II PAUVRE FILLE TOUJOURS.

Eugénie m’avait échappé, je te l’ai dit ; mais ce n’est pas parce qu’elle avait résisté à l’entraînement le plus rapide que je désespérais de la voir céder. J’avais trop d’expérience pour ne pas savoir que celui qui tient bon contre un choc violent tombe quelquefois sous la plus légère impulsion ; tout l’art consiste à la donner à propos, quelquefois lorsqu’on a bien ébranlé un corps et qu’il vacille, d’autres fois quand on le pousse tout d’un coup et à l’improviste. Eugénie avait été si constamment malheureuse, qu’elle avait été toujours en garde ; et, comme elle était forte, elle était toujours restée debout. Je voulus lui donner de la sécurité, et, durant la première année de son séjour chez M. Legalet, elle vécut aussi heureuse que possible, elle eut le repos de ses douleurs. Richement appointée pour une fille de son âge et de sa position, elle faisait vivre sa mère dans un petit village aux environs de Paris où elle avait placé son enfant en nourrice. Tous les quinze jours elle allait passer l’un des deux dimanches qui lui étaient donnés auprès de sa mère et de son enfant. La seule persécution qu’elle eut à souffrir fut encore celle d’Arthur ; il la rencontra un jour et la suivit. Mais il n’était plus temps de supplier ni de menacer. Il voulut l’arrêter, et elle lui dit d’un ton assez haut pour attirer l’attention des passants.

« – Que me voulez-vous, Monsieur ? je ne vous connais pas.

– Je veux mon fils, mon enfant ! dit Arthur, pâle de rage et d’humiliation.

– Comment se nomme-t-il, cet enfant ?

– Eugénie, prenez garde ! dit-il.

– Prenez garde vous-même ! lui répondit-elle avec mépris, il y a près d’ici des agents de police pour arrêter les passants ivres qui insultent des femmes. »

Arthur, le misérable et implacable Arthur, fut vaincu à son tour ; l’injure le souffleta impunément, et il n’était pas revenu de la fureur muette qu’il éprouvait, que déjà Eugénie avait disparu dans la foule. Ce fut peu de temps après son retour en France qu’eut lieu cette rencontre, et aucune autre, grâce à moi, ne vint la troubler dans le repos où elle dormait. Cette année écoulée, il arriva à Paris un jeune homme de province nommé Alfred Peyrol. Il était venu achever son instruction commerciale dans une maison de banque de Paris et avait été recommandé par son père à M. Legalet. Il se présenta chez ce négociant et fut accueilli comme le fils d’un ancien ami. Il plut à madame Legalet, il plut surtout à mademoiselle Sylvie Legalet. Il était jeune, gai, ardent, conteur spirituel, avec cette teinte d’originalité que donne le sans-façon des mœurs de province. Il racontait le plus drôlement du monde ses étonnements à l’aspect de Paris. Il mettait une telle bonne foi dans ses admirations et il avait de si singulières admirations, qu’il traînait après lui le rire, mais non le ridicule ; car il y a eu rarement au monde un esprit mieux doué pour le deviner chez les autres et plus soigneux de l’éviter pour lui-même. Du reste, c’était une organisation hardie, résolue, habile, patiente, qui eût pu aller bien loin sans la crainte puérile où il était de l’opinion ; c’était un combat perpétuel entre la nature et l’éducation. Pendant longtemps Eugénie ne prit point garde aux attentions qu’il avait pour elle. Elle en fut singulièrement avertie. Mademoiselle Sylvie s’était laissée prendre par le joli provincial, qui venait passer presque toutes les soirées dans l’atelier où étaient réunies une douzaine de jeunes filles. Quoiqu’il eût déjà vingt-quatre ans, il était très-jeune de cœur et d’esprit ; et la vie retirée qu’il avait menée dans sa famille l’avait lancé dans le monde avec un caractère formé pour les affaires et un esprit très-ignorant des choses les plus vulgaires du monde. Tout cela en faisait un aimable jeune homme. Un soir, Sylvie, demeurée seule avec Eugénie pour terminer un travail pressé, s’approcha d’elle, et parlant bas, quoique tout le monde fût couché, elle lui dit :

« – Avez-vous remarqué que M. Alfred me fait la cour ?

