LVII COMMENCEMENTD’EXPLICATION.

Les émotions et les pensées d’Armand furent très-diverses durant la lecture de cette lettre ; mais elles ne furent pas en lui ce qu’elles eussent été en un autre, elles le jetèrent dans une tristesse effrayante. Tous ces gens retrouvés sur sa route depuis son départ de Paris jusqu’à ce moment : Petit-Pierre, le vieil aveugle, la mendiante, l’abbé de Sérac, Jeannette, et jusqu’à ce Fernand qui lui promettait un récit qui lui faisait peur, puis Henriette Buré et madame de Carin, tous reparaissaient comme les acteurs d’un drame qui touche à sa fin. Et lui, qui était le principal personnage de ce drame, ne touchait-il pas aussi au dénoûment de sa vie, et avec l’accusation de meurtre qui pesait sur lui, ce dénoûment devait-il avoir lieu sur l’échafaud ? Cette pensée le préoccupa longuement et assez pour qu’il n’entendît pas son geôlier qui était venu lui annoncer que le temps où il devait rester au secret était expiré et qu’il pouvait descendre dans la cour se mêler aux autres prisonniers. Celui-ci, étonné de ce que Luizzi accueillait si indifféremment une nouvelle qui ordinairement causait tant de joie à ceux à qui on l’apportait, la lui répéta en se contentant de lui dire :

– Avez-vous entendu ? je vous ai dit que vous étiez libre.

Ce mot frappa Luizzi, et à son tour il s’écria :

– Libre ! libre !

Et tout aussitôt il s’élança hors de sa chambre, s’imaginant qu’il allait quitter sa prison. Mais à peine eut-il descendu l’escalier qui conduisait dans la cour, qu’il s’arrêta soudainement et se retourna vers le geôlier, qui l’avait suivi en riant, car il paraît prouvé qu’un geôlier peut rire.

– En vérité, lui dit Luizzi, je suis fou ; j’oublie que je ne sais par où je dois sortir de cette maison.

– Sortir de la maison ! lui dit le geôlier ; je vous ai dit que vous pouviez sortir de votre chambre. Avez-vous donc oublié que vous êtes renvoyé devant la prochaine session de la cour d’assises ? Jusque-là toute la liberté qui vous est accordée, c’est celle de vous promener avec vos camarades.

Armand ne répondit pas. Déjà, avant que le geôlier eût fini de lui parler, le souvenir complet de sa position lui était revenu ; la liberté qu’on lui accordait était devant ses pas, elle se bornait à quatre murs enfermant vingt toises carrées d’espace. Il jeta un regard rapide sur cette cour où se promenaient des hommes hideux, jeunes gens et vieillards, presque tous arrivés à la décrépitude de l’âme, presque tous abrutis par le vice qui mène au crime et par le crime qui mène au vice. Il allait se retirer, lorsqu’il aperçut tout à coup un homme qui le regardait avec attention. Armand eut peur de reconnaître encore quelqu’un qui se fût mêlé à sa vie dans un de ces misérables qui habitaient la même prison que lui. Il allait se retirer, mais cet homme ne lui en donna pas le temps. Il s’approcha rapidement du baron et lui dit d’une voix forte :

– N’êtes-vous pas le frère de la religieuse qu’on appelle la sœur Angélique ?

– C’est moi, dit le baron.

– C’est donc vous à qui je dois la mort de mon père et de mon fils ? dit cet homme.

– Moi ? repartit le baron.

– Je m’appelle Jacques Bruno, fit le prisonnier.

Luizzi le reconnut alors et répondit :

– Vous ici ? vous dans cette maison ?

– Vous y êtes bien, répondit Jacques Bruno.

– J’y suis pour un crime que je n’ai pas commis.

Rien ne peut rendre l’expression de haine et de méchanceté que prit alors le visage du paysan.

– C’est ce que décideront les jurés.

– Mais vous, dit Luizzi, qui vous a amené ici ?

