XVICONSÉQUENCES D’UNE PLAISANTERIE.

Presque au même instant quelques personnes arrivèrent, et Luizzi ne fut pas médiocrement étonné d’entendre annoncer entre autres M. le marquis de Bridely. Au moment où le baron allait le saluer avec une froideur qui devait avertir l’ex-Elléviou du peu de plaisir que sa visite causait à son hôte, le valet de chambre d’Armand lui remit une lettre fort pressée dont on attendait la réponse. Luizzi la prit, et à l’instant même le marquis lui tendit un billet, en lui disant d’un air charmé de son à-propos :

… C’est encore une lettre,

Qu’entre vos mains, Monsieur, on m’a dit de remettre.

Luizzi, pressé qu’il était de se débarrasser de la présence de ce monsieur, la reçut froidement et l’ouvrit la première. Après l’avoir lue, il dit tout haut :

– Ah ! M. Barnet est ici ?

Si Luizzi n’eût pas été dans un coin du salon avec M. Gustave, il eût remarqué l’effet singulier que produisit cette nouvelle sur ceux qui l’entendirent. Juliette et Henri échangèrent un regard rapide et tremblant, mais le marquis s’était hâté de répondre :

– Nous sommes arrivés il y a une heure, et je me suis hâté d’accourir. Mais le billet de M. Barnet n’est pas le seul que vous ayez reçu… Je vous laisse à votre correspondance.

Aussitôt le beau Gustave s’avança avec une aisance qui avait plus que de la fatuité d’opéra-comique vers les personnes restées à l’autre coin du salon. Cette fois il fallut que l’attention du baron fût bien occupée par la lecture de la lettre que Pierre lui avait remise pour qu’il n’entendît pas l’exclamation de Gustave à l’aspect de Juliette et de Henri. Caroline la remarqua ; mais Henri s’étant approché rapidement de Gustave, l’entraîna à l’autre coin du salon et lui dit quelques mots. Gustave n’avait pas eu le temps de répondre, que Luizzi, se tournant de son côté, lui dit d’un ton plus qu’impertinent :

– Cette lettre vous concerne, Monsieur.

– Moi ? fit Gustave d’un air très-peu respectueux.

– Vous, répliqua Luizzi avec un accent de colère méprisante, et j’ai besoin d’avoir avec vous une explication à ce sujet. Veuillez me suivre.

– Me voici, me voici ! dit Gustave, que les grands airs du baron n’avaient point du tout déconcerté.

Ils passèrent dans le boudoir où venait d’avoir lieu la scène entre Juliette et Luizzi, et Gustave dit au baron en le toisant assez impertinemment :

– Qu’y a-t-il, monsieur le baron ?

– Il y a, Monsieur, dit Luizzi, que vous êtes…

Il s’arrêta, puis reprit :

– Je répugne à me servir de certaines expressions ; mais vous les trouverez écrites dans ce billet dont je partage tous les sentiments.

Gustave le prit, et lut ce qui suit :

« Monsieur,

« J’ai présenté sans le savoir un intrigant et un homme sans honneur chez madame de Marignon. Cet homme sans honneur et cet intrigant, c’est vous ; elle m’a pardonné l’erreur où je suis tombé. Vous lui avez présenté, EN LE SACHANT, un autre intrigant de votre sorte. Cet homme est un prétendu marquis de Bridely : ceci, je ne le pardonne pas. Si, comme le bruit en a couru, vous êtes fou, je vous enverrai mon médecin. Si vous avez votre raison, je vous enverrai dans une heure mes témoins.

« COSMES DE MAREULLES. »

Le marquis garda un moment le silence, pendant que le baron fixait sur lui un regard irrité. Enfin le jeune Elléviou rendit le billet à Luizzi, et lui dit en ricanant :

– Vous partagez tous les sentiments de ce billet ?

– Oui, Monsieur ! repartit le baron, emporté par sa colère.

– En ce qui vous concerne comme en ce qui me regarde ? fit Gustave en se dandinant.

– Monsieur, s’écria le baron à qui son emportement avait fait oublier combien la lettre de M. de Mareuilles était outrageante pour lui-même ; Monsieur, tant d’insolence mérite une correction.

