XXVCOMMENTAIRE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

– En voilà assez quant à présent, dit le baron au Diable en l’interrompant.

En effet, c’était le Diable qui faisait ce récit au baron dans le petit salon d’un appartement d’hôtel garni, pendant que Luizzi l’écoutait avec une attention qu’il n’avait jamais eue jusque-là pour le terrible conteur. Il ne l’interrompait point, ne lui faisait nulle observation quant au style ou à la forme de sa narration qui était tout au moins extraordinaire ; car elle avait l’air d’un chapitre extrait d’un livre qui raconterait des choses passées depuis longtemps. Cette discrétion du baron venait de ce qu’il connaissait l’habileté du Diable à profiter des moindres interruptions pour allonger indéfiniment, et mieux qu’aucun romancier ou qu’aucun feuilletoniste, ce qu’il avait à raconter, et pour se jeter dans des digressions morales ou immorales.

– En voilà assez quant à présent, dit-il au Diable, je sais tout ce que je veux savoir pour prendre un parti décisif.

– Tu as tort, lui repartit Satan, écoute au moins la scène de Juliette et de M. de Cerny : ce sera l’affaire d’une demi-heure, quoiqu’elle ait duré plus de trois heures.

– Je sais tout ce que je voulais savoir, car cela me prouve que le comte ne nous a pas poursuivis ou qu’il n’est pas sur notre trace.

– Si peu, dit le Diable, qu’il est rentré à son hôtel et n’en est pas encore sorti.

– Tout me sert à merveille, répondit le baron ; nous pouvons partir sans crainte.

– Tes précautions sont-elles bien prises ? lui dit le Diable.

– Voyons ! répondit le baron, comme pour récapituler tout ce qu’il avait fait et s’en rendre un compte exact. Aussitôt que j’ai eu déposé Léonie dans cet hôtel, j’ai écrit à Henri qui est venu et qui m’a apporté, comme je le lui demandais, l’argent nécessaire pour quitter Paris et faire tous mes préparatifs de voyage.

– Et lui as-tu dit pourquoi tu partais ?

– Non, certes.

– Où tu allais ?

– Encore moins.

– Tu fais des progrès, baron, tu gardes tes secrets pour toi ; et ensuite ?

– Ensuite, dit Luizzi, je suis allé moi-même louer un remise dont le cocher, grâce à ma libéralité, m’a honnêtement promis de crever les chevaux de son maître et de me mener en cinq heures à Fontainebleau.

– Ce cocher me plaît ; et ce remise doit-il venir vous prendre ici ?

– Non, il nous attendra au coin de la rue Richelieu et du boulevard.

Le Diable se mit à rire, et le baron le regarda d’un air étonné.

– Qu’y a-t-il de si drôle là-dedans ?

– C’est l’endroit d’où tu pars qui me semble singulier, dit Satan ; tu aurais pu mieux choisir que la porte d’une maison de filles et d’une maison de jeu.

C’est le cocher qui m’a donné ce rendez-vous, disant qu’il serait moins remarqué que s’il stationnait devant la porte d’une maison où tout serait fermé et tranquille.

– Ce cocher est un galant homme, dit le Diable ; voilà qui dénote une certaine entente des mauvaises affaires. Ce gaillard-là fera son chemin… Et enfin, où en es-tu ?

– J’en suis au point que je n’attends plus que ton départ pour pouvoir effectuer le mien, gagner Fontainebleau, et là prendre de village en village des moyens de transport jusqu’à Orléans, sans qu’on puisse soupçonner de quel côté nous allons.

– Et ta députation ? dit le Diable.

– Je verrai.

– N’oublie pas que je suis à tes ordres pour t’informer de tout ce que tu voudras savoir.

– Tu deviens trop obligeant, Satan.

– Je veux être en règle avec toi, mon maître ; je veux que tu ne puisses dire, comme tu l’as fait jusqu’à présent, que, si tu as commis beaucoup de sottises, c’est parce que je ne t’ai pas suffisamment éclairé ; vois donc, réfléchis : n’as-tu plus rien à me demander ?

