XLIV L’ENTREPRENEUR.

« – Quelles sont les personnes qui attendent ? lui dit le banquier.

– Voici leurs noms, » répondit le domestique en tendant plusieurs petits carrés de papier à son maître.

Mathieu Durand les lut, et s’arrêta à l’un d’eux.

« – Quel est ce M. Félix de Marseille ? dit-il.

– C’est un monsieur très-âgé, qui paraît avoir au moins soixante-quinze ans : il est le dernier arrivé.

– Il entrera le dernier.

– C’est M. le marquis de Berizy qui est arrivé le premier, dit le valet de chambre.

– Faites entrer M. Daneau, repartit le banquier, et priez M. de Berizy de vouloir bien m’excuser ; il s’agit d’un rendez-vous promis. »

Un moment après, on vit entrer M. Daneau. Il salua le banquier avec une gaucherie visible, provenant sans doute de l’embarras qu’il éprouvait en se trouvant en présence d’un des plus riches capitalistes de l’Europe. Mathieu Durand ne parut pas s’apercevoir du trouble de M. Daneau, et lui dit en lui montrant un siége avec un geste de bon accueil :

« – Je vous ai reçu le premier, Monsieur, parce que je sais qu’on n’a jamais trop de temps pour ses affaires, et que c’est un capital dont on ne saurait détourner l’emploi sans de graves préjudices : veuillez donc me dire en quoi je puis vous être utile. »

M. Daneau était un très-gros homme, de taille élevée ; il avait la face rouge, de larges pieds et de larges mains ; tout en lui attestait un développement solide de forces physiques nourries de charcuterie et de vin de Bourgogne. Cependant on voyait percer sous cette rude enveloppe une intelligence fine et preste et une parole facile et convenante ; il toussa et commença ainsi, les yeux baissés, tandis que Mathieu Durand le considérait de ce regard direct et ferme avec lequel il semblait démêler les phrases les plus obscures et les affaires les plus embrouillées :

« – Monsieur, la démarche que je hasarde aujourd’hui est bien osée ; mais vous la pardonnerez à un homme qui est sur le point d’être ruiné et déshonoré, à la veille même de voir sa fortune assurée. Je suis entrepreneur de bâtiments.

– Je le sais, Monsieur.

– J’ai actuellement six maisons en construction. Je comptais pouvoir les mettre en location au terme d’avril de cette année, en faisant terminer durant l’hiver les travaux d’intérieur ; mais la saison a été si rigoureuse qu’il a été impossible de faire faire un pouce de plafond ni une toise de peinture, de façon que je ne suis pas plus avancé qu’il y a six mois. Cependant, ne prévoyant pas un hiver aussi terrible que celui qui vient de finir, j’avais pris de nombreux engagements pour ce mois-ci et les mois suivants. Ces engagements, j’aurais pu facilement les remplir, si mes calculs n’avaient pas été détruits par un accident qui ne se renouvelle pas une fois tous les dix ans ; j’aurais trouvé les fonds nécessaires, soit en hypothéquant ces maisons, soit en les vendant. Mais autant il est facile de se procurer de l’argent sur une propriété achevée et qui est en plein rapport, autant cela est impossible lorsqu’il reste encore de nombreux travaux à terminer. Nous seuls avons une connaissance assez exacte de la valeur qu’elle aura et des dépenses à faire, pour connaître les résultats certains de l’affaire et y avoir confiance.

– Je comprends parfaitement ce que vous me dites, Monsieur, reprit Mathieu Durand en regardant plus attentivement encore l’entrepreneur ; mais des maisons, quoiqu’elles ne soient pas terminées, ont cependant une valeur réelle et sur laquelle il ne doit pas être difficile de trouver des fonds.

– Je ne puis vous cacher, Monsieur, que cette valeur est engagée, en grande partie du moins. J’estime que les six maisons que je fais bâtir vaudront trois millions, et je n’avais guère que trois cent mille francs pour commencer. Ainsi une fois une partie du terrain payée, il m’a fallu l’hypothéquer pour commencer les travaux ; une fois le rez-de-chaussée établi, j’ai emprunte sur le rez-de-chaussée pour bâtir le premier, puis j’ai emprunté sur le premier pour bâtir le second, ainsi de suite. Aujourd’hui je dois à peu près douze cent mille francs hypothéqués sur les maisons, plus quatre cent mille francs d’engagements à ordre que j’avais échelonnés aux échéances d’avril, mai, juin, croyant qu’à cette époque mes ressources seraient assurées par la facilité d’un emprunt sur des maisons qui représenteront une valeur de trois millions. Cette valeur, elles ne l’auront plus qu’en juillet, et peut-être ne pourrai-je la leur donner.