– Ce sont deux duels que vous voulez au lieu d’un, monsieur le baron ? reprit Gustave avec sang-froid ; comme il vous plaira. Je suis du reste d’assez bonne composition, et je passerai le premier ou le second, selon votre bon plaisir.

– Je ne me bats pas avec des gens de votre sorte, dit le baron avec mépris, je les chasse.

Gustave pâlit de colère, mais il se contint, et repartit :

– Un moment, s’il vous plaît ! Vous vous battrez, monsieur le baron ; car, puisque nous sommes seuls, nous pouvons nous parler à cœur ouvert. Vous saviez très-bien qui j’étais lorsque vous m’avez donné une lettre de recommandation pour madame de Marignon. J’ai été à votre compte l’instrument d’une petite vengeance, instrument qu’aujourd’hui vous voudriez bien jeter de votre salon dans la rue, mais il n’en sera pas ainsi, mon cher Monsieur. J’ai un titre plus noble que le vôtre. J’ai une fortune presque aussi considérable, car j’ai gagné mon procès comme légitime héritier de feu le marquis de Bridely ; je suis aujourd’hui par jugement irrévocable marquis de Bridely, et je ne souffrirai pas, je vous prie de le croire, des airs que je n’aurais pas soufferts quand j’étais le comédien Gustave, fils adultérin d’Aimé-Zéphirin Ganguernet et de Marie-Anne Gargablou, fille Libert.

En disant ces paroles d’une voix basse, mais ferme, Gustave s’était approché de Luizzi avec un regard menaçant.

– Tout cela ne me fera pas oublier, lui répondit froidement le baron, que vous devez votre titre et votre fortune à une basse friponnerie…

– Basse friponnerie que vous avez trouvée charmante quand elle vous servait…

– Mais enfin, Monsieur, que voulez-vous ?

– Je vais vous le dire. Notre affaire est la même en cette circonstance, nous ne pouvons pas la séparer. M. de Mareuilles ne doit pas pouvoir répéter impunément de telles accusations contre vous et contre moi. Ou je me battrai avec lui, et je vous jure que je saurai bien l’y forcer, et alors vous serez mon témoin dans cette affaire ; ou vous vous battrez contre lui, et je vous accompagnerai.

– Je refuse.

– Prenez-y garde ! dit Gustave avec le sang-froid d’un homme pour qui un duel est une chose d’assez peu d’importance pour pouvoir en calculer exactement les résultats ; prenez-y garde ! Me refuser pour témoin, et je le ferai savoir à M. de Mareuilles, c’est dire que vous avez commis la mauvaise action qu’il vous reproche ; m’accepter, c’est paraître persuadé de la loyauté de ce que vous avez fait, c’est avoir affirmé en ami ce qui est maintenant une vérité légale et incontestable, c’est m’avoir cru ce que je suis, le marquis de Bridely.

Luizzi réfléchit, puis il reprit tout à coup :

– Vous auriez peut-être raison, si vous n’oubliiez point qu’il a été question d’une affaire d’escroquerie qui ne déshonore pas moins M. le marquis légal de Bridely que M. le comédien Gustave.

– Allons donc ! fit Gustave ; j’ai été renvoyé de la plainte d’escroquerie sans jugement ; ne faites pas tant le difficile, vous qui avez été absous comme fou pour assassinat !

– Quoi ! vous savez ? s’écria Luizzi avec épouvante.

– M. Niquet était le notaire de la famille qui a plaidé contre moi.

– Et M. Barnet ?…

– Mon cher Monsieur, un hasard bien extraordinaire m’a appris cette circonstance. C’est une singulière histoire, je vous jure !

– Vous pensez que je ne dois pas en être très-curieux.

– Je le pense. Vous aviez un secret à moi ; j’ai voulu en avoir un à vous, et je l’ai gardé.

Luizzi réfléchit encore et dit :

– J’accepte votre proposition, mais à une condition, c’est que je me battrai le premier contre M. de Mareuilles.

– C’est votre droit.

