III PAUVRE FEMME !

– Sans doute, dit Luizzi, c’est un chapitre comme il y en a tant : un mari amoureux pendant quelques mois, puis qui abandonne sa femme, puis qui lui reproche ce qu’il a fait pour elle et qui la livre au mépris, à la solitude…

– Non, mon maître, reprit le Diable, ce n’est pas cela. Ce chapitre, si tu pouvais l’entendre, durerait bien plus longtemps que tous ceux qui l’ont précédé ; mais en vérité, tu es devenu trop incapable de m’écouter. À présent que tu as une espérance personnelle, l’égoïsme est entré avec elle dans ton âme, tu es comme le monde où fut jetée Eugénie, tu crains de perdre ton temps à t’occuper d’elle parce qu’elle n’est plus la seule planche de salut qui te reste.

– Tu te trompes, Satan, dit Luizzi ; je t’écouterai, mais voilà le jour qui vient, hâte-toi.

– Soit, dit Satan, et je te parlerai comme tu m’écouteras, sans m’arrêter aux détails, sans appeler une attention que tu n’as plus. Maintenant, voici pourquoi Eugénie fut une pauvre femme :

Ce fut parce qu’elle entra dans le monde avec un témoignage vivant de sa faute, parce qu’elle avait un mari qui l’aimait assez pour la croire innocente, mais qui n’était pas assez fort pour la faire accepter comme innocente ; parce que pour elle rien ne garda le sens vulgaire des actions ordinaires, quand ces actions même n’avaient pas un sens particulier. D’abord, M. Peyrol emmena sa femme dans sa province : mais il l’avait épousée contre la volonté de sa famille, quoique du consentement de son père. Celui-ci recevait sa bru et la protégeait presque autant que son mari ; mais il y a des choses contre lesquelles on ne protége pas, c’est l’accueil glacé des belles-sœurs et des beaux-frères, c’est l’impertinence de certaines politesses et de certains oublis, c’est le nom froid et cérémonieux de madame sans cesse adressé à Eugénie par des gens dont la familiarité ne se servait entre eux que d’un prénom amical, c’est cette adresse méchante qui, ne pouvant la chasser d’un salon, semblait l’exclure de la famille, puis les mille circonstances qui poignent le cœur sans qu’on puisse s’en plaindre. C’était à la promenade un salut qui n’était pas rendu, circonstance qu’Eugénie n’osait pas expliquer par une distraction, comme eût pu le faire toute autre femme. C’était une visite refusée et dont on faisait d’autant plus remarquer l’absence que l’on passait dix fois sous les fenêtres de madame Peyrol pour entrer chez une personne de sa nouvelle famille. C’était surtout cet enfant, à qui M. Peyrol n’avait pu donner son nom et sur lequel on demandait à tous propos une explication, lorsqu’on n’ignorait pas qui il était et ce qu’il était. Si Eugénie le conduisait par hasard dans un salon ou dans une promenade, aussitôt on s’en emparait pour lui dire :

« – Oh ! la belle petite fille ! quelle est votre maman ?

– C’est madame Peyrol.

– Et votre papa ?

– Je ne le connais pas.

– Pauvre petite, qu’elle est jolie ! c’est bien malheureux de ne pas avoir de papa. »

Cela se disait devant Eugénie, et elle faisait sortir Ernestine avec une bonne ; cela se disait encore plus cruellement en l’absence d’Eugénie. Et l’enfant rentrait et racontait ingénument tout cela à sa mère qui alors l’empêchait de sortir. C’était un nouveau sujet de larmes ; car la petite fille, qui voyait jouer autour d’elle les autres enfants, demandait avec des pleurs, qui appelaient les pleurs de sa mère, pourquoi elle n’avait pas les jeux de son âge. Afin de remplacer pour elle ce qu’on n’osait lui donner, on satisfaisait ses moindres caprices, et il en résulta qu’Ernestine fut bientôt la petite fille la plus volontaire, la plus absolue et la plus capricieuse.

M. Peyrol eut tous les dévouements et soutint la lutte contre sa famille : il la soutint jusqu’à se brouiller avec ses frères et ses sœurs ; il ne voyait plus son père que furtivement et quand il le savait seul. En effet, le courage de celui-ci avait fini par céder ; et menacé, ou de l’abandon de tous ses autres enfants auxquels il n’avait rien à reprocher, pas même une noble action, ou de celui d’Alfred, il s’était prononcé contre le fils, qu’au fond de l’âme il estimait le plus. Car c’était un noble vieillard que cet homme ! Mais pour arriver à un tel résultat, il y eut mille horribles petites scènes : c’était à table où l’on servait tout le monde, excepté Eugénie ; c’était au jeu où l’on refusait d’être le partner d’Eugénie ; c’était dans un bal où l’on n’invitait pas Eugénie à danser, quand ou l’avait invitée à venir, ce qui n’arrivait pas toujours ; c’était ainsi partout et toujours, jusqu’à ce qu’on la laissât seule chez elle. Alfred suivit sa femme dans la solitude qu’elle s’était imposée, et Eugénie eut la dernière des douleurs, celle de voir qu’elle avait fait perdre le bonheur à celui qui s’était dévoué au sien.

Ce que je te raconte là en quelques paroles dura de longues années ; cela dura jusqu’au moment où Alfred fut las de lutter contre toutes ces petites haines de province que ne purent calmer ni la conduite exemplaire d’Eugénie ni le respect dont la couvrait son mari. Ce n’était pas, à vrai dire, des malheurs horribles ; c’était ce supplice pour lequel vous avez trouvé un mot si vrai, la torture à coups d’épingles. Alors Alfred se décida à venir à Paris ; il se perdit un moment dans cette ville immense, en cachant ce qu’était Ernestine et en la faisant passer pour sa fille. Grâce à un mensonge, il obtint quelques jours de repos. Il commençait à reprendre espérance, lorsqu’il fut tué en revenant du Havre, il y a dix-huit mois, par l’explosion d’une machine à vapeur.

Alors, aux malheurs de la fausse position succédèrent ceux de la ruine. Tu les connais, ceux-là, et tu as été sur le point d’en devenir fou, toi un homme, toi qui n’as que toi-même à faire vivre, tandis qu’Eugénie restait avec une enfant habituée au luxe, avec une enfant qui lui reprocha sa misère, qui…

– Voici le chapitre pauvre mère qui commence, n’est-ce pas ? Va vite, je t’écoute.

– Non, fit le Diable, il est jour, tu le verras.

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