XLIII COMÉDIE. LE BANQUIER.

C’était au commencement du printemps de 1830. Dans un riche cabinet, situé au premier étage d’un vaste hôtel de la rue de Provence, était assis un homme qui lisait attentivement les journaux que son valet de chambre venait de lui remettre. Cet homme était le banquier Mathieu Durand.

– Le banquier Mathieu Durand ! s’écria le poëte, mais je le connais beaucoup ; il a un château à quelques lieues de Bois-Mandé, où je dois même aller le visiter en revenant de Toulouse.

– Ah ! la rencontre est singulière, fit le Diable, et je ne sais si je dois continuer.

– Au contraire, l’histoire est bien plus intéressante du moment qu’on en connaît les personnages. Je ne serais pas fâché de la connaître à fond.

– Comme il vous plaira, dit Satan ; d’ailleurs cette histoire est, à quelques particularités près, celle de bien des gens.

Et il reprit :

– Mathieu Durand n’avait à cette époque que cinquante-cinq ans, quoiqu’il parût plus âgé. Les rides profondes qui traversaient en tous sens son front large, découvert et pensif, attestaient l’effort constant d’une vie active et laborieuse. Cependant, lorsqu’il était inoccupé, ce qui lui arrivait rarement, son visage respirait une bienveillance affectée pour tout ce qui l’entourait, et le son de sa voix, plutôt encourageant que protecteur, semblait dire à tous : Je suis heureux, et je veux que vous le soyez aussi. On eût pu néanmoins remarquer qu’il semblait plutôt fier qu’heureux de son bonheur, qu’il le montrait volontiers et qu’il aimait à le laisser contempler, comme s’il le sentait mieux par l’effet qu’il produisait sur les autres. Ce n’était pas pour en humilier ceux qui l’approchaient, c’était plutôt pour leur faire voir dans sa personne le but où tout homme peut atteindre par un travail patient et une conduite honorable. Du reste, le caractère le plus général de la physionomie de Mathieu Durand était celui d’une forte et rapide intelligence. Ainsi, lorsqu’il écoutait quelqu’un parler d’affaires, il avait un léger froncement de sourcils qui donnait à son regard quelque chose d’absorbant, qui semblait ne laisser échapper ni un geste, ni une parole, ni un mouvement ; et cette puissance de tout saisir était si vive et si complète, que, lorsqu’il répondait, son habitude était de résumer rapidement tout ce qui lui avait été dit, et cela avec une netteté et une précision remarquables. Puis venaient ses observations soit pour accueillir, soit pour refuser, soit pour modifier les propositions qui lui étaient faites. C’est à ce moment que se manifestait le trait le plus saillant et à la fois le plus caché de Mathieu Durand : c’était une obstination froide, calme et polie dans ses idées, une obstination telle qu’il ne changeait aucunement d’avis, quelque raison qu’on pût lui donner. C’est à dessein que je dis qu’il avait une singulière obstination dans ses idées, car personne n’était plus facile que lui à changer de résolution. Ainsi, après avoir condamné une opération et en avoir renversé les calculs avec une grande supériorité, on le voyait tout à coup porter l’appui de son nom et de ses capitaux à cette opération. D’autres fois il ouvrait un large crédit à un négociant au moment où les autres banquiers commençaient à douter de sa solvabilité et lorsque lui-même connaissait mieux que qui que ce fût le fâcheux état de ses affaires. Personne, du reste, n’avait jamais pu deviner les raisons déterminantes de ces décisions si contraires à ses intérêts : les uns disaient que c’était caprice, d’autres que c’était générosité, mais il était difficile de supposer des caprices si fantasques à un homme qui montrait tant de rectitude dans la conduite générale de ses affaires. La générosité eût peut-être mieux expliqué cette manière d’agir, car Mathieu Durand passait pour généreux, si on ne l’avait pas vu quelquefois opposer les refus les plus inébranlables à certaines demandes de secours. Un seul homme prétendait que c’était calcul. Cet homme, c’était M. Séjan, le premier commis de la maison Mathieu Durand. Mais il n’expliquait point quel était le but de ce calcul. Un jour que quelqu’un lui demandait à quelle arithmétique appartenait un calcul qui consistait à prêter cent mille francs à un débiteur insolvable, le vieux Séjan se contenta de répondre : « Ceci appartient à l’arithmétique indirecte. » Que signifiait ce mot « arithmétique indirecte ? » M. Séjan ne l’expliquait pas, et se renfermait dans un silence obstiné auquel un imperceptible sourire et un léger clignement d’yeux prêtaient un air de finesse profonde. Ces écarts en dehors de la ligne directe des bonnes affaires n’excitaient d’ailleurs les craintes de personne, quoiqu’ils fussent assez nombreux ; car la réputation de probité et d’habileté de Mathieu Durand était au-dessus du soupçon, et il était assez riche pour pouvoir se ruiner sans qu’il y parût.