– Maintenant il me faut un autre témoin.

– Que ne prenez-vous M. Henri Donezau ? C’est lui, il me semble, que j’ai vu dans votre salon.

– Vous le connaissez, dit Luizzi ? Ah ! je comprends, reprit-il ; vous l’avez vu sans doute à Toulouse quand vous étiez avec Ganguernet ?

– Précisément, fit Gustave.

– Je ne le puis, reprit le baron, il épouse demain ma sœur.

– Votre sœur ! s’écria le marquis avec un étonnement que le baron traduisit ainsi :

– Ma sœur, oui, mon cher Monsieur, ma sœur, la fille de mon père comme vous êtes le fils de Ganguernet.

– Et vous la donnez à Henri ? reprit Gustave avec surprise. Au fait, ajouta-t-il d’un air suffisant, dans sa position, n’ayant pas de nom, pas de famille…

– Il n’y a pas des pères marquis à revendre ! dit Luizzi, choqué du ton d’impertinence de Gustave.

Celui-ci se laissa aller à rire, et dit avec une fatuité superbe :

– N’est-ce pas que je joue bien mon rôle ?

– Vous pourriez vous en dispenser avec moi, repartit le baron. Mais nous avons autre chose à faire. Je vais aller chez un ami. Ilfaut que ma sœur et Henri ignorent ce qui va se passer. Veuillez entrer un moment au salon ; puisque vous connaissez Henri, vous devez avoir à lui expliquer votre position.

– Oh ! j’ai pour cela un admirable conte d’enfant perdu.

– C’est bien. Dites-leur que la lettre de M. Barnet m’a forcé de sortir sur-le-champ. Vous recevrez les témoins de M. de Mareuilles ; prenez le rendez-vous pour demain, à sept heures. Le mariage se fait à dix heures à la mairie et à onze heures à l’église : le tout à huis clos, autant que possible. Si je suis le plus heureux, nous serons de retour avant dix heures ; sinon, vous remettrez une lettre à ma sœur qui excusera mon absence, et on fera la cérémonie sans moi.

– Voilà qui est entendu, dit le marquis.

Luizzi répondit un mot à Cosmes et sortit. Aussitôt Gustave rentra dans le salon. Henri s’empara de lui sous prétexte de visiter le nouvel appartement que lui avait fait préparer le baron ; Caroline et Juliette restèrent seules.

Tout se passa comme Luizzi l’avait arrangé : les témoins de M. de Mareuilles vinrent prendre l’heure, et tout fut convenu pour le lendemain au matin.

Lorsque le baron rentra, son notaire était déjà arrivé, et l’heure de la lecture du contrat était passée depuis longtemps. Juliette, Gustave et les intéressés étaient seuls présents, Luizzi ayant voulu éviter à sa sœur le déplaisir d’entendre dire d’elle ces mots douloureux : « père et mère inconnus, » par d’autres que par ceux qui savaient déjà cette circonstance. Henri, à qui Luizzi avait remis la somme qui était reconnue lui appartenir par le contrat, donna également un portefeuille contenant la dot de sa sœur, attendu que, selon la coutume, le contrat emportait quittance. Henri s’étonna d’une pareille précaution et en témoigna son embarras à Luizzi.

– Les affaires doivent être faites régulièrement, dit le baron en souriant gracieusement ; j’ai des raisons dont je vous ferai part demain, je l’espère du moins, et qui m’obligent à agir avec cette rigueur.

Juliette, Gustave et Henri se regardèrent furtivement, et le reste de la soirée, déjà fort avancée, se passa sans que le baron, trop préoccupé du duel qui l’attendait le lendemain, prît garde à la tristesse inquiète, mais silencieuse, qui s’était emparée de Caroline.

Le lendemain venu, ses témoins étaient chez lui à six heures et demie du matin. Luizzi remit à Gustave la lettre qui devait prévenir Henri de son absence en cas de malheur, et tous les trois partirent pour le bois de Vincennes. Entre gens qui sont très-décidés à se battre, les préliminaires d’un duel ne sont pas longs. Cependant celui-ci amena des explications qui le retardèrent pendant quelque temps.

