XVSUITE.

À partir de ce jour, Juliette vint tenir fidèle compagnie à Caroline ; elle la suivait aux spectacles, aux promenades. La jeune fiancée se plaisait à parer son amie, elle en faisait pour ainsi dire les honneurs avec une naïveté qui faisait sourire Luizzi ; elle disait souvent à Juliette avec une douce joie :

– Oh ! je te marierai, je te trouverai un bon parti.

Mais, quoi qu’elle en eût, Caroline ne put obtenir pour Juliette le succès d’égards et d’hommages respectueux qu’elle-même trouvait sans le chercher, et Juliette lui répondait avec un sourire dont Caroline n’osait blâmer l’amertume :

– Que veux-tu, mon enfant, je suis pauvre !

Quant à Luizzi, ravi d’avoir trouvé une compagne si aimable pour sa sœur, il cherchait par mille soins à faire oublier à Juliette ce prétendu tort de la fortune. Un mois s’était passé ainsi. Tout était prêt pour le mariage de Caroline, et, sans s’en apercevoir, Luizzi s’était laissé gagner à l’habitude de voir Juliette tous les soirs, au point d’éprouver quelque ennui de son absence, quand elle tardait à venir. Il encourageait Caroline dans l’affection libérale qu’elle montrait à son amie. C’était lui qui donnait par les mains de sa sœur, et l’innocente fille ne voyait dans tout cela qu’une générosité qui, après l’avoir comblée elle-même, se répandait jusque sur ceux qu’elle aimait. Quant à Juliette, elle affectait ou elle avait une complète ignorance de ces bienfaits ; car elle gardait envers Luizzi un ton de modeste confiance qui lui disait trop qu’elle ne s’apercevait pas de ses soins. Sans être précisément amoureux de cette femme, Luizzi subissait un peu son empire. Il semblait qu’elle eût deux natures qui agissaient également sur lui. Sa personne, son air, son regard, son sourire, respiraient une volupté qui jetait le baron dans des troubles extrêmes ; sa parole, ses sentiments, sa tenue, avaient une si grave pureté, qu’il n’osait écouter les désirs qui s’élevaient en lui. D’ailleurs il n’avait aucune occasion de voir Juliette seule, et Luizzi se laissait aller à un sentiment indéfinissable pour cette fille. Il ne lui était jamais entré dans la pensée qu’il pût en faire sa femme, et il répugnait à l’idée d’en faire sa maîtresse, d’abord par respect pour sa sœur, dont il n’eût pas voulu déshonorer l’amitié, ensuite parce qu’il pensait qu’il avait trop d’avantages dans une séduction pareille pour qu’elle ne fût pas véritablement coupable. Cependant il ne pouvait voir Juliette ou la sentir près de lui sans être pour ainsi dire enivré du parfum d’amour qui semblait flotter autour d’elle. Il la regardait alors, non pas avec cette douce extase de l’amour saint qui semble fondre sous ses rayons la forme humaine de celle qu’on aime, pour arriver à son âme et l’étreindre dans une caresse ineffable ; il la regardait pour chercher sa personne au delà de ses vêtements, pour achever du regard les lignes capricieuses et souples de ses épaules fluides ou de son pied délicat, pour la rêver nue comme une bacchante avec ses longs cheveux ardents épandus autour d’elle, livrant à des baisers mordants ses lèvres sans cesse humides et dont la caresse devait dévorer, pour entendre cette voix éclater en cris joyeux de plaisir et de lubricité, pour sentir ce corps délié se tordre avec des accents de délire dans les ardeurs de l’amour, comme une corde de harpe qui se coule et se plaint dans le foyer où on l’a jetée. Puis venait une parole grave et naïve de la jeune fille, et tout aussitôt il se reprochait ces désirs insensés, ces rêves ardents où s’égarait son imagination. Tout était prêt cependant : Luizzi avait fait disposer pour Henri et sa sœur l’appartement qui était au-dessus du sien, et dans lequel une chambre avait été réservée à Juliette. Le contrat était dressé, et Luizzi l’avait fait rédiger selon la volonté de sa sœur. En lui donnant une dot de cinq cent mille francs, il se plia à la noble susceptibilité de la jeune fille : elle ne voulut pas, vis-à-vis des personnes qui devaient assister à la signature, même vis-à-vis du notaire, que Henri parût lui devoir toute sa fortune, et il fut stipulé que le futur apportait une fortune de deux cent cinquante mille francs, et Caroline une dot égale. Henri arriva le matin même de la signature du contrat ; le mariage devait se célébrer le lendemain. Luizzi et Juliette étaient présents quand Henri entra dans le salon où se trouvait Caroline. Le baron ne put s’empêcher de remarquer l’air gauche et embarrassé avec lequel le lieutenant s’approcha de sa prétendue. Les torts d’Henri étaient une excuse suffisante pour motiver cet embarras, et Luizzi pensa que sa présence et celle de Juliette ne feraient que l’accroître. Il dit alors à celle-ci qu’il désirait la consulter sur une acquisition qu’il venait de faire et qu’il ne voulait montrer qu’à elle seule, pour en garder la surprise aux futurs époux. Juliette n’eut pas l’air d’entendre ; elle resta assise à côté de Caroline, qui, les yeux baissés, répondait en balbutiant aux paroles presque incohérentes d’Henri. Juliette les observait d’un regard si attentif que le baron en fut étonné, quoiqu’il supposât que ce ne pouvait être que la curiosité d’une fille innocente qui regarde parler d’amour. Toutefois le baron, voyant Henri et sa sœur se troubler de plus en plus, renouvela son invitation. Cette fois Juliette se leva soudainement et dit d’un accent ému :