– Non, vraiment ! dit Eugénie qui n’avait peut-être pas deux fois levé les yeux sur Alfred depuis qu’il venait chez madame Legalet.

– Vous croyez donc qu’il ne m’aime pas ? reprit Sylvie tout alarmée.

– Je ne dis pas cela ; seulement je n’ai rien vu. C’est ma faute, je suis si distraite !

– Eh bien ! Eugénie, je vous en prie, examinez-le.

– Et pourquoi ?

– C’est que… je voudrais savoir… si je ne me trompe pas.

– Que vous importe ?

– C’est que je l’aime, moi, » dit Sylvie en baissant les yeux.

Eugénie la regarda. Aimer pour elle était un mot qu’elle avait souvent entendu prononcer, mais qui avait une terrible signification. Il lui sembla voir apparaître d’une part tous ses malheurs, de l’autre tous les désordres de Thérèse. Mais, lorsqu’elle observa la figure candide et charmante de Sylvie, elle crut apercevoir qu’il y avait un autre amour qu’elle ne connaissait pas et qui était doux au cœur. Puis elle reprit bien lentement :

« – Ah ! vous l’aimez ?

– Oui, je l’aime. Quand je le vois entrer, j’ai ce que j’ai attendu toute la journée. Quand il me parle, il me semble que je n’entends pas sa voix comme celle d’un autre, il me semble qu’elle me touche comme s’il me touchait avec sa main. Je l’entends de partout. Quand il me fait un compliment, oh ! je suis heureuse ! heureuse à pleurer ! Quand il rit de moi, je suis triste, triste à pleurer aussi !

– Oh ! dit Eugénie, qu’il doit vous aimer de l’aimer ainsi !

– Mais il ne le sait pas ; on ne dit pas ces choses-là.

– Et lui, ne vous a-t-il rien dit ?

– Est-ce qu’il oserait ? Louis, qui a épousé ma sœur, l’a aimée deux ans sans le lui dire, au point que mon père a été forcé de le déclarer lui-même à ma sœur. »

Quelle vie différente de celle dont Eugénie sortait ! quel amour différent de celui dont elle avait entendu parler ! quelles ombres fraîches et toutes nouvelles pour le cœur qui avait traversé de si terribles précipices, et dont l’existence ne se heurtait plus à mille obstacles aigus parce qu’elle était dans un désert ! Des larmes vinrent aux yeux d’Eugénie ; mais elle les refoula, parce qu’elle n’en aurait pu expliquer le secret à celle qui lui disait si naïvement le sien. Et, curieuse de voir marcher devant elle dans ce beau sentier où elle ne pouvait plus aller, Eugénie promit à Sylvie de regarder si Alfred l’aimait. Le lendemain elle faisait attention à ce jeune homme. Elle remarqua qu’il était pour Sylvie ce qu’il était pour les autres, et que si plus d’attentions avaient été pour une seule, ç’avait été pour elle-même. Mais elle ne s’arrêta pas à cette observation, qui ne fut pas même une pensée. La nuit venue, Sylvie vint auprès d’Eugénie.

« – Eh bien ! lui dit-elle, n’est-ce pas qu’il m’aime ? Il a trouvé que j’étais coiffée à ravir.

– Oui, sans doute, dit Eugénie qui craignait de voir s’engager imprudemment cette âme si naïve, oui, il vous l’a dit ; mais il me l’a dit aussi, à moi.

– Il l’a bien fallu, pour que cela n’eût pas l’air trop marqué. Puis, comme il a ramassé ma broderie quand je l’ai laissée tomber ! comme il l’a trouvée jolie ! comme il l’a gardée longtemps dans ses mains pour toucher ce que j’avais touché ! et comme il me regardait en me la rendant ! c’était au point que cette broderie m’a brûlée quand je l’ai reprise.

– C’est vrai, dit Eugénie… c’est vrai, » reprit-elle en courbant la tête et en regardant tristement devant elle.

Sylvie reprit :

« – À quoi pensez-vous donc ?