– Comment cela ? dit Mathieu Durand, qui semblait plutôt interroger cet homme pour apprendre comment il entendait les affaires que pour connaître ces affaires elles-mêmes.

– Le voici. Après avoir payé comptant tous mes entrepreneurs, grâce aux emprunts que je faisais, j’ai été forcé, à l’entrée de l’hiver, de les régler. Cela a déjà commencé à les rendre moins confiants ; ainsi, quand il s’est agi de terminer les travaux, ils ont demandé moitié comptant, moitié en règlements. C’est aujourd’hui la première quinzaine de la reprise des travaux, et j’ai trente mille francs à payer, dont quinze mille francs à donner en écus pour les ouvriers ; et dans trois jours c’est la fin du mois, il me faut soixante-deux mille francs pour mes échéances. Voilà où j’en suis, Monsieur : si je n’ai pas ce matin ces quinze mille francs, les ouvriers ne seront pas payés ce soir, les travaux ne se continueront pas, mes maisons resteront inachevées, mon crédit est perdu ; et si l’on arrive à une faillite, à des saisies et à une expropriation, des maisons qui, dans trois mois, peuvent valoir trois millions avec cent mille écus de dépense, se vendront peut-être dans un an, et par autorité de justice, pour douze ou quinze cent mille francs, car d’ici là elles se dégraderont, d’autant qu’elles ne seront pas suffisamment closes et fermées. Je serai ruiné par une opération qui devait m’enrichir, et qui m’eût enrichi si je n’avais rencontré une saison détestable. »

Le banquier parut réfléchir longtemps à ce qu’il venait d’entendre, tandis que l’entrepreneur suivait avec anxiété, sur son visage, la moindre trace d’une résolution.

Enfin Mathieu Durand se tourna vivement vers M. Daneau et lui dit :

« – À combien d’entrepreneurs avez-vous affaire ?

– À un grand nombre, Monsieur, car j’ai dû diviser mes travaux pour aller plus rapidement. Ainsi j’ai, pour mes six maisons, autant d’entrepreneurs différents, soit de charpente, soit de serrurerie, soit de menuiserie ; j’ai six fumistes, six peintres, tous d’honnêtes gens, Monsieur, qui doivent ce qu’ils possèdent au travail, car ils ont tous commencé avec rien.

– Très-bien, très-bien ! et cela constitue une trentaine d’entrepreneurs, gens honorables, dites-vous ?

– Oui, Monsieur, ayant tous une excellente réputation.

– Electeurs, sans doute… Et les entrepreneurs de maçonnerie ?

– J’ai fait la maçonnerie moi-même, car je suis maître maçon.

– C’est égal, dit le banquier, cela vous a fait contracter des engagements envers les marchands de moellons, de pierres, de plâtre, de chaux, de sable ; cela vous fait entretenir beaucoup d’ouvriers.

– J’en ai deux cents, et plus de vingt fournisseurs.

– Ah ! c’est bien, c’est bien ! répète le banquier ; et ils ont en vous une grande confiance ?

– Je n’ai rien fait jusqu’à présent qui puisse me la faire perdre. »

Le banquier regarda franchement Daneau, et lui dit avec un vif accent de bienveillance :

« – Vous ne la perdrez pas, Monsieur.

– Se peut-il ?

– Écoutez, monsieur Daneau, je ne fais point d’opération de ce genre ; mais, d’après ce que vous venez de me dire, vous devez avoir affaire à des hommes qui ne sont arrivés à la position qu’ils occupent que par leur industrie.

– C’est notre histoire à tous, monsieur Durand, j’ai appris mon état en servant les maçons. Tous mes entrepreneurs en sont là.

– Et c’est mon histoire aussi, monsieur Daneau ; il y a quarante ans, je suis arrivé à Paris avec cent sous et l’envie de faire mon chemin ; je suis un enfant du peuple comme vous, comme tous vos entrepreneurs, comme vos ouvriers, et je ne manquerai pas aux hommes qui n’ont pas été aussi heureux que je l’ai été.

