais en tout cas préférables à un coup de pistolet et à un déshonneur sans profit.

À cet aspect, le comte resta pétrifié, tandis que les domestiques accouraient et que le valet de chambre, sur qui le comte avait tiré, se tâtait pour s’assurer s’il n’avait rien de brisé. La stupéfaction du comte se changea en rage furieuse en se voyant ainsi entouré, et il donna l’ordre à ses gens de rallumer un flambeau et de se retirer. L’un d’eux, une de ces natures de valet qui apprennent leur devoir d’une certaine façon et qui ne l’accompliraient pas d’une autre façon au milieu des désastres les plus effrayants, avait été habitué à éclairer le boudoir en allumant la lampe de cristal qui veillait au milieu ; par conséquent, lorsque le comte demanda de la lumière, l’ingénieux valet, au lieu de laisser sur la cheminée le premier flambeau venu, se mit en devoir d’allumer la lampe ; il monta sur une chaise, et la première chose qu’il trouva fut le soulier du Diable, qu’il jeta à terre comme s’il eût touché un serpent, en s’écriant :

– Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?

L’apparition de ce soulier et l’usage auquel il avait servi parurent au comte une méchante plaisanterie, et il le foula aux pieds avec fureur en pensant qu’il était à la merci, non-seulement du propriétaire de ce soulier, mais encore à la merci du baron et de Léonie. Il dut cependant à cette rage inconsidérée de trouver quelque chose qui, sans cela peut-être, aurait échappé à son attention. Il aperçut à terre des papiers déchirés. C’étaient les morceaux épars des lettres écrites par Luizzi et la comtesse. M. de Cerny les ramassa avec soin et les rassembla de manière à en prendre connaissance. Il renvoya tous les domestiques et lut cette singulière correspondance. Il comprit alors que l’imprudence des fugitifs avait laissé des armes terribles dans ses mains.

Sans doute de pareilles lettres n’eussent pas suffi à faire condamner une femme comme adultère ; mais ces lettres, dont rien au monde, sinon l’assertion des accusés, ne pouvait faire soupçonner l’authenticité, pouvaient les perdre, jointes, comme elles étaient, à leur fuite au milieu de la nuit, ensemble, par une fenêtre, et lorsque la conduite patente du mari, sa violence même qui avait eu des témoins, devait faire croire qu’il les avait voulu surprendre dans une conversation criminelle, et qu’ils s’étaient échappés au risque de leur vie. Toutes ces circonstances, disons-nous, parurent merveilleusement se grouper et s’entr’aider pour que le comte y démêlât, au premier coup d’œil, la base d’une accusation d’adultère contre sa femme. La vérité, d’ailleurs, ressemblait trop à un conte fantastique, quand bien même Luizzi et la comtesse oseraient la dire. Cependant ils le pouvaient, soit en allant sur-le-champ chez un magistrat, soit en se rendant directement chez le vieux vicomte d’Assimbret ; et M. de Cerny, avant de tenter une démarche dans un sens quelconque, voulut s’assurer de ce qui avait pu arriver.

Ne voulant mettre aucun de ses domestiques dans la confidence de ce qu’il allait faire, après les avoir mis malgré lui dans la confidence de la fuite de sa femme, le comte prit de l’or, une canne à épée, et sortit à pied. Il monta dans la première voiture de place qu’il rencontra, et se fit conduire chez son beau-père. Il était à peu près une heure du matin quand il quitta son hôtel. Il n’entra point chez le vicomte, fit seulement appeler le concierge, et s’assura que personne n’était venu depuis onze heures, heure à laquelle il avait quitté le boudoir de sa femme. De là il se rendit chez le commissaire de police de son quartier et lui raconta, sans cependant formuler aucune plainte, la disparition de sa femme, puis s’assura qu’elle n’avait point paru de son côté chez ce magistrat. Sûr alors d’être toujours en mesure de porter l’accusation et non de la recevoir, il se fit conduire chez Armand. On veillait encore dans l’hôtel du baron. Le comte frappa sans bruit et demanda M. de Luizzi. Le concierge lui répondit qu’il n’était point rentré. M. de Cerny insista en disant qu’il s’agissait pour le baron d’une affaire qui l’intéressait au dernier point.