– À rien, à rien. Puis elle dit : Je ne veux pas cependant vous tromper et vous laisser l’aimer si vous ne devez pas être aimée de lui, car on doit bien souffrir d’être dédaignée.

– Qu’y a-t-il donc ? dit Sylvie.

– N’avez-vous pas remarqué qu’à un certain moment une des demoiselles a laissé tomber son mouchoir et qu’il l’a ramassé aussi, puis qu’il l’a gardé longtemps ?

– Oui, oui, dit Sylvie ; mais c’était le vôtre. Puis il l’a chiffonné en le nouant et le dénouant, il s’en faisait un voile et le mettait sur son visage ; mais il jouait alors, il riait, il était gai, c’est bien différent. »

La veille, Eugénie avait découvert ce qu’était l’amour d’un cœur d’enfant. À ce moment elle découvrait l’aveuglement naïf qui accompagne toujours cette passion, et, craignant de froisser cette âme si délicate en lui arrachant son erreur, elle attendit pour oser lui dire la vérité. D’ailleurs ne pouvait-elle pas elle-même se tromper, et n’était-il pas possible qu’elle ne sût plus voir dans les choses innocentes ? Les jours se suivirent ainsi, et Eugénie, observant sans cesse les moindres actions d’Alfred, fut presque forcée de reconnaître que c’était à elle que s’adressaient ces regards furtifs, ces mots à double sens, ces moments de joie, ces éclairs de tristesse, par lesquels parle sans cesse un amour qui se tait encore. Cependant Sylvie ne voyait rien, ou plutôt elle ne voyait que ce qui pouvait flatter son espérance ; et, confiant chaque soir à Eugénie sur quels frêles indices elle croyait deviner l’amour d’Alfred, elle enseignait à sa rivale que les indices plus graves que celle-ci voyait seule étaient ceux d’un véritable amour. Eugénie avait pitié de cette enfant, et s’accusait d’être aimée comme si elle l’avait trahie. Trop endolorie encore des rudes atteintes auxquelles elle échappait, elle voulut éviter tout ce qui pourrait remettre sa vie dans une lutte quelconque. Elle chercha à mettre entre elle et Alfred des obstacles qu’il lui fût difficile de franchir. Sous prétexte que l’endroit où elle était placée était trop loin d’une lampe qui brûlait près de madame Legalet, elle se retira dans un coin et derrière la longue ligne de ses jeunes compagnes. Elle ne fit que donner à Alfred l’occasion de lui montrer qu’il la cherchait partout et que partout il savait l’atteindre. Il volait son ouvrage à celle-ci, il faisait appeler celle-là, il dérangeait une autre, et, de chaise en chaise, il arrivait à côté de madame Legalet et d’Eugénie, à qui il ne pouvait rien dire et à qui il n’eût osé rien dire, mais dans l’air de laquelle il respirait. Madame Legalet riait beaucoup de toutes ces folies du jeune homme, et l’appelait gaiement le tyran de l’atelier. Puis, le lendemain, Sylvie voulait aussi s’asseoir dans le coin retiré de sa mère ; et, comme il y revenait encore, elle s’imaginait qu’il y était venu pour elle parce qu’elle l’y avait suivie. Un autre soir, si Eugénie avait attaché un ruban noir autour de son cou, il s’écriait que les rubans noirs étaient une parure délicieuse. Et Sylvie disait à Eugénie :

« – Vous voyez qu’il désire que je mette un ruban noir, qu’il trouve qu’un ruban noir m’irait aussi à merveille. »

Elle mettait ce ruban, Eugénie quittait le sien, et, le soir venu, Alfred mécontent disait tout bas à Sylvie, de manière cependant à être entendu d’Eugénie et en lui jetant un regard de reproche :

« – Vous êtes bonne et aimable, vous ! vous n’avez pas peur de mettre ce qui me plaît. »

L’heure des confidences arrivée, Sylvie disait à Eugénie :

« – Vous voyez comme il m’a remerciée d’avoir mis un ruban noir ! oh ! bien certainement, il m’aime. »