– Je croyais, dit M. de Mareuilles avec sa fatuité ordinaire, que monsieur le baron de Luizzi, qui vient sans doute ici pour réhabiliter son honneur, se serait fait accompagner par des témoins honorables… Je ne parle du reste que pour un seul, reprit-il en saluant le second témoin de Luizzi.

Gustave voulut prendre la parole ; mais Luizzi le prévint, et repartit avec une hauteur qui calma l’extrême confiance de M. de Mareuilles :

– Il faudrait d’abord que je fusse venu ici afin de réhabiliter mon honneur, Monsieur, pour que le choix de mes témoins, quel qu’il fût, mais que je tiens pour honorable, pût vous paraître extraordinaire ; mais j’y suis venu pour corriger la fatuité d’un sot et l’insolence d’un manant, c’est ce dont il faut que vous soyez bien persuadé.

– Et je continuerai la leçon, Monsieur ! reprit Gustave. Et moi, marquis de Bridely, je vous ferai l’honneur de me battre avec vous, monsieur de Mareuilles, gendre de madame Olivia de Marignon, fille de la Béru, tenant jadis maison publique de jeux et de femmes galantes !

Cosmes, qui savait à peu près les précédents de madame de Marignon, pâlit à cette apostrophe de Gustave et s’écria avec rage :

– Misérable !

– Allons, allons ! lui dit Gustave, ne vous emportez pas ainsi, mon petit monsieur de Mareuilles. J’arrive de la Bretagne, où l’on m’a parlé de vous.

Cosmes se troubla visiblement et dit à l’un de ses témoins, jeune homme d’une charmante figure d’enfant, pâle et douce :

– Allons, du Berg, finissons-en !

– Oh ! fit Luizzi en ricanant, c’est là M. du Berg ? Je suis charmé de voir M. du Berg ; il aurait manqué à ce duel.

– Que voulez-vous dire ? reprit le jeune homme avec une voix flûtée.

– Voyons, Messieurs, nous ne sommes pas ici pour des reconnaissances, dit Cosmes ; où sont les épées ?

– Les voici, dit le second témoin de Luizzi.

Le terrain sur lequel on était ne fut pas jugé convenable, et il fallut s’enfoncer dans le bois pour en trouver un autre. Après une grande demi-heure de marche, on trouva un endroit uni et découvert.

On remit les épées aux deux ennemis, et ils s’attaquèrent avec une franchise qui prouvait que tous deux avaient le courage complet de leur action, et en même temps ils montrèrent une adresse et une précaution qui faisait voir que chacun ne défendait pas sa personne avec moins d’intérêt qu’il n’en mettait à atteindre celle de son adversaire. Cependant Cosmes, emporté par l’irritation qu’avaient fait naître en lui les paroles de Luizzi et de Gustave, mit plus de violence dans son attaque, et bientôt Luizzi rompit devant lui. Après quelques bottes, Mareuilles s’arrêta.

– Vous êtes blessé ? dit-il à Luizzi.

– Je ne m’en aperçois pas ! reprit Armand en attaquant Mareuilles, qui le fit rompre de nouveau jusqu’à ce que le baron fût acculé jusque près d’un petit champ planté de luzerne.

Cosmes s’arrêta encore et dit d’un air de mépris :

– Je veux bien vous tuer, mais je ne peux pas vous faucher. Quittons ce jeu, je n’aime pas le trèfle, ajouta-t-il en ricanant.

– Vous faites de charmants calembours, reprit le baron du même ton de plaisanterie. Et, poussant une botte à Cosmes : Voyons donc ! ajouta-t-il, qui de nous deux restera sur le carreau.

– Charmant ! dit Mareuilles en parant légèrement et en rompant à son tour devant l’attaque impétueuse du baron. Qui s’y frotte s’y pique, ajouta-t-il presque aussitôt ; car il venait de blesser de nouveau le baron au bras.

– Allons donc jusqu’à ce que le cœur me manque, repartit Luizzi, jouant comme son adversaire avec les mots ; tous deux se jetant, à travers le grincement de leurs épées et de leur rire furieux, des calembours qu’à tout autre moment ils auraient laissés aux pauvres esprits qui en font métier.