– Cela ne m’étonne pas, repartit le concierge, car il y a une demi-heure à peine un commissionnaire m’a remis une lettre pour M. Donezau, qui venait de rentrer avec sa femme et mademoiselle Gelis. Cette lettre était de la part de M. le baron et devait être remise sur-le-champ à M. Henri. Le commissionnaire était si pressé que je l’ai montée moi-même chez M. Donezau, où tous les domestiques étaient couchés. Je l’ai trouvé seul debout, ainsi que Madame ; et à peine Monsieur a-t-il eu lu la lettre, qu’il a dit à sa femme : « Il faut que je sorte sur l’heure… » et, un moment après, je lui ai tiré le cordon. Il n’est pas revenu non plus.

– Mais le baron va rentrer sans doute ? répondit M. de Cerny, et l’affaire est tellement urgente qu’il est nécessaire que j’attende son retour ou celui de M. Donezau, son beau-frère.

– Cela vous est très-facile, repartit le concierge ; vous n’avez qu’à monter chez M. le baron, son valet de chambre vous ouvrira, et vous pourrez attendre son retour tant qu’il vous plaira.

– Vous avez raison, dit M. de Cerny. Tenez, voilà deux louis. Il est inutile de dire à M. de Luizzi que quelqu’un l’attend ; excepté son valet de chambre, personne ne doit le savoir.

En effet, M. de Cerny monta chez le baron. Il sonna doucement, ne voulant pas qu’on put entendre de chez Caroline, qui peut-être avait été instruite, par la lettre apportée à son mari, de l’événement arrivé à son frère, et qui eût fait prévenir Luizzi que quelqu’un était chez lui. Il fit un nouveau conte au valet de chambre ! conte appuyé d’une large gratification. D’ailleurs Pierre, en valet de chambre de bonne maison, connaissait tous les noms un peu sonores et presque tous les visages de l’aristocratie. Aussi, quand il vit le comte de Cerny, il le laissa pénétrer dans l’appartement de son maître et l’y installa.

Malgré l’étonnement de Caroline en voyant son mari la quitter si soudainement, malgré l’alarme qu’elle en éprouva, il y avait dans la maison une oreille plus éveillée que la sienne : c’était celle de Juliette, qui attendait le baron. Lorsqu’elle entendit quelqu’un sonner au premier et bientôt marcher dans l’appartement, elle supposa que le baron était rentré, et alors elle s’attendit à le voir monter chez elle ; mais près d’une demi-heure se passa, et tout resta silencieux. Pierre dormait étendu dans le fauteuil à la Voltaire qui le plus souvent lui servait de lit dans l’antichambre, et le concierge veillait seul, si on peut appeler veiller cette manière de dormir debout qui appartient exclusivement aux portiers de Paris.

Le dépit de Juliette fut grand ; mais sans doute la passion qui la poussait l’était encore plus, car elle osa se décider à aller trouver Luizzi qu’elle croyait chez lui. Le baron avait fait construire un petit escalier intérieur pour monter d’un cabinet voisin de sa salle à manger dans l’appartement de sa sœur. Juliette profita de cet escalier, descendit à pas discrets et s’approcha de la chambre du baron. Elle entendit marcher activement dans cette chambre et s’imagina que Luizzi était en proie à un de ces combats intérieurs qui précèdent le moment où l’on cède à une passion qu’on peut regarder comme coupable. Probablement elle craignit que ces incertitudes ne tournassent point à son profit, et elle poussa la porte. En entrant, elle se trouva face à face avec le comte de Cerny, qui, appelé par le bruit de la porte, s’était avancé vivement vers la personne qui entrait. Tous deux se regardèrent d’abord avec une étrange surprise, puis tous deux…

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