L’écho du cœur d’Eugénie répétait : Il m’aime. Et c’était un étrange spectacle que cette jeune fille si naïve, si ignorante, avertissant sa rivale de tout ce qu’on lui adressait d’hommages et faisant l’aveu d’un amour que sans tout cela elle n’aurait peut-être pas su comprendre. Le déplaisir qu’Eugénie éprouvait de se trouver la confidente de Sylvie et la manière froide dont elle accueillait les aveux de cette enfant ne pouvaient imposer silence à cette jeune passion. Malgré tous ses efforts, elle était obligée d’en entendre sans cesse parler, et comme un jour elle avait dit à Sylvie que sa mère lui en voudrait peut-être si elle apprenait qu’elle l’aidât à nourrir un amour qu’elle n’approuvait pas, Sylvie lui répondit aussitôt :

« – Oh ! ma mère le sait, et elle ne m’en veut pas ; Alfred est un si honnête jeune homme, si respectueux, si bien élevé ! C’est ma mère qui m’a dit tout cela, et certainement on l’acceptera le jour où il me demandera en mariage. »

Tous les mots de cette enfant portaient coup à Eugénie ; ce mot « mariage » lui fut bien douloureux. Pouvait-elle se marier elle, pauvre fille perdue ? Et, à supposer que l’amour d’Alfred fût aussi sincère qu’elle devait le croire d’après ce qu’on lui disait d’un amour pur, ne devait-elle pas y renoncer ? Et vois comme la passion est ingénieuse à s’introduire dans le cœur ! Du moment qu’Eugénie s’imagina qu’on la trouvait indigne d’être aimée, elle souffrit de l’idée de ne pas l’être, et cet amour d’Alfred qu’elle craignait de voir grandir, elle craignit de le perdre. Alors elle douta, elle voulut savoir si elle aussi n’était pas prise comme Sylvie d’un fol aveuglement, et elle évita l’approche d’Alfred, non plus pour le fuir, mais pour l’éprouver. Il la poursuivit avec la même adresse et la même persévérance. Il arrivait près d’elle par mille moyens que je ne puis te dire. Eugénie le suivait avec anxiété dans toutes ces petites manœuvres, et, lorsqu’il avait réussi et qu’elle ne pouvait plus douter qu’il fût heureux d’être auprès d’elle, elle était heureuse d’être auprès de lui. Elle lui était reconnaissante de l’aimer malgré sa faute comme s’il l’avait connue, et elle s’endormait quelquefois en rêvant le bonheur, car elle aimait aussi. Elle l’ignorait encore lorsqu’un jour, revenant de voir sa fille à la campagne, on lui apprit qu’une nouvelle ouvrière avait été admise chez madame Legalet. Le lendemain sa terreur fut extrême à l’aspect de cette nouvelle ouvrière : c’était Thérèse. Celle-ci l’aborda effrontément comme une amie. Mais Eugénie ne put contenir la révolte de son cœur. Après une réponse glacée à toutes les avances de Thérèse, elle se retira loin d’elle et évita de lui parler.

La vie va vite dans certaines circonstances. Eugénie n’avait été occupée toute la journée que de la crainte de voir Thérèse divulguer son secret. Cette crainte n’avait pourtant pas eu toute la portée que tu peux croire. Le calme de son âme lui avait rendu de la force, le témoignage de sa conscience la soutenait, elle s’était dit qu’en désespoir de cause elle quitterait cette maison et chercherait un autre asile ; mais lorsque le soir vint et qu’Alfred parut, l’effroi que Thérèse avait inspiré à Eugénie et contre lequel elle s’était senti la force de lutter, domina complètement son âme. Dans le premier mouvement de cet effroi, elle voulut cacher l’amour d’Alfred et redoubla de précautions contre lui. Elle aimait donc cet amour, puisqu’elle le protégeait contre une dénonciation. Puis, quand elle eut compris, avant la soirée finie, que Thérèse l’avait devinée, elle sentit qu’elle n’aurait pas contre le mépris d’Alfred la force qu’elle avait contre le mépris des autres, et un moment l’orgueilleuse Eugénie eut la pensée d’implorer la pitié de cette Thérèse qui l’avait perdue. Elle passa la soirée entière les yeux baissés sur son ouvrage et remplis de larmes, et, lorsqu’elle se leva pour se retirer, Thérèse s’approcha d’elle et lui dit d’un ton où régnait la basse ironie du vice :