– Une bonne action que j’ai faite : Petithomme avait tué mon père et mon fils, j’ai tué Petithomme.

– Mais, reprit le baron, comment se fait-il que je vous trouve dans la prison de Toulouse pour un crime commis aux environs de Vitré !

– C’est que je n’ai été arrêté qu’hier, et qu’il y a longtemps que j’étais bien loin de mon pays, même avant d’être arrêté.

Luizzi se mit à regarder Jacques Bruno avec une attention plus particulière : il lui sembla un instant avoir revu cet homme depuis le jour où il l’avait quitté dans sa ferme ; mais où l’avait-il vu ? c’est ce qu’il ne put se rappeler. La pensée qui avait préoccupé Luizzi avant que le geôlier vint l’avertir s’empara du baron avec plus de force que jamais ; mais cette fois, au lieu de la repousser avec épouvante, il l’accueillit et s’y livra avec ardeur. Que le dénoûment qui devait s’approcher dût être fatal ou non, il se sentit pris du désir d’en finir avec ce mystère dont il était entouré et au milieu duquel il marchait en aveugle, trébuchant aux moindres événements de sa vie, s’égarant dans des routes qui semblaient si faciles à tout autre qu’à lui. Ce fut poussé par cette idée qu’il rentra dans sa chambre et se détermina à lire la lettre qui lui avait été écrite par le poëte et qu’il avait jetée de côté avec dédain. Nous la rapportons ici textuellement, mais nous déclarons n’en prendre nullement la responsabilité :

« Mon cher Monsieur,

« Au moment où je vous ai laissé seul sur la route de Sar… à Bois-Mandé avec M. de Cerny, je vous ai promis de vous raconter sinon mon histoire, du moins de vous rappeler notre première rencontre et de vous dire quelle en a été la suite. Souvenez-vous de Bois-Mandé ; souvenez-vous du lit du pape ; souvenez-vous de la jeune fille qui s’est donnée à un voyageur de la voiture où vous étiez ; souvenez-vous que ce voyageur a tué l’homme qui voulait le punir, et qu’il a enlevé la jeune fille qui s’était donnée à lui. Ce voyageur, c’était moi. »

– J’avais raison, murmura Luizzi en lui-même, oubliant dans sa préoccupation que le Diable l’avait déjà averti de cette circonstance ; l’heure est venue, ceci est encore une nouvelle lumière que le sort m’envoie ; et puisse le malheur qui s’attache à moi ne pas avoir fait que j’aie commis encore quelque grave imprudence ! Ma lettre à madame de Cauny, ne l’ai-je pas confiée au postillon qui devait conduire cette Jeannette, que la prédestination m’a fait retrouver peut-être à Bois-Mandé.

Sous l’impression de cette crainte, Luizzi continua la lettre de Fernand.

« Souvenez-vous aussi que je vous avais dit que cette femme semblait porter en elle quelque chose d’extraordinaire. »

Luizzi se rappela cette parole de Fernand, il se rappela aussi que le conducteur, en parlant de cette Jeannette, lui avait fait entendre que son histoire n’était pas celle d’une servante d’auberge, et qu’elle n’était pas faite pour la place où elle se trouvait. Ces circonstances, en revenant à la mémoire d’Armand, redoublèrent sa curiosité et le firent s’avancer plus résolument encore dans la voie de découvertes où il semblait être engagé, et il continua :

« Il n’est pas étonnant que cette jeune fille eût quelque chose d’extraordinaire, car sa position l’était étrangement ; elle était la petite-fille d’un homme de rien, devenu grand seigneur. L’histoire de cet homme est inouïe. Longtemps avant la révolution, il s’appelait Bricoin et était maître de danse. Il était déjà marié avant 89, lorsqu’en 93 ou 94 il lui vint à l’esprit de s’emparer de la fortune et de la main d’une certaine madame de Cauny, dont il avait fait condamner le mari à mort. Il fit si bien qu’il l’épousa, abandonnant sa première femme et une fille nommée Mariette qu’il avait eue d’elle. À cette époque, et pour échapper à la loi qui eût pu le condamner comme bigame, il changea de nom et prit celui de M. de Paradèze, et, par un bonheur qui n’arrive ordinairement qu’aux plus vils criminels, sa femme mourut avant d’avoir pu découvrir ce qu’il était devenu et laissa sa fille dans la misère la plus profonde, misère dont elle ne se sauva qu’en se livrant à la débauche. »