– Oui, vous avez raison : je vais voir ce que vous avez acheté, mais c’est pour l’admirer, parce que je sais que tout ce que vous donnez est du meilleur goût et de la plus grande richesse, et qu’une femme ne peut avoir un désir que vous ne puissiez et ne sachiez le satisfaire avec le plus charmant empressement ; je dis cela devant votre futur beau-frère, pour qu’il sache combien Caroline a été gâtée en fait d’attentions et de délicatesses.

Luizzi trouva qu’il y avait dans ses paroles une intention de leçon qui lui parut extraordinaire, et il emmena Juliette, tandis que Henri la suivait d’un regard presque irrité et que Caroline, confuse et tremblante, semblait implorer son frère contre l’émotion à laquelle il la livrait sans défense. À peine furent-ils sortis que Juliette dit à Luizzi :

– Eh bien ! Monsieur, voyons ce présent secret que vous destinez à notre Caroline.

– À vrai dire, répondit le baron, le présent n’en vaut pas la peine ; c’est un service d’argenterie pour la maison de nos jeunes époux, et le véritable présent que je crois leur avoir fait, c’est le tête-à-tête où nous les avons laissés. Ils pourront enfin se parler d’amour selon leur cœur.

Luizzi avait conduit Juliette dans un petit boudoir qui faisait partie de son appartement, et il lui offrit un siége ; mais elle ne l’accepta pas et répéta d’un air distrait les derniers mots de Luizzi.

– Se parler d’amour selon leur cœur, dit-elle.

– Pensez-vous qu’il y ait une meilleure occupation pour des amants qui ne se sont pas vus depuis si longtemps ?

Juliette ne répondit pas d’abord. Elle semblait préoccupée d’une pensée inquiète, enfin elle dit :

– C’est ce soir qu’on signe le contrat, n’est-ce pas ? et c’est demain qu’ils se marient ? il faut les laisser à leurs amours.

Après ces paroles, Juliette parut revenir à elle-même ; elle s’assit sur le divan qui occupait le fond du boudoir, et, se penchant en arrière sur les coussins, elle y appuya sa tête de manière à regarder le plafond. Dans cette posture elle profilait admirablement la ligne onduleuse de son corps si souple et si élancé ; sa robe, appuyée sur sa hanche, en marquait le contour saillant et accusé, tandis que, se trouvant légèrement relevée par cette traction du corps, elle découvrait la naissance d’une jambe menue, coquette, hardie. Jamais Luizzi n’avait vu Juliette dans un pareil abandon de sa personne, et le charme provocateur qui s’évaporait de cette femme se joignant à l’attrait de cette pose voluptueuse, il se sentit pris d’un ardent désir de la posséder. Il se souvint en cet instant de l’aventure de la diligence, de la défaite de madame Buré, surtout de ce moment de délire qui lui avait livré la marquise du Val, et il espéra pouvoir remporter une victoire non moins rapide. Il s’assit à côté de Juliette, et, reprenant les dernières paroles qu’elle avait prononcées, il lui dit :

– Ils parlent de leur amour, ils sont heureux.