– Très-joli ! dit Mareuilles, continuons la partie.

Mais au même instant le baron lui porta un si terrible coup d’épée que Mareuilles eut l’épaule percée.

– Voilà un maître atout ! s’écria Gustave en voyant tomber Cosmes, nous ferons la levée du corps.

Presque aussitôt Luizzi, dont le sang coulait abondamment de ses deux blessures, et que la colère avait seule soutenu, fut pris d’une défaillance et tomba auprès de son adversaire. À côté de ces deux hommes évanouis, les témoins n’eurent d’autre pensée que de les secourir. Luizzi revint le premier à lui, et, s’étant assuré que M. de Mareuilles respirait encore, il quitta le terrain et regagna sa voiture.

– Voulez-vous rentrer chez vous ? lui dit Gustave.

– Non, ma sœur s’alarmerait ; ce serait un trouble, un événement. Elle voudrait remettre la cérémonie, et je vous assure que je n’ai nulle envie de recommencer les démarches ennuyeuses auxquelles j’ai été condamné. Ces blessures ne sont rien, elles ont frappé dans les chairs du bras.

– Oui, dit Gustave, mais elles sont bien près du poignet ; en pareil cas le tétanos est à craindre. Il ne faut pas jouer avec les coups d’épée.

– Ne pouvez-vous me conduire chez vous ?

– Avec plaisir, dit Gustave, quoique je ne sois que dans un hôtel garni ; mais nous y trouverons Barnet qui loge à côté de chez moi, et je vous confierai à lui pendant que j’irai prévenir votre sœur.

– Voilà qui est à merveille, dit Luizzi.

Ils arrivèrent une heure après rue du Helder. Barnet était absent.

On envoya chercher un médecin, qui saigna le baron en lui recommandant un absolu repos. Il était près de dix heures.

– Courez chez moi, dit Luizzi à Gustave, et dites à ma sœur que ma volonté expresse est qu’elle se marie malgré mon absence et que je serai de retour vers deux heures ; alors vous préviendrez Henri et je me ferai transporter chez moi.

– Cela n’est pas prudent, dit le médecin.

– Nous verrons, repartit Luizzi. En tous les cas, faites dire dans la maison qu’on m’envoie M. Barnet dès qu’il rentrera.

Gustave fit ce que voulait Luizzi et partit.

La perte de sang que le baron avait éprouvée par ses blessures et la saignée que l’on avait pratiquée l’avaient rendu excessivement faible.

Dès que le soin de toutes ces mesures à prendre ne l’occupa plus, il tomba dans un accablement qui touchait au sommeil ; il n’en calcula pas la durée, mais il en fut tiré par le bruit de sa porte qui s’ouvrait et par celui d’une pendule qui sonnait midi. La personne qui ouvrait la porte n’était autre que M. Barnet. Le baron lui fit signe d’approcher, et le notaire s’écria :

– Eh ! que viens-je d’apprendre ? Vous avez été blessé dans un duel !

– Ce n’est rien, ce n’est rien, répondit le baron, étonné de sa faiblesse et de la vive douleur que lui causaient les deux blessures qu’il croyait si légères.

– C’est trop, repartit Barnet, pour un homme dont les affaires réclament la présence immédiate. Savez-vous que vous avez failli être ruiné par un vieux coquin appelé Rigot ?

– Oui, oui, fit Luizzi ; mais il a perdu sa cause.

– En première instance, oui ; mais il en a appelé. En votre absence, j’ai traîné le procès d’incidents en incidents ; mais vous êtes jugé décidément le mois prochain, et il faut aviser à tous nos moyens de défense.

Le baron se rappela en ce moment que le Diable lui avait dit que sa fortune lui avait été rendue, et certes, s’il eût été seul, il l’eût appelé pour lui faire une querelle. Mais Barnet reprit presque aussitôt :

– Comme ce n’est pas l’instant de vous parler d’affaires fort embrouillées, dites-moi pourquoi vous ne vous êtes pas fait transporter à votre hôtel, où je ne m’étonne plus de ne pas vous avoir rencontré.