Mais il me semble inutile de pousser plus loin le portrait de Mathieu Durand, dit Satan en s’interrompant, et je pense que ses actions et ses paroles le peindront mieux que je ne pourrais le faire. Et il continua ainsi :

– Mathieu Durand était donc dans son riche cabinet, grande pièce ornée de magnifiques tableaux, sévèrement tendue d’un drap vert bordé de large velours noir, et meublée avec ce luxe puissant qui paye cher pour avoir beau et bon. Après avoir lu tous les journaux avec une grande attention, le banquier ouvrit un des tiroirs de l’immense bureau près duquel il était assis et en tira un papier qu’il lut avec une attention encore plus exacte ; il effaça plusieurs phrases, en ajouta plusieurs autres, et recommença la lecture de cet écrit d’un bout à l’autre, le déclamant à mi-voix, tandis qu’une plume à la main il lui donnait son dernier terme de perfection en le virgulant et le ponctuant avec un soin tout particulier ; puis il tira l’une des trois sonnettes, dont les cordons, chacun de couleur différente, pendaient au-dessus de son bureau. Il ne sonna toutefois qu’après avoir encore jeté un regard sur son œuvre. C’était comme l’œuvre d’une mère qui a fini de parer son jeune enfant et qui, après avoir examiné son vêtement pli à pli, épingle à épingle, ses cheveux boucle à boucle, le pose à quelques pas pour bien contempler l’ensemble de sa toilette et s’assurer que rien ne lui manque. Un moment après le valet de chambre parut, et Mathieu Durand lui dit :

« – Envoyez-moi M. Léopold. »

Le valet allait quitter le cabinet pour obéir à son maître, lorsque celui-ci reprit :

« – Passez par le petit escalier qui mène d’ici à l’entresol, où M. Léopold doit se trouver. Qu’il vienne aussi par là ; il est inutile que les personnes qui attendent dans les salons voient que je reçois quelqu’un. »

Le domestique obéit, et le banquier, demeuré seul, ouvrit la correspondance posée près de lui. Il se contenta le plus souvent de jeter un rapide coup d’œil sur les lettres en les classant dans de petits cartons. Il mit quelques annotations à un très-petit nombre, et en garda deux ou trois qu’il renferma dans son bureau et dont la lecture avait paru vivement le contrarier. Enfin le valet de chambre reparut, accompagné d’un jeune homme de vingt ans à peu près, qui s’arrêta devant le banquier comme pénétré d’une respectueuse admiration.

« – Prévenez que je vais recevoir dans l’instant, » dit le banquier au valet de chambre, qui se retira.

Mathieu Durand se tourna alors vers Léopold, et lui dit d’une voix pleine de douceur et de bienveillance :

« – Monsieur Léopold, j’ai un service à vous demander.

– Un service ! à moi ? s’écria le jeune homme avec vivacité. Que dois-je faire, Monsieur ? Vous savez que ma vie vous appartient, et que, s’il faut la sacrifier…

– Non, mon ami, reprit Mathieu Durand en calmant cet enthousiasme par un sourire gracieux ; le service que j’ai à vous demander n’exige pas votre vie, mais il exige de la promptitude et de la discrétion.

– Oh ! si c’est un secret, croyez qu’on m’arracherait plutôt la vie que de m’en faire révéler un mot.

– Vous vous exagérez l’importance de ce que j’attends de vous, Léopold.

– Tant pis ! car je voudrais trouver enfin un moyen de vous prouver ma reconnaissance. Tous vos employés vous regardent comme un père, Monsieur ; mais vous avez été un dieu sauveur pour moi.

– Votre mère était restée sans fortune, et, quoique votre père fût mort en 1815 des suites de ses blessures, on lui avait refusé une pension. C’était une grave injustice.

– Et vous l’avez noblement réparée, Monsieur ; vous êtes venu au secours de ma mère.

– Pouvais-je laisser dans la misère la veuve d’un brave militaire ?

– Vous avez pris soin de moi, et c’est à votre générosité que je dois l’éducation que j’ai reçue. C’est un bienfait…

– Oui, Léopold, je crois que c’est un bienfait, dit le banquier, et j’ai peut-être le droit de le dire. C’est que moi, voyez-vous, je suis parti de mon village sachant à peine lire. Le peu que je sais, il m’a fallu l’apprendre en dérobant quelques heures au travail qui me faisait vivre. C’est sans maître que j’ai appris à écrire, sans maître que j’ai peu à peu épuré mon langage de paysan ; puis, lorsque j’ai eu une petite place, je n’ai pas voulu paraître plus ignorant que mes jeunes camarades qui sortaient des lycées, j’ai essayé le latin.

– Tout seul ?

– Tout seul, dans ma mansarde. J’ai voulu savoir un peu d’histoire, un peu de mathématiques. J’aimais la chimie, je m’occupais de physique. Eh ! si je vous disais tout, je jouais du violon, et passablement. À force de travail et d’économie, j’ai pu entreprendre quelques petites affaires, puis de plus grandes, toujours seul, mais toujours persévérant, et enfin je me suis fait ce que je suis.

– Vous vous êtes fait un des hommes les plus considérables de France.

– Un des plus considérés, du moins je l’espère, reprit Mathieu Durand ; mais revenons à ce grand service que j’ai à vous demander. Voici un mémoire, une lettre, un écrit enfin dont il me faut quatre ou cinq copies ; vous l’emporterez chez vous et vous me ferez ces copies dans la soirée. Les heures de votre bureau ne m’appartiennent pas, et M. Séjan me gronderait si je vous détournais de vos devoirs. Je compte donc sur votre obligeance.

– Oh ! Monsieur, dit Léopold confus, ne me parlez pas de mon obligeance, quand chaque heure de ma vie vous appartient.

– Surtout ne montrez cela à personne, pas même à votre mère.

– Je vous le promets, Monsieur.

– Et à propos, comment va-t-elle ?

– Très-bien, et elle sera heureuse d’apprendre…

– Que je me suis informé de sa santé, dit le banquier en souriant, et elle ira sans doute proclamer partout la bonté de M. Mathieu Durand, qui a demandé des nouvelles de madame Baron.

– Ne lui en veuillez pas de sa reconnaissance.

– Je plaisante, mon ami. Votre mère est une digne et honnête femme. Elle s’exagère le peu que j’ai fait pour elle, mais ce sentiment lui vient d’une vertu si rare que je l’en louerais, si sa reconnaissance s’adressait à un autre qu’à moi. Faites-lui toujours mes compliments.

– Je vous remercie pour elle, Monsieur ; mais quand faudra-t-il vous remettre ces copies ?

– Demain au matin.

– Alors je les apporterai de bonne heure, puisque vous ne partez que demain au matin pour l’Étang.

– Vous avez raison, c’est demain dimanche, et je pars ce soir. Ma fille me gronderait si je n’arrivais que demain ; car elle a un bal chez un de nos voisins de campagne, et je me suis chargé de je ne sais combien de petits colifichets pour elle.

– Je puis passer la journée à faire ces copies.

– Non, il faudrait excuser votre absence près de M. Séjan. Faites mieux, venez demain à l’Étang, vous passerez la journée avec nous. Je vous mènerai au bal le soir. Les danseurs sont toujours les bienvenus. »

À cette proposition, Léopold était devenu tout rouge, il baissait les yeux avec embarras et semblait hésiter. Le visage de Mathieu Durand se contracta légèrement, et il demanda à Léopold d’un ton un peu sec :

« – Ne pouvez-vous pas me faire ce plaisir, Monsieur ?

– C’est qu’une pareille invitation me confond, lorsque je sais que c’est la récompense la plus flatteuse pour ceux de vos employés à qui vous daignez l’accorder. Ma mère sera si heureuse, si fière !… »

Les traits de Mathieu Durand s’épanouirent, et il répondit d’un ton de bienveillance charmante :

« – Eh bien ! si vous trouvez qu’on ne s’ennuie pas trop à l’Étang, vous la prierez un jour de vous accompagner.

– Ah ! Monsieur, reprit Léopold les larmes aux yeux et suffoqué par sa reconnaissance.

– C’est bien, mon ami ! » lui dit Mathieu Durand en lui tendant la main.

Léopold était si ravi, il avait le cœur tellement plein, qu’il saisit la main du banquier et la baisa comme celle d’un roi qui vient d’accorder une grâce importante à l’un de ses sujets. Durand le regarda sortir, et l’expression d’un vif contentement de lui-même contenu jusque-là dans son cœur éclata sur son visage ; il releva la tête avec fierté et laissa échapper comme une sourde exclamation de triomphe ; il fit ensuite deux ou trois fois le tour de son cabinet, comme pour donner à cette émotion le temps de s’exhaler librement. Puis, lorsqu’il fut tout à fait maître de lui, il reprit sa place auprès de son bureau et sonna de nouveau. Le valet de chambre reparut.

– Ah ! ma foi, il me paraît que vous connaissez bien cet excellent M. Mathieu Durand, dit le poëte. Voilà ce que j’appelle un homme de cœur ! Je ne lui connais qu’un défaut.

– Et lequel ? fit le Diable.

– Ai-je l’honneur de parler à un de ses amis ?

– Je suis le comte de Cerny, fit le Diable, et je ne vous raconte que ce que j’ai appris par un hasard très-étrange. Vous pouvez tout dire devant moi.

– Eh bien ! au milieu de toutes ses bonnes qualités et avec son génie financier, M. Mathieu Durand a un défaut qui le fait descendre au rang des plus minces marchands de bonnets de coton.

– Et ce défaut ? dit Satan.

– Il est classique, mais classique en diable. Et puis, c’est son M. Séjan qui est plaisant lorsqu’il lui tombe un volume nouveau sous la main ! La première chose qu’il fait, c’est de compter les lignes de la page ; et, s’il n’y en a pas autant que dans une édition compacte de M. de Voltaire, il dit que l’auteur et le libraire volent le public.

– Je ne suis pas de son avis, dit le Diable ; il me semble qu’en fait de littérature moderne, plus on en met, plus on vole le public.

– Hein ? fit l’homme de lettres.

– Mais revenons à Mathieu Durand, dit Satan… Son valet de chambre était entré.

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