« – Ilest gentil ton nouvel amoureux, mais il a l’air un peu niais. C’est une bonne dupe à prendre. »

Eugénie fut trop révoltée de l’infamie de ce mot pour se sentir la force d’y répondre, elle se détourna avec dégoût. Thérèse se vengea du mépris qu’elle méritait en le renvoyant à celle qui ne le méritait pas. En peu de jours la fille expérimentée connut l’amour d’Eugénie et connut aussi celui de Sylvie. Alors elle se rapprocha de cette jeune fille, appela des confidences qu’Eugénie repoussait depuis longtemps ; et, assurée de l’erreur de Sylvie, elle la lui arracha, déchirant impitoyablement ce jeune cœur, pour que dans son désespoir il frappât sans pitié sur celui d’Eugénie.

« – Oh ! s’écria Sylvie quand Thérèse lui eut dit qu’Eugénie aimait Alfred, oh ! c’est impossible ! elle à qui j’ai tout dit, elle à qui j’ai confié tout ce que j’ai dans le cœur, elle me trompait, elle se moquait de moi, j’en suis sûre ! C’est une cruauté et une perfidie sans exemple ! Je dirai tout à ma mère.

– Et vous ferez bien, » repartit Thérèse qui voulait ménager habilement ses moyens de vengeance.

Sylvie courut raconter cette grande trahison à sa mère. Celle-ci montra une bien plus grande indignation encore que Sylvie, car elle se croyait le droit d’en vouloir à Eugénie plus que sa fille même. Le lendemain, madame Legalet fit appeler Eugénie, et, avant d’entrer avec elle en explications, elle lui remit une lettre. Cette lettre était celle par laquelle madame Bénard avait recommandé Eugénie à sa belle-sœur. Cette lettre disait tous les secrets de la pauvre fille. Celle-ci la lut la tête basse et la rendit de même à sa maîtresse.

« – Vous le voyez, Mademoiselle, dit madame Legalet ; je savais tout, et cependant je n’en ai jamais dit un mot, jamais je n’ai prononcé une parole qui pût vous humilier devant vos camarades ; je vous ai même épargné le chagrin d’avoir à rougir devant moi, et vous m’en récompensez en excitant par vos coquetteries l’amour d’un jeune homme que je destine à ma fille, d’un jeune homme qu’elle aime, cette pauvre enfant ; qu’elle aime d’un amour innocent, tandis que le vôtre n’est qu’un bas et odieux calcul. »

Ainsi, après avoir calomnié la vie d’Eugénie, on calomniait son amour même. Elle sentit les larmes la reprendre. Cependant elle se contint, et répondit :

« – Non, Madame, non, je n’ai rien fait pour attirer M. Alfred, et je ne l’aime pas.

– Eh bien ! alors, Mademoiselle, puisque c’est lui seul qu’il faut guérir, je lui dirai ce que vous êtes et qui vous êtes.

– Oh ! Madame, s’écria Eugénie en tombant à genoux, je quitterai votre maison, je m’en irai ; mais ne lui dites rien, ne me déshonorez pas à ses yeux. Que vous importe de me faire du mal quand je ne serai plus là ? »

Madame Legalet réfléchit un moment et répondit :

« – Oui, je sais que vous avez été plus malheureuse que coupable, mais ne le devenez pas en trompant l’amour d’un honnête homme, évitez-le, avertissez-le qu’il n’a rien à espérer : une jeune personne en a toujours les moyens quand elle le veut, et vous les trouverez si vous le voulez. À ce prix, je ne vous renverrai pas ; à ce prix, je vous promets de me taire encore. »

– Enfin, dit Luizzi, voilà une bonne femme.

– Bah ! fit le Diable, si on voulait bien regarder au fond de cette indulgence, on y trouverait peut-être bien un petit infâme calcul.

– Encore ? s’écria le baron.