– Ah ! Monsieur, s’écria l’entrepreneur, c’est un acte de générosité.

– De justice, monsieur Daneau, voilà tout. Je ne suis pas un grand seigneur, moi ; je suis le fils d’un paysan, d’un ouvrier, et je n’oublie pas ce que j’ai été.

– Ah ! Monsieur ! répétait l’entrepreneur, qui ne trouvait pas d’expression pour sa reconnaissance.

– C’est pour vous, c’est pour eux, c’est pour les ouvriers qui auraient aussi à souffrir d’une pareille catastrophe, que je le fais, Monsieur.

– Oh ! si j’osais le leur dire !

– C’est inutile, reprit le banquier. Ce que je puis rendre de services est déjà un bonheur qui me paye suffisamment. Mais il faut que je vous dise de quelle manière j’entends traiter cette affaire. Vous me donnerez une hypothèque générale sur vos maisons.

– C’est trop juste.

– Et je vous ouvrirai un crédit de quatre cent mille francs.

– Un crédit !

– Oui, monsieur Daneau, je n’opère pas autrement. Toutes les fois que vous aurez un payement à faire, ce sera par un bon sur ma maison, bon qui, du reste, sera acquitté dans les vingt-quatre heures.

– Mais cela vaut cent fois mieux que des écus, Monsieur ; et je n’en aurai pas besoin du moment que l’on saura que je suis soutenu par la maison Mathieu Durand. »

Le banquier ne fit pas semblant d’entendre, et répondit :

« – Quant aux quinze mille francs dont vous avez besoin pour aujourd’hui, tirez sur moi, remettez les mandats à vos entrepreneurs : ils seront payés à la caisse. D’un autre côté, monsieur Daneau, je désire, du moment que je me charge de vous fournir des fonds, que tous les effets signés par vous soient à l’avenir payables chez moi ; cela tient au système de comptabilité que j’ai organisé dans mes bureaux.

– Mais c’est me combler, Monsieur, c’est donner à mon papier la valeur d’argent comptant.

– Je suis charmé que cela vous arrange. Du reste, monsieur Daneau, lundi au matin je serai ici avec mon notaire et le vôtre. Je vais donner l’ordre qu’on passe au bureau des hypothèques, et nous en finirons dans deux jours. Si vous pouviez, demain, venir passer une heure ou deux à l’Étang, nous pourrions causer plus librement…

– J’irai, Monsieur, j’irai ; mais… mais… Permettez-moi de vous dire… de vous remercier… de… »

Et l’entrepreneur bégayait, les larmes aux yeux.

« – Pardon, monsieur Daneau, lui dit Durand, on m’attend, et il faut que je vous renvoie.

– Oui, Monsieur, oui…

– Adieu, à demain. »

Et le banquier fit sortir l’entrepreneur avant que celui-ci eût eu le temps de décharger son cœur de la reconnaissance dont il était plein, de façon qu’il n’était pas à la porte du cabinet, qu’il cherchait à qui parler de la bienfaisance et de la bonhomie du banquier. Daneau avait tellement besoin de répandre au dehors les sentiments dont il était oppressé, qu’il se mit à faire l’éloge de Mathieu Durand à son domestique, qui l’attendait à la porte de l’hôtel avec son cabriolet. Il arrêta deux ou trois de ses amis pour leur apprendre qu’il avait un compte ouvert chez le banquier Mathieu Durand, qui était l’homme bienfaisant par excellence, et si simple, si bon, si peu fier, que lui, Daneau, était dans l’admiration la plus complète de cet homme.

– Mais il me semble qu’il la méritait, dit le baron, qui écoutait par désœuvrement.

– Comment donc ! dit le Diable, prêter sur hypothèque, rien n’est plus généreux. Demander des garanties énormes, rien n’est plus bienfaisant.

– Vous êtes gentilhomme, monsieur de Cerny, dit le poëte, et vous n’aimez pas la finance. Toutes vos épigrammes n’empêcheront pas que le trait de Mathieu Durand ne soit admirable.

– Admirable, c’est le mot, fit Satan, et vous le reconnaîtrez quand vous verrez le revers de la médaille. Mais pour vous le montrer, il faut que je continue mon histoire et que nous rentrions dans le cabinet du banquier.

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