Juliette répondit avec un sourire presque dédaigneux, et les yeux toujours fixés au plafond :

– Qu’ils le soient.

– Et ce bonheur, dit le baron, vous ne l’enviez pas ?

Juliette se releva tout à coup et jeta sur le baron un regard plein de surprise. Il s’arrêta d’abord sur celui d’Armand, tout vibrant de désir. Un nouvel étonnement se montra sur le visage de la jeune fille, et ses yeux, un moment fixés sur ceux du baron, semblèrent vouloir pénétrer jusqu’au fond de sa pensée. Elle dit lentement et d’une voix où la surprise perçait encore :

– Vous me demandez si j’envie leur bonheur ?

– Oui, reprit le baron d’un ton passionné. N’avez-vous jamais pensé qu’il est doux de s’entendre dire : Je vous aime !

Juliette laissa échapper une longue et lente exclamation comme quelqu’un qui vient d’avoir l’explication de son étonnement, et qui découvre une pensée secrète longtemps douteuse.

– Ah ! dit-elle seulement.

Et ce ah ! semblait vouloir dire : Ah ! vous avez amour de moi. C’est donc cela ! Et ce ah ! n’avait ni colère ni honte, car un sourire imperceptible de joie et de triomphe glissa sur les lèvres de Juliette. Mais elle baissa subitement les yeux, et reprit sa tenue froide et réservée. Luizzi continua :

– Vous ne m’avez pas répondu. Ne m’auriez-vous pas compris ?

– Mieux que vous ne croyez peut-être, repartit Juliette.

– Et quelle est votre réponse ?

– Suis-je obligée de vous en faire une, et vous dois-je les confidences de mon cœur ?

– On peut les faire à un ami.

– En fait d’amour, il n’y a que les hommes qui ont des amis. Une femme ne doit parler de ce qu’elle éprouve qu’à elle-même ou à celui qui le lui fait éprouver.

– Vous en savez beaucoup sur les mystères de l’amour ?

– Plus que vous ne croyez, peut-être.

– Ah ! s’écria Luizzi, je serais ravi de vos révélations.

– Il est possible, monsieur le baron, repartit gravement Juliette, que cela vous amusât un moment ; mais vous ne voudriez pas vous donner ce plaisir, en me forçant à agiter en moi des souvenirs qui ne me permettent encore d’être heureuse par l’amitié qu’à la condition de les laisser reposer au fond de mon âme.

– Ainsi vous avez aimé ? dit le baron.

– Oui, fit Juliette avec effort.

– Vous avez été aimée ? ajouta Luizzi.

– J’ai été trahie, repartit tristement la jeune fille.

Luizzi était bien loin de la tentation toute sensuelle qui l’avait entraîné ; cependant il se trouvait engagé dans un entretien sentimental, il crut de son honneur et de sa position de le soutenir, et il repartit en donnant à son mot une expression de finesse :

– Un infidèle… peut-être ?

Juliette fronça légèrement le sourcil et lui répondit :

– Non, monsieur le baron. Celui qui n’a jamais aimé n’est pas infidèle dans le sens le plus étendu de ce mot ; et dans le sens que vous lui prêtez, peut-être, celui à qui l’on n’a rien accordé n’est pas non plus un infidèle.

– Pardon ! reprit Luizzi ; vous m’aviez dit que vous aviez été trahie.

– Oh ! trahie comme aucune femme ne l’a été en sa vie ! Imaginez-vous une pauvre fille à laquelle la seule amie en qui elle croie en ce monde lui persuade qu’elle est aimée par un jeune homme qu’elle rencontre par hasard ; supposez que ce jeune homme consente à entretenir cette erreur par tous les moyens possibles, par la poursuite la plus persévérante et la correspondance la plus passionnée, et figurez-vous que, lorsqu’il a obtenu un aveu de la pauvre fille abusée, il l’abandonne sans raison…, car la comédie est jouée, car il n’a plus besoin d’elle pour servir de voile à son intrigue avec l’amie de l’infortunée jeune fille.

– Oh ! certes, c’est affreux, dit Luizzi ; mais un tel crime a-t-il pu se commettre ?

– Oui, oui, répondit Juliette avec une expression étrange, et les détails de cette trahison vous étonneraient grandement. Mais vous devez comprendre qu’il me soit pénible d’en parler…

– Sans doute, dit Luizzi qui entrevit une issue pour échapper à ces confidences sentimentales, et je comprends maintenant votre étonnement douloureux lorsque je vous ai demandé si vous ne portiez pas envie à ces amants qui sont si heureux près de nous.