– Si vous avez été chez moi, vous avez dû le deviner, car vous avez vu Caroline, sans doute ?

– Pas le moins du monde, repartit Barnet d’un ton aigre ; elle m’a fait répondre par une grande fille, assez impertinente, qu’elle n’était pas visible.

– Excusez-la, dit Luizzi : le jour d’un mariage, une femme a tant à faire !

– Quoi ! s’écria Barnet avec éclat, elle se marie ?

– À l’heure qu’il est, dit Luizzi en jetant les yeux sur la pendule, ce doit être une affaire faite.

– Et vous l’avez mariée à M. Henri Donezau ? s’écria encore Barnet, en accentuant chaque syllabe avec étonnement et colère.

– Oui vraiment, répondit Luizzi.

– Ah ! mon Dieu ! je suis arrivé trop tard.

– Qu’est-ce donc ? s’écria Luizzi en sel levant sur son séant. Ce M. Donezau m’aurait-il trompé ?… Il est peut-être temps encore…

Gustave ouvrit la porte et entra, suivi de Henri et de Caroline, qui se précipita avec des cris sur le lit de son frère.

– Ce n’est rien, ma bonne sœur, moins que rien… calmez-vous… dit Luizzi.

– Vous m’aviez promis d’être courageuse, dit Gustave, ne vous effrayez pas ainsi. Songez que le médecin a déclaré qu’une émotion un peu vive serait dangereuse pour le baron, et que vous pouvez le rendre plus malade qu’il ne l’est véritablement.

– Je me tais, je me tais, répondit Caroline en essuyant ses larmes ; mais il ne peut rester ici, il faut qu’il rentre à l’hôtel…

– Vous avez raison, dit Luizzi. Gustave, soyez assez bon pour faire tout préparer.

Gustave quitta la chambre, mais Henri resta ; et sa présence, silencieuse jusque-là, rappela à Luizzi le mot de Barnet. Le baron, alarmé malgré lui de cette exclamation du notaire, dit cependant, au lieutenant d’un ton qu’il s’efforça de rendre amical :

– Dois-je vous appeler mon frère, Monsieur ? La cérémonie est-elle terminée ?

– Oui, mon frère, mon frère ! répondit Henri d’un accent vivement ému et en tendant la main au baron.

Luizzi remarqua que Barnet examinait Henri et qu’il fit un petit mouvement d’approbation à la réponse du lieutenant. Bientôt tout fut en mouvement pour le départ de Luizzi ; et, tandis que chacun s’empressait, le baron fit un signe à Barnet et lui dit tout bas :

– Que signifie ce mot : Je suis arrivé trop tard ?

– Rien, rien, cela avait rapport à d’autres projets… Je vous aurais peut-être proposé un autre parti…

– Croyez-vous qu’Henri ne soit pas un homme d’honneur ?

– Je ne dis pas cela ; mais il n’est pas riche, et peut-être…

– Est-ce que vous auriez pensé à M. le marquis de Bridely ?

– Mais il a soixante bonnes mille livres de rentes, reprit Barnet d’un air joyeux, comme s’il eût saisi avec plaisir l’occasion qui lui était offerte d’expliquer ainsi ses paroles.

– Que ne m’avez-vous écrit, dit Luizzi, qui gardait toujours de la défiance dans le fond de son cœur.

– Ah ! dame ! c’est que… c’est que… fit Barnet en hésitant, c’est que le marquis n’avait pas gagné son procès, ajouta-t-il rapidement, comme si cette bonne raison lui était survenue tout d’un coup.

Tout était prêt pour la translation du baron. Il descendit d’un pas assez ferme l’escalier ; mais, une fois en voiture, le mouvement l’étourdit tellement qu’il fut plusieurs fois sur le point de perdre connaissance. Enfin il arriva chez lui, et ce ne fut pas sans un certain sentiment d’effroi qu’il se retrouva malade dans ce lit où il avait été sur le point de périr entre les mains de ses domestiques. Cependant les soins de sa sœur et de Barnet le rassuraient ; mais, malgré lui et par un sentiment tout nouveau, il ne comptait pas la présence d’Henri parmi ses motifs de sécurité. Cette idée le tourmenta tellement pendant le cours de la journée, que le soir une fièvre violente s’était déclarée, et, lorsque le médecin revint, il ne parut pas content de l’état des blessures.

