LVIII

– Tu avais raison, maître, tout cela est vrai ; une fois en ta vie tu as compris tout ce qu’on pouvait faire de mal quand on n’était qu’un être mortel.

– Ainsi, Juliette… ? s’écria le baron.

– Juliette a perdu ta sœur Caroline en la faisant épouser par son amant ; Juliette a perdu tout à fait madame de Cerny en surprenant la lettre que tu as écrite à ta sœur et en la livrant au comte ; Juliette, avertie par Gustave de Bridely de la naissance d’Eugénie Peyrol, s’est rendue à Bois-Mandé pour empêcher que la mère ne reconnût son enfant. Tu as aimé trois femmes en ta vie, des trois sentiments qui donnent seuls du bonheur au cœur de l’homme : Eugénie comme une amie, Caroline comme une sœur, madame de Cerny comme une maîtresse. Elle les a perdues toutes les trois. N’est-ce pas, mon maître, que j’avais raison le jour où je te disais que j’avais besoin de cette fille, et qu’elle me servirait à merveille pour faire des actions infâmes ?

Luizzi restait anéanti devant cette parole insolente de Satan. Ce n’était plus ni le fat impertinent, ni l’abbé coquet, ni l’esclave malais, ni le notaire grotesque, ni le manant hideux ; ce n’était plus aucun des personnages sous lesquels Satan lui était tant de fois apparu ; ce n’était plus même l’ange déchu qu’il avait vu pour la première fois au château de Ronquerolles, si fier dans sa défaite, si beau dans sa dégradation ; c’était le Dieu du mal, hideux dans sa forme, hideux dans l’expression de sa figure, ayant toute la bassesse, toute la méchanceté, toute la férocité et tout le cynisme du vice. Luizzi le regardait et tremblait ; Luizzi, pour la seconde fois, se sentait pris de cette terreur et de ce désespoir qui avaient déjà failli le précipiter aux genoux de Satan, et, comme il luttait encore, celui-ci continua :

– Oui, c’est Juliette qui a perdu tout ce que tu as aimé dans ce monde : digne héritière de cette famille d’inceste et d’adultère, elle a eu tous les vices que j’avais promis à ta race. Elle m’appartient comme m’appartiennent tous ceux qui ont dans leurs veines du sang de Zizuli.

– Pas encore, Satan, pas encore, s’écria Luizzi. Il en est un qui t’échappera, je te le jure.

– Je le lui souhaite, dit Satan ; d’ailleurs, qu’est-il besoin qu’il se donne à moi volontairement ? Qu’est-il besoin d’un pacte pour qu’il m’appartienne ? N’ai-je pas ma Juliette pour le perdre, celui-là ? N’est-ce pas elle qui, pouvant le délivrer de l’accusation qui pèse sur lui, le laisse dans sa prison et le destine à mourir sur l’échafaud ?

– Elle ? Juliette ? s’écria Luizzi, elle pourrait me sauver ?

– Elle le peut, maître. À l’heure où tu étais depuis longtemps de retour, elle était encore avec M. de Cerny : ce n’est qu’à Bois-Mandé qu’elle l’a quitté, car c’était elle qui voyageait avec lui. M. de Cerny était dans cette chaise de poste que tu as rencontrée à quelque distance de Bois-Mandé, et au moment où je t’ai quitté ; il s’y tenait caché. L’enfant qui t’avait averti atteignit la voiture pendant que le postillon l’avait abandonnée pour aller boire, comme tu l’as déjà appris. Tous les vices, vois-tu, s’aident à merveille pour compléter un malheur. L’enfant ne vit que Juliette, qu’il pria de prévenir le premier voyageur qu’elle rencontrerait, en lui disant ce qu’il venait de faire pour toi ; et comme elle lui demanda (poussée par quelque mauvais génie qui préside à toutes les mauvaises actions de cette femme), comme elle lui demanda quel était ce voyageur qu’elle avait aperçu sur la route, le petit Jacob répondit naïvement : « J’ai entendu qu’on l’appelait M. le baron de Luizzi. » Tu comprends, mon maître, que la nouvelle devait être agréable pour M. de Cerny, qui te poursuivait, et qui, ne te sachant pas dans la pénurie où tu es en ce moment, s’imaginait que tu courais la poste vers Toulouse. Sur sa demande, Juliette rappela l’enfant, qui s’en retournait déjà, et s’informa du temps que vous resteriez à l’auberge avant de repartir. L’enfant lui répondit que vous ne pouviez vous mettre en route avant le lendemain. C’était plus de temps qu’il n’en fallait à M. de Cerny pour te rejoindre, et ce ne fut que lorsque la nuit fut bien close et lorsqu’il était sur le point d’arriver au but du voyage de Juliette, qu’il descendit furtivement de voiture et retourna sur ses pas armé de deux épées. Elles ne lui servirent ni contre toi, ni contre son assassin ; car, à l’endroit précis où je te quittai, un coup de fusil, parti du taillis qui borde la route, l’étendit mort. Ce fut alors que l’assassin le traîna dans le taillis ; ce fut alors que, surpris sans doute par l’arrivée de quelques bûcherons attardés, il fut forcé d’abandonner son cadavre avant de le dépouiller, et qu’il créa contre toi cette circonstance accablante que le comte n’avait pas été tué par des brigands, mais par un ennemi personnel, qui avait à sa mort un intérêt plus haut que celui de le voler. Or quel autre, mon maître, a pu avoir un plus grand intérêt que toi à la mort de M. de Cerny ?