Juliette sourit, et se rejeta en arrière en reprenant cette posture séduisante à laquelle elle se laissait aller avec un abandon tel qu’il devait laisser supposer que la jeune fille ignorait ce que cette pose avait de provoquant. Elle attacha son regard perçant sur le baron, et mille expressions diverses passèrent sur son visage en quelques secondes. Puis toute cette agitation se calma, pour faire place à une contemplation longue et ardente qui troubla Armand, et lui rendit ce tumulte de ses sens qui le dominait un instant auparavant. Il s’approcha de Juliette et se trouva presser doucement son corps contre le sien ; la jeune fille resta immobile et ne baissa pas les yeux.

– Juliette ! murmura doucement Luizzi, oh ! dites-moi : pour un amour trahi renoncerez-vous à tout amour ?

– Et à quoi me servirait d’aimer ? dit Juliette d’un ton légèrement ému ou railleur.

– C’est que vous ne savez pas que l’amour a des plaisirs enivrants, et que, de toutes les femmes que j’ai rencontrées, il n’en est aucune dont la présence me l’ait fait si puissamment éprouver que vous.

Juliette ne rougit pas, mais elle parut piquée ; puis elle se remit, et, agaçant Luizzi par un sourire qu’elle semblait vouloir cacher en mordant doucement ses lèvres frémissantes, elle reprit :

– Et ces plaisirs enivrants, pourriez-vous me les apprendre ?

Cette question eût été d’une trop franche coquine si elle eût été dite avec intention, pour ne pas être d’une naïveté presque ridicule.

– Vous les apprendre, Juliette ? repartit Luizzi en s’approchant encore au point de sentir la saveur d’amour qui émanait de cettefemme ; vous les apprendre ? oh ! ce serait le délire du bonheur !

Et il s’empara de la main de Juliette qui ne la retira point.

– Pour vous peut-être ? dit l’ex-religieuse avec une bonne foi désespérante. Quant à moi, je ne crois qu’aux peines de l’amour.

– Il a ses heures de félicité, croyez-moi, dit Luizzi en glissant son bras autour de la taille de Juliette, qui se cambra, comme un arc tendu, par l’effort qu’elle fit pour résister, s’appuyant ainsi de la hanche au corps de Luizzi et rejetant en arrière son sein palpitant et son visage altéré.

– Croyez-moi, Juliette, murmura encore le baron d’une voix troublée, c’est là qu’est la vie et l’oubli de tous les désespoirs.

– Mais je ne vous comprends pas, répondit-elle d’un accent entrecoupé et frissonnant.

– Oh ! ne sentez-vous pas, dit le baron en attirant tout à fait la jeune fille dans ses bras, que c’est déjà une ivresse inouïe que de sentir battre un cœur contre le sien ?

Et le baron, emporté par le désir qui le brûlait, appuya ses lèvres sur la bouche entr’ouverte et haletante de Juliette ; il sentit tout son corps vibrer, il vit ses yeux à demi fermés se voiler et se perdre sous leurs paupières, il saisit ce corps si souple, si abandonné ; et, résolu à profiter d’un de ces égarements des sens qui perdent les femmes douées d’une nature impérieuse, il écartait déjà par la force les derniers obstacles que lui imposait l’immobilité de Juliette, lorsque tout à coup, se redressant comme le serpent foulé aux pieds, elle se releva, repoussa Armand, en s’écriant d’une voix altérée et pendant que tout son corps tremblait et que ses dents claquaient avec violence :

– Non, non, non, non !

Elle parlait comme si elle s’adressait à elle-même plutôt qu’au baron. Armand, confus, chercha quelques paroles ; mais elle ne lui laissa pas le temps de s’excuser ou de poursuivre, et lui dit du même ton agité :

– Rentrons chez votre sœur.

Elle quitta le boudoir et entra brusquement dans le salon où étaient Henri et Caroline. Le lieutenant était assis tellement près de sa future, qu’il recula vivement quand il entendit ouvrir la porte. Caroline baissa les yeux, elle était rouge, honteuse, troublée ; et Luizzi trouva au moins extraordinaire le regard équivoque que Juliette lui lança, et qui, de la part d’une autre, eût pu vouloir dire :

– C’était ici comme ailleurs.

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