– Oui, madame Legalet avait peut-être pensé que, si Eugénie sortait de chez elle, Alfred pourrait bien n’y plus revenir ; et alors, adieu tous ses beaux projets d’établissement pour sa fille avec un jeune homme qui avait douze bonnes mille livres de rente à lui et dont le père était fort riche !

– Tu es un cruel commentateur, Satan, repartit le baron.

– Non, mais je suis l’esprit de contradiction endiablé, et je trouve presque toujours vos dédains aussi stupides que vos admirations.

– L’heure passe, dit Luizzi, et…

Le Diable reprit :

Eugénie accepta le marché de madame Legalet, et plus encore ; elle accepta les longues soirées passées en présence d’Alfred tandis qu’un regard scrutateur l’observait, tandis qu’il lui fallait repousser avec aigreur des avances que tout le monde voyait alors : raillée lorsqu’elle avait réussi à donner assez d’humeur à Alfred pour qu’il allât adresser à une autre des paroles qui devaient faire croire à Eugénie que cet amour dont elle était heureuse n’avait pas tenu contre le plus léger obstacle ; insultée quand elle n’avait pas fatigué la poursuite, car on lui disait qu’elle n’y avait pas mis assez de rigueur ; toujours menacée de voir son secret dénoncé, et souffrant tout cela parce qu’elle aimait, tant l’amour dompte les plus fortes natures ! tant il soumet les âmes les plus délicates à boire jusqu’à la lie les plus amers dégoûts ! C’est l’histoire de la faim et de la soif, mon maître : lorsque ces deux besoins tiennent l’homme, qu’il ait vécu de pain noir ou de bonne chère, il boit et mange avec avidité ce qui avant lui eût fait lever le cœur. La présence d’Alfred et le son de sa voix étaient les aliments dont Eugénie se nourrissait, et elle ne se sentait pas la force de s’en priver, quelques lâches saletés qu’on y mêlât. Il faut te dire aussi, pour que tu comprennes cet amour dans toute sa portée, que le secret d’Eugénie n’était pas resté dans les mains seules de madame Legalet pour fustiger Eugénie. Thérèse, l’impudente Thérèse, l’avait laissé glisser parmi toutes les jeunes filles du magasin, et les insolences et les tortures de Londres recommencèrent, mais plus vives, plus atroces, plus intenses, car elles s’adressaient à un cœur où elles blessaient à la fois l’orgueil et l’amour.

Alfred avait cependant compris qu’un changement si soudain dans la conduite d’Eugénie et dans les habitudes de ses camarades devait avoir une cause ; il pensa justement qu’on avait deviné son amour, et il devina les projets de madame Legalet. Un soir, bien résolu de ne laisser à personne de folles espérances et à rendre la force à celle qu’on tyrannisait sans doute à cause de lui, il déclara, en ayant l’air de ne parler à personne, qu’il comptait se marier ; car depuis huit jours il avait atteint l’âge de vingt-cinq ans. Il déclara aussi qu’il se souciait fort peu de la fortune, parce que, n’en eût-il pas une toute faite, il saurait s’en faire une indépendante ; il ajouta qu’aucune menée ne pourrait l’empêcher d’épouser la femme qu’il aurait choisie et qu’il aimerait, fût-elle sortie de la dernière classe du peuple, fût-elle pauvre, fût-elle servante. Madame Legalet avait senti à qui s’adressait un pareil discours, et, toute prête à faire comprendre à Alfred qu’il ne devait plus remettre les pieds dans sa maison, elle voulut se venger de la perte de ses espérances. À peine Alfred avait-il fini de parler qu’elle ajouta :

« – Voilà de nobles sentiments, Monsieur ; mais je suppose qu’à toutes les qualités que vous souhaitez dans celle que vous voulez épouser, vous ajoutez encore celle d’être une honnête fille. »

À ce mot, Alfred se leva et Eugénie aussi. Alfred la regarda et Eugénie le regarda. Il pâlit à l’effrayante expression du visage d’Eugénie : il y avait un adieu éternel dans ce regard. Elle posa son ouvrage sur la table et sortit pour ne pas tomber éperdue et brisée de honte devant celui qu’elle aimait. Elle courut depuis le magasin, qui était au rez-de-chaussée, jusqu’au cinquième de la maison. J’avais une belle chance, mon maître, la fenêtre était haute et ouverte, Eugénie accourait au suicide, haletante, folle, furieuse ; quelques pas encore, et elle était à moi. Alfred l’avait suivie. Oubliant toute retenue, brisant ces liens si faibles et si forts pour lui que vous appelez convenances, il avait poursuivi Eugénie, et il l’atteignit au moment où elle allait franchir le seuil de sa porte. Il l’arrêta.