– Ilfaut, dit-il, un repos absolu de corps et d’esprit, monsieur le baron ; sans cela les accidents peuvent être graves.

– Je passerai la nuit près de mon frère, dit Caroline.

Gustave fit une grimace assez comique en regardant Henri, qui reprit :

– Mon frère pense sans doute que c’est inutile ?

– Pourquoi donc ? répondit aigrement Juliette ; personne ne peut donner au baron de meilleurs soins et de plus assidus. Une religieuse s’entend à panser des blessures.

– Mais n’avez-vous pas été religieuse aussi ? reprit Gustave d’un ton moqueur.

– Croyez-vous, repartit Juliette en prenant un air de dignité blessée, qu’il serait convenable que moi je demeurasse dans la chambre d’un homme ?

– Cela serait du moins généreux, dit Gustave en montrant de l’œil Henri à Caroline.

Juliette se mordit les lèvres avec colère et ne répondit pas.

– Je resterai, dit Caroline, je resterai, je le veux ; et, comme il se fait déjà tard, vous allez vous retirer… je vous en prie.

– Allons, Henri, dit Gustave… allons, résignons-nous, mon cher…

Henri sortit d’un air dépité, tandis que Juliette le suivait d’un regard ardent et curieux. À peine furent-ils hors de la chambre que Juliette s’approcha de Caroline et lui dit :

– Je resterai dans la maison, je me jetterai tout habillée sur mon lit, et, si tu as besoin de moi, monte, je serai prête.

Puis elle se tourna vers le baron ; et, se penchant sur lui assez près pour que la chaleur de son haleine le fit tressaillir, elle lui dit à voix basse :

– Bonne nuit, monsieur le baron ! Bonne nuit, Armand !

Luizzi écoutait encore cette voix vibrante et passionnée qui venait de lui jeter son nom comme un aveu, que Juliette avait déjà disparu. Resté seul avec Caroline, il réfléchit à tout ce qu’il avait cru voir et entendre d’équivoque dans cette journée. Mais ce n’étaient que des gestes imperceptibles, des regards furtifs, des mots interrompus qu’il se fatiguait vainement à ressaisir, et qui lui échappaient sans cesse. De temps en temps, sa raison le reprenait assez pour qu’il se dît que son imagination, exaltée par la fièvre, prêtait un sens caché à mille petits accidents qui n’en avaient aucun. Mais presque aussitôt, cette tourmente de son esprit recommençait. Tous ces petits accidents passaient et repassaient devant lui comme les débris d’un naufrage que les vagues promènent çà et là dans l’ombre, sous les yeux du naufragé qui, debout sur un rocher, tente vainement d’en saisir quelqu’un. Le vertige physique que le naufragé finit par éprouver gagnait insensiblement la pensée de Luizzi. Il le sentait, il voulut s’y arracher, et, ne pouvant détourner son attention des doutes qui flottaient en lui, il résolut de les éclairer et saisit sa sonnette. Cependant il regarda Caroline assise au pied de son lit dans un large fauteuil : elle s’était insensiblement assoupie. La voix et la présence du Diable n’étaient d’ailleurs perceptibles que pour le baron. Il agita son talisman ; mais il ne rendit aucun son, et à l’instant même son bras fut saisi d’une rigidité invincible, son corps se courba en arrière comme un arc qu’aucune force humaine n’eût pu détendre, ses mâchoires se serrèrent à briser ses dents. Ilcomprit qu’il était atteint de cette terrible maladie qu’on appelle le tétanos, résultat assez fréquent des blessures qui ont déchiré des muscles. Il lui fut impossible de faire un mouvement pour ébranler sa sonnette, de pousser une plainte pour appeler, et presque aussitôt il lui sembla qu’on lui assénait un coup terrible sur la tête. Il ferma les yeux et il vit…

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