Ce nom de Mariette, ce mot de débauche, cet abandon à Toulouse, tout cela se réunit en un coup dans l’esprit de Luizzi et lui rappela ce que lui avait dit la Périne d’une fille nommée Mariette, qu’elle aurait livrée au père de Luizzi. Jeannette serait-elle sa sœur ? et lui-même aurait-il aidé alors à sauver celui qui devait la perdre, comme il avait livré son autre sœur Caroline au misérable qui la tenait dans ses mains ? Il n’osa s’arrêter à cette supposition extravagante et continua à lire cette lettre dans un état d’anxiété de plus en plus poignant.

« Il n’en fut pas de la fille comme de la mère. Elle parvint à découvrir le nom que son père avait pris et le lieu qu’il habitait, et, il y a vingt-deux ans à peu près, elle se rendit à Bois-Mandé chez M. de Paradèze, emportant avec elle l’enfant qu’elle avait eu dans la maison de prostitution de la Périne. »

Cette circonstance fit tressaillir le baron. En effet, plus il avançait dans cette lettre, plus il voyait se confirmer le pressentiment qui l’avait averti qu’elle renfermait d’étranges révélations. Pour tout autre homme qu’Armand, pour toute autre vie que la sienne, il eût fallu des preuves bien plus convaincantes pour faire naître seulement le soupçon que Jeannette était sa sœur ; mais, après tout ce qui lui était arrivé de surprenantes rencontres, il n’hésita pas à prendre la demi-révélation de Fernand pour un avertissement du sort, quoiqu’il ne supposât pas que le secret qu’il venait de découvrir était loin du terrible secret qui lui restait à apprendre. Cependant il continua la lettre de Fernand :

« Lorsque Mariette arriva à Bois-Mandé, armée de l’acte de mariage de sa mère et de l’acte de naissance qui attestait qu’elle était fille de Bricoin, elle effraya assez le vieillard pour le forcer à se charger du soin de son existence et de celle de sa fille. M. de Paradèze garda l’enfant près de lui, et envoya Mariette à Toulouse avec une pension assez misérable pour que cette fille fût obligée de prendre du service dans une maison de la ville. Par une adresse digne de cette fille, elle avait caché soigneusement à son père la mort de madame Bricoin, afin de faire obéir M. de Paradèze par la crainte d’une accusation de bigamie ; mais elle était partie à peine depuis un an de chez son père, que celui-ci apprit la mort de sa première femme. Alors se sentant libre de toute crainte, mais ne pouvant supprimer la pension qu’il avait légalement reconnue à sa fille légitime, il chassa sa petite-fille de chez lui, et, avec quelque argent, il la plaça dans l’auberge où je la rencontrai, et où elle fut élevée jusqu’au jour où je l’en arrachai.

« Vous devez vous rappeler encore, mon cher Monsieur, qu’à cette époque vous étiez venu de Toulouse avec une femme nommée Mariette : c’était la mère de Jeannette, bonne mère, bien digne du père dont elle était née ! Vous devez vous rappeler encore avec quel soin elle se tenait voilée. Voici quelle en était la raison : toute la tendresse qu’elle avait eue pour son enfant, tant qu’elle pouvait espérer qu’elle intéresserait Bricoin en sa faveur, s’en était allée de son âme le jour où son enfant avait été chassée du château ; et quoiqu’elle sût que sa fille, belle, innocente et pure, habitât Bois-Mandé, elle y était passée sans vouloir être reconnue, craignant que la servante d’auberge ne demandât quelque secours à sa mère, servante de bonne maison ; mais ce qu’elle n’avait pas espéré de sa fille paysanne, sans grâce et sans séduction, elle l’espéra de Jeannette devenue entre mes mains élégante, et restée, grâce à la nature, la plus rusée coquine qui existe dans ce monde. Mariette nous retrouva à Paris ; Mariette m’enleva sa fille, car Mariette avait quelqu’un à qui la vendre, et elle savait comment on est vendu. Elles quittèrent Paris ensemble, et il fallut un hasard bien extraordinaire pour me la faire retrouver à Toulouse, il y a un an environ.

« Dans mon désespoir amoureux, je m’étais engagé. Je rêvais la gloire militaire, au commencement d’une révolution à laquelle je croyais le bras assez fort pour ramasser celle de l’empire. J’étais devenu sergent-major d’une compagnie où j’avais pour lieutenant un certain Henri Donezau ; il avait été l’amant de Jeannette et l’avait ramenée d’Aix, où sa mère lui avait appris l’infâme métier qu’elle-même avait fait autrefois. Je servais de secrétaire à cet ignoble Donezau dans une intrigue qu’il avait, disait-il, avec une religieuse de Toulouse : mais un jour d’ivresse il nous avoua que cette correspondance n’avait d’autre but que de cacher celle qu’il avait directement avec une novice du nom de Juliette. Ce fut dans ce même souper qu’un certain comédien, nommé Gustave, m’apprit que cette Juliette n’était autre que la fille de Mariette, laquelle Mariette se cachait à Auterive sous le nom de madame Gelis, tandis que Jeannette avait pris celui de Juliette. »

À cette révélation qui dépassait de si loin toutes les autres, à cet épouvantable secret qui jetait pour le baron un jour si effrayant sur ce qui s’était passé entre lui et cette femme, la lettre de Fernand tomba de ses mains ; il regarda autour de lui d’un air effaré, comme un homme qui se sent pris dans les réseaux inextricables d’une destinée plus forte. Tout le courage qu’il avait eu un moment pour avancer dans cette voie de sinistres révélations l’abandonna tout à coup, et il serait presque impossible de dire toutes les nouvelles terreurs qui entrèrent dans l’esprit de Luizzi. Juliette sa sœur, aux mains de laquelle il avait laissé Caroline ; Juliette la petite-fille de M. de Paradèze, mari de l’infortunée madame de Cauny à qui il avait enlevé sa fille ; Juliette, qu’il avait sans doute rencontrée à Bois-Mandé, et qui avait pu s’emparer de la lettre qu’il avait écrite à madame de Paradèze pour lui annoncer que sa fille n’était pas perdue ; Juliette, qui probablement avait intercepté la lettre qu’il avait écrite de Fontainebleau à madame Donezau, et qui, sans doute, apprenant ainsi le rendez-vous qu’il avait donné à Caroline, avait enseigné à M. de Cerny la route qu’ils avaient suivie avec Léonie et avait lancé le comte sur leurs traces ; Juliette, ancienne maîtresse de Gustave de Bridely, qui avait pu savoir de lui l’existence d’Eugénie Peyrol, et qui sans doute ne s’était rendue à Bois-Mandé que pour achever la perte de cette malheureuse femme : tous ces événements possibles, toute cette complication de circonstances inouïes étourdirent le baron et lui donnèrent un vertige pareil à celui que pouvait éprouver son aïeul Lionel lorsqu’il vit s’acharner à sa poursuite ces fantômes vivants qui le poursuivaient dans les ténèbres éclairées par l’incendie et l’orage ! Et ce délire fut sans doute le même, car il eut le même résultat, Armand, qui depuis un mois avait résisté à la tentation de la solitude, à la tentation du besoin d’apprendre le sort de tous ceux qu’il aimait, ne résista pas à l’effroyable confusion qu’il sentit dans sa tête, et il appela Satan. Satan parut.

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