– Rien, quant à présent, dit Luizzi en s’éloignant pour rentrer dans la chambre où Léonie écrivait à son père.

– Baron, dit le diable en l’arrêtant, tu sais que mes avis ne te sont pas toujours venus par mes récits, que j’ai souvent jeté à côté de toi des personnages ou des événements qui parlaient en mon nom ; souviens-toi bien de tout ce que tu as vu depuis ta sortie de la prison, et demande-toi si, au moment où tu vas faire un acte de cette importance, rien dans tout cela ne mérite explication.

Luizzi réfléchit, mais, rapportant toutes les paroles du Diable à son aventure avec madame de Cerny, il ne trouva rien qui ne lui parût parfaitement clair. D’ailleurs la persistance du Diable à lui offrir ses confidences semblait au baron plus qu’intéressée, et il pensa que Satan voulait le détourner de la route qu’il prenait. D’un autre côté il était tout à madame de Cerny et avait hâte de savoir ce qu’elle avait écrit à son père. Le jour approchait, il était temps de fuir. Il rentra donc chez Léonie et la trouva assise devant la table où était sa lettre cachetée et achevée depuis longtemps.

– Léonie, lui dit-il, il est temps de quitter Paris ; donnez-moi cette lettre, je la ferai mettre à la poste. Ainsi on ne pourra surprendre et interroger ni un domestique de l’hôtel ni un commissionnaire étranger. Venez, Léonie.

La comtesse, qui avait le coude sur la table et le front dans les mains, leva lentement la tête. Une pâleur froide était répandue sur ce beau visage, la veille si brillant de santé. Cette mate blancheur n’était animée que par le rouge bleuâtre qui courait autour des yeux, et qui annonçait une fatigue interne sous laquelle l’ardeur d’une fièvre violente l’empêchait seule de succomber. L’œil brillait d’un transport inquiet sous ses paupières pesantes et alanguies ; ses cheveux tombaient en désordre autour de ce visage, la veille si coquettement orné de leurs belles boucles blondes. Il y avait dans toute cette femme l’abattement d’un corps habitué au repos d’une vie calme et la lassitude d’une âme qui vient de soutenir sa première lutte avec la douleur. La comtesse regarda Luizzi longuement, et lui dit :

– Armand, il en est temps encore, pensez à vous avant que nous ne quittions Paris… Songez que c’est ma vie que vous perdez, et que je vous crois trop d’honneur pour ne pas être sûr que c’est la vôtre que vous perdez aussi.

– Léonie, reprit Luizzi, pourquoi me demandez-vous de réfléchir à ce que je vais faire ? Est-ce donc que vous redoutez déjà votre avenir ?

– Aujourd’hui comme hier ; aujourd’hui coupable, comme hier innocente, c’en est fait pour moi de tout honneur, de toute considération. Je ne rentrerai plus dans la maison de mon mari ; car, si j’y rentrais, je lui dirais ma faute, et alors il aurait le droit de me punir. Je suis résignée à un exil éternel en ce monde ; mais vous, Armand, vous ne prévoyez pas quelle existence vous donnez à votre avenir ? Plus de mariage possible !… Plus de famille, ou une famille flétrie au front du nom d’adultère que j’ai mérité ! Plus de monde même ; car on cherchera à vous faire payer par toutes les offenses possibles la faute que j’aurai commise à ses yeux. Réfléchissez-y, Armand ; je puis partir seule… J’aurai fui… Mais vous ne serez pas mon complice, il n’y aura que moi de compromise.

– Léonie, reprit Armand, vous m’aviez permis de mourir pour vous ; ai-je mérité de ne pas vivre pour vous ?

– Tu le veux, Armand ? dit Léonie en lui tendant la main ; eh bien donc ! je prends ta vie comme j’avais accepté ta mort, je la payerai de toute la mienne.

– Partons alors ! partons ! dit Luizzi qui avait réglé d’avance sa sortie de cette maison.

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