« – Vous m’avez compris, lui dit-il. Je vous aime, je sais que vous êtes pauvre, je sais que vous vivez du travail de vos mains, mais je vous en aime davantage. N’ayez peur de personne ; je vous donnerai mon nom, je vous ferai riche, et, je vous le jure, personne alors n’osera vous insulter ni vous calomnier. »

Eugénie regarda ce noble jeune homme qui, à genoux devant elle, tenait ses mains qu’il pressait avec amour.

« – Vous m’aimez ? lui dit-elle, eh bien ! moi aussi je vous aime, et je vais vous en donner une preuve, c’est que je ne veux pas vous tromper. »

Elle ouvrit un tiroir, y prit une lettre et la remit à Alfred. Cette lettre n’avait que ces deux lignes :

« Mademoiselle, tâchez de venir dimanche, votre fille est un peu malade, et votre mère m’accuse de ne pas bien soigner votre enfant. »

Quand Alfred eut lu cette lettre, il demeura immobile devant Eugénie. Elle le regardait, car c’était la vie ou la mort qui allait sortir de la bouche de M. Peyrol. Elle voyait son visage agité, ses mains tremblantes, ses yeux égarés qui l’évitaient. Enfin Alfred, sentant lui-même que sa raison se perdait dans ce conflit de pensées si diverses, répondit à Eugénie :

« – Demain, demain, je vous répondrai. »

Après ces mots, il s’enfuit, ne voulant rien entendre, et Eugénie resta seule.

– Écoute, mon maître, je veux te faire sentir ce que peut être un pareil jour d’attente, ce que c’est que l’incertitude. Voici ce que j’ai à te dire : Peut-être n’es-tu pas si ruiné que tu le crois…

– Grand Dieu ! dit Luizzi.

– Mais peut-être l’es-tu plus que tu ne le penses. Du reste, tu sauras cela demain au soir.

– Dis-tu vrai ? s’écria Luizzi.

Et aussitôt, au lieu d’écouter le Diable, il se mit à parcourir la chambre en poussant les exclamations les plus folles et les plus désespérées.

– Oh ! s’il était possible ! disait-il ; mais non, tu me trompes, tu te railles de moi, tu me donnes cette espérance pour me rendre ma misère plus horrible. J’en avais accepté le fardeau, tu m’as peut-être trouvé trop de courage, et tu veux en redoubler le poids par une rechute… Cependant, si tu voulais me dire… Et pourquoi attendre à demain ?… Satan, parle, ne me donne pas des incertitudes plus affreuses que mon malheur.

Le Diable regarda Luizzi avec mépris et lui répondit :

– Eugénie fut plus noble et plus forte que toi, elle n’eut pas de ces cris convulsifs, elle ne se promena pas comme une folle en renversant les meubles, en criant à éveiller tout une maison ; et cependant, c’était plus qu’une fortune qu’elle pouvait perdre, c’était la suprême et dernière espérance de son cœur.

– Et elle la gagna, dit Luizzi, puisqu’elle est devenue madame Peyrol ?

– Oui, dit le Diable. Le lendemain, Alfred lui écrivit ces seuls mots : « Voulez-vous être ma femme ? »

– Et alors elle fut heureuse ? dit Luizzi, qui n’écoutait plus. Elle fut riche et aimée, elle eut une famille et un monde, et cette triste histoire se dénoua dans le bonheur ; elle fut moins à plaindre que je ne le pensais.

– Alors, dit le Diable, commença le nouveau chapitre de cette histoire : Pauvre femme !

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