– Et Juliette sait cela ?

– Elle sait qu’à neuf heures précises du soir M. de Cerny la quittait et qu’à neuf heures précises du soir tu écrivais, à six lieues de là, ta lettre à madame de Cauny ; cette lettre, elle s’en est emparée.

– Et elle connaît sans doute le coupable ? dit Luizzi avec une expression forcée de sarcasme qui ne montrait que son impuissance à lutter avec un aussi terrible ennemi que Satan.

– Elle n’en a pas le plus léger soupçon.

– Ah ! je le connais, moi ! s’écria Luizzi.

– Et tu le nommes ?…

– Jacques Bruno.

– Ah ! fit le Diable d’un air étonné, c’est Jacques Bruno. Eh bien ! te voilà sauvé ; tu diras cela aux jurés, et ils te croiront tout de suite.

Cette froide raillerie de Satan déconcerta le baron ; il comprit l’impossibilité d’articuler une pareille dénonciation devant un tribunal, sans autre preuve que son assertion et que la pensée soudaine en lui que le visage qu’il avait cru reconnaître le soir sur la route de Bois-Mandé n’était autre que celui de Jacques Bruno. Alors, comme un homme qui se noie et qui se rattrape à tout ce qui est à sa portée, fût-ce à un fer rouge ou à une lame de rasoir, il reprit :

– Mais j’ai la déposition de Juliette.

– Autre moyen très-ingénieux, fil le Diable, et qui peut certainement te sauver ou te perdre tout à fait ! cela dépendra de ta bonne sœur Juliette.

– Et quel intérêt peut-elle avoir à me perdre ? dit Luizzi.

– Quel intérêt peut-elle avoir à te sauver ? reprit le Diable. Ah ! si tu lui avais donné quelque cinq cent mille francs de fortune comme à ta bonne sœur Caroline, si tu ne lui avais pas seulement enlevé son amant ou si seulement tu étais devenu le sien…

– Quelle horreur !

– Cela n’a pas tenu à toi, mon maître, tu en avais quelque envie. Que veux-tu ? cela manque à ton histoire, mais l’infamie de l’échafaud fera compensation à l’inceste qui manque.

– Oh ! non, non, dit Luizzi, tu auras beau faire, Satan, je n’y périrai pas, et ce sera Juliette, ce sera celle sur qui tu as compté pour me perdre qui me sauvera ; je lui payerai la vérité plus cher qu’on n’a jamais payé un mensonge.

– Voilà qui est bien, dit Satan, tu rendras Juliette plus riche que Caroline, tu doreras le vice à un titre plus élevé que la vertu. Véritablement tu fais tous les jours des progrès.

– Eh bien ! soit, dit Luizzi ; puisque dans ce monde tout est infâme, je serai infâme ; puisque parmi les hommes tout est à vendre, j’achèterai tout.

– Tu n’en seras pas moins dupe, baron, car d’ordinaire on ne paye pas ce qu’on a le droit d’avoir, il n’y a que les fripons qui achètent une bonne réputation, il n’y a que les coupables qui se ruinent pour se faire absoudre. Toi, tu achètes l’absolution d’un crime que tu n’as pas commis : niais, pauvre niais !

– Soit encore, dit Luizzi, je le serais bien plus de me laisser condamner… Dis-moi où est Juliette, dis-moi où je puis lui écrire, et je me charge de mon salut.

– À l’heure où tu me parles, elle est chez M. de Paradèze, son grand-père, et, quoique j’aie toujours refusé de te dire un mot de ce qui concerne ton avenir, je veux bien t’aider dans l’effort que tu tenteras pour ton salut, je t’assure que ta lettre la trouvera encore chez son grand-père.

– C’est assez, dit Luizzi.

Et d’un geste il ordonna à Satan